dimanche 11 novembre 2012

Kaboul samedi 10 novembre 2012



Une semaine déjà, le temps passe vite et je ne veux pas penser au week-end prochain où je serai de nouveau de garde à la clinique à subir les caprices de chirurgiens trop gâtés. Dans l'immédiat, je profite de l'instant et de la chance qui m'est donnée de pouvoir bosser ici. Le programme est plutôt moins lourd ce matin et nous pouvons encore tourner sur 4 salles. Demain commence le programme de chirurgie cardiaque qui bloque un secteur et ne laisse que 2 salles dispos pour le reste des interventions; ça se complique toujours un peu pendant les missions de chir cardiaque et il y a parfois une certaine tension entre les chirurgiens qui ne peuvent plus disposer de tout le bloc. Plusieurs enfants arrivent aujourd'hui dans la maison de Kate. Ils vont être opérés par Najib, passer 24 h ou 48 h en ICU, quelques jours en IPD - hospit pédiatrique - et retourner chez Kate pour leur convalescence avant de rentrer à la maison.

Orthopédie ce matin, dysplasies de hanches sur luxations congénitales et pieds bots, il y en a énormément en Afghanistan et on en opère plusieurs par jour en associant anesthésie générale et bloc caudal pour l'analgésie post op car ce sont des petits.
À la différence de la mission Mongolie avec Médecins du Monde ou de la mission Bangladesh, il n'y a ici aucun problème de matériel. L'équipement de l'hôpital est moderne, moniteurs, respirateurs d'anesthésie et nous avons tous les médicaments et le matériel dont nous avons besoin. L'approvisionnement se fait par l'APHP, les hôpitaux de Paris, via La Chaîne de l'Espoir et l'acheminement est assuré par containers transportés par l'Armée française. Mais avec le retrait annoncé des troupes, le problème du transport va rapidement se poser.

 Alors que le programme se déroule tranquillement, nous sommes appelés en ICU, -"in emergency, Dr Mary". Je me précipite avec Rassoul mais tout semble calme. Calme en ICU, yes, mais dans un bureau à côté, c'est règlement de comptes à OK Corral. Un infirmier vient de cogner à coups de poings le surveillant de l'unité qui est par terre, KO technique, tandis que plusieurs infirmiers tentent de maîtriser leur copain qui a pété un câble. Je m'éloigne pour ne pas me prendre, moi aussi, un mauvais coup. Alexander arrive pour expédier l'un au scanner, l'autre chez le directeur qui le vire sur le champ car la violence est  inacceptable au FMIC. Les autres infirmiers tentent de le défendre et proposent qu'on applique la coutume afghane dans ce type de conflit : l'infirmier qui a attaqué doit aller voir les parents de celui qu'il a frappé et leur donner une somme d'argent; s'ils acceptent, l'honneur est sauf et ils peuvent de nouveau se parler et travailler ensemble. Mais le directeur, qui est pakistanais, se fout de la coutume afghane et maintient sa décision : viré. Les autres menacent alors de tous démissionner, mais le directeur reste inflexible : viré. Finalement personne ne démissionne parce qu'ils ont tous besoin de travailler. Et le blessé, au fait ? Scanner normal, il récupère doucement et on le garde, par sécurité, 24 h en surveillance. 

À la cantine avec M. Din vers 14h, tout le monde ne parle que de ça. Je ne comprends pas ce qu'ils disent, mais je les entends crier dans une agitation inhabituelle au moment de la pause repas. 
Fin du programme au bloc et nouvel appel en ICU, cette fois pour un bébé de 5 mois, en défaillance  polyviscérale, impiquable, pour lequel Amina veut une voie d'abord fémorale par dénudation au bloc. Le transfert au bloc est quelque peu sportif car la situation est très précaire mais nous le ramenons vivant 45 minutes plus tard. Je ne suis pas sûre qu'il passe la nuit.
Najib est arrivé, comme prévu, ce matin. Il consulte pour préparer son programme de la semaine et je passe lui dire bonjour. Nous sommes, autant l'un que l'autre, très contents de nous retrouver. Il travaille maintenant à mi-temps dans un hôpital de Prague pour garder un pied en Europe; il a réussi à faire sortir son père d'Afghanistan dans des conditions un peu louches et obscures, me dit Alexander, et je ne pose aucune question. Son père est maintenant en Allemagne avec l'une de ses sœurs, son autre sœur est aux USA et seule sa mère est encore à Kaboul, mais Alexander pense que s'il arrive, elle aussi, à l'extraire de Kaboul, il ne reviendra plus en Afghanistan. Tout est entouré de mystère, de non dits - "je t'expliquerai", me dit Najib... Il n'a en fait rien à m'expliquer, il me dira ce qu'il veut bien me dire.
On nous annonce une urgence: un petit garçon de 11 ans a une fracture déplacée du coude. Anesthésie générale et bloc axillaire sur lequel ils sont très mauvais, mais Rassoul m'explique qu'en bombardant le creux axillaire d'anesthésique local, ça marche et... effectivement... ça marche !!! Je tente d'expliquer les différentes réponses pour chaque nerf, mais ils font un blocage psychologico-intellectuel puisque si on inonde, ça marche, alors... Bon, ok pour ce soir, va pour l'inondation mais j'aimerais quand même bien leur expliquer que ça peut marcher sans tout inonder.

Retour à la guest house où j'allume le chauffage dans ma chambre avant de prendre une douche car les températures fraîchissent sérieusement le soir. Dîner au calme, soupe qui réchauffe, riz et poisson frit, vraiment très très frit - qui veut la recette ? - et très très gras et pas très très bon, mais il y a encore du fromage et du yaourt que l'on mélange avec des grenades fraîches qui font un excellent dessert. 

Je remonte en ICU avant de me coucher, le bébé de 5 mois vient de mourir. Son père et son oncle vont l'emmener, enveloppé dans une couverture. Les autres parents regardent ou ne regardent pas et certains se parlent en chuchotant, échangeant des secrets au creux de leurs murmures et se demandant s'ils sont, eux aussi, sur la liste funeste.

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