mercredi 21 mars 2012

Bangladesh octobre 2011



Voici le journal de la dernière mission que nous avons effectuée avec HumaniTerra au Bangladesh en octobre 2011. Regardez les dates des titres des billets pour suivre la chronologie...


Cette mission, pour le compte de l’ONG HumaniTerra, s’est déroulée du 7 au 17 octobre 2011 sur un «char» du nord du Bangladesh. Elle était composée de Didier GUINARD, chirurgien (chirurgie réparatrice), Christiane GARDET, infirmière de bloc, Marine GALVES, kinésithérapeute, et Anne-Marie GOUVET, anesthésiste.


HumaniTerra intervient au Bangladesh dans la zone riveraine des districts de Gaibandha et de Kurigram au nord du pays. Les îles fluviales du Brahmapoutre (en bangladais les "chars") accueillent 1,5 millions d’habitants. Elles sont sujettes aux inondations et à l’érosion et rendent par conséquent les conditions de vie extrêmement difficiles et rudimentaires, en particulier en période de mousson. L’instabilité de ces îles de sable contraint les habitants à un déplacement régulier, à la reconstruction répétée des habitations et à une préparation du sol pour l’agriculture. La population des chars détient ainsi moins de ressources que la moyenne bangladaise, et les services de base y sont rares.
HumaniTerra intervient dans le Lifebuoy Friendship Hospital, un bateau hôpital, financé par la Fondation Emirates et appartenant à l’association bangladaise Friendship, partenaire local de Humaniterra. HumaniTerra envoie 8 missions de chirurgie (chirurgie réparatrice, chirurgie pédiatrique, ophtalmologie, orthopédie, ORL, ...) par an et s'occupe de la formation au diagnostic et suivi post opératoire, du personnel paramédical local.



Aéroport de Dubai.    Samedi 8 octobre 2011  0 h 30   (Paris + 2 h)

Embarquement pour Dacca dans une heure, je n'ai pas encore retrouvé le reste de l'équipe qui doit zoner en duty free faire un mini plein d'alcool pour la mission. Il n'y a pas d'apéro sur "La Péniche", notre bateau hôpital, uniquement celui que nous apporterons et Didier n'y survivra pas.
Vol Paris Dubai de sept heures sur Emirates, compagnie partenaire d'Humaniterra  qui offre les billets d'avion. J'ai peu et mal dormi, peu et mal mangé et je suis un peu fatiguée.
Après l'immense zone duty free de ce gigantesque aéroport, animée, bruyante, illuminée, clinquante, l'ambiance change d'emblée en franchissant la porte 223, embarquement du vol pour Dacca, capitale du Bangladesh, 150 millions d'habitants sur une superficie égale aux 3/4 de celle de la France. Attendent dans cette salle, beaucoup d'hommes, très peu de femmes, voilées pour la plupart, couleurs ternes, gris, noir, beige, l'odeur de la pauvreté commence à monter. Bienvenue au seuil de l'un des pays les plus pauvres du monde!



Bangladesh samedi 8 octobre 2011



La péniche, 19 h

Nous y voici enfin dans ce Bangladesh qui nous a tant fait fantasmer, sur cette péniche dont nous avons tant rêvé.
Dans la nuit, à l'embarquement pour Dacca, je retrouve donc Didier, égal à lui-même, le cheveu en bataille et l'humour pince sans rire, Christiane, infirmière à la retraite et Marine, jeune kiné de 25 ans. D'emblée le courant passe, notre équipe est au complet, je suis sûre que nous allons très bien nous entendre.
Vol de 4 heures 30, je mange peu et mal, je dors peu et mal et je suis un peu fatiguée, qu'importe. Arrivée à Dacca ; il fait une chaleur torride qui nous écrase telle une chape de plomb. L'air est saturé d'humidité (90% !). On fait comment pour respirer? Eh ben on improvise... Les formalités de police sont très longues, nous n'avons pas d'adresse précise à donner mais grâce aux ordres de mission d'Humaniterra, un policier plus futé que les autres nous donne notre destination, Kurigram, au nord du Bangladesh,  là-haut, tout là-haut sur la carte, les yeux écarquillés, en répétant "poor country ... very poor country". On le savait, ça se confirme. Enfin on passe la police et on met encore une heure pour récupérer les bagages dans un indescriptible bordel de baluchons multicolores et de sacs noirs tous identiques. Ça y est, on a tout. Reste à passer la douane sans se faire ouvrir les sacs, blindés de matériel et de médicaments. L'air de rien, en sifflotant, le nez en l'air, on pousse nos chariots et tout se passe bien.
   Un membre de Friendship, l'ONG locale, fondation d'Emirates, nous attend et nous conduit dans le hall des départs domestiques pour le vol en hydravion.



Sur le tarmac où il fait plus de 40 degrés à l'ombre, nous découvrons l'oiseau volant et le pilote suédois, hyper sympa. Chargement de l'oiseau et décollage, un peu bruyant. Le temps est brumeux, mais la visibilité suffisante pour découvrir un paysage plutôt vert, fin de la saison des pluies oblige, et les bras du fleuve Brahmapoutre que nous survolons, parsemée d'une multitude d'îles.



Le vol dure une heure, puis notre oiseau perd de l'altitude et la péniche apparaît, plantée là, au milieu de nulle part. Virage à droite, grand virage à gauche pour nous mettre dans l'axe de la rivière et nous amerrissons dans des gerbes d'eau. Sur la berge, des centaines d'enfants nous attendent, agitant les bras,  guenilles multicolores comme autant d' arcs en ciel, parapluies noirs où s'abritent, en retrait, les mamans serrant leurs petits dans les bras. L'arrivée de l'oiseau de métal est une fête, l'arrivée de l'équipe médicale en est une autre. Accueillis par le capitaine, grand gaillard à la barbe rousse,  nous débarquons avec armes et bagages sur un petit bateau à moteur qui nous conduit jusqu'à La Péniche, tandis que les enfants, tout sourire dehors, font des signes de la main pour attirer notre attention.



En fait, il y a le bateau hôpital où nous allons travailler et le Guest Boat, amarré à côté, aux parois tapissées de bambou, où nous allons habiter. À l'étage de notre maison, une salle de repas domine la rivière; au rez-de-chaussée, les cabines s'alignent de part et d'autre d'une coursive sombre et étroite. Christiane, qui est venue l'an dernier, nous dit que l'anesthésiste est souvent dérangé la nuit si les patients ont mal et propose que nous allions, toutes les deux, dormir à l'hôpital. En effet, le passage nocturne par la passerelle incertaine du premier bateau, la berge boueuse et glissante et la passerelle qui se balance du deuxième bateau, incitent peu à une garde éloignée. Je serai donc, toute la semaine, de garde sur place et c'est au deuxième étage du bateau hôpital que nous installons notre campement, chacune dans une cabine minuscule, au confort spartiate, une vraie mission humanitaire.


Massoud se présente comme le médecin-chef du bateau; coordinateur médical de Friendship pour lequel il travaille depuis deux ans, il accueille les missions et aide le chirurgien expatrié à opérer, c'est du moins ce qu'il nous dit. C'est un géant, gros et gras, dont l'obésité morbide fait tache dans ce pays où tout le monde crève de faim. Néanmoins ses kilos sont à l'égal de son accueil et de sa gentillesse. Outre son embonpoint marqué, il est facilement reconnaissable à son stéthoscope rouge qu'il promène toute la journée autour du cou. Dort-il aussi avec la nuit? Il nous présente notre cuisinier au ravissant prénom, très couleur locale, de Johnny. Déjeuner en terrasse, vue sur la rivière où quelques  enfants se baignent... Petit arrière-goût de Gange... Nous retrouvons le Nescafé infect des pays pauvres du monde entier, prêts à affronter la consultation et à faire le programme opératoire de la semaine.



Changement de bateau, embarquement sur La Péniche où se bouscule déjà une foule compacte, ramassis de mutilations dans un océan de misère. Nous voyons 35 patients, beaucoup d'enfants et de femmes jeunes et, notre mission étant centrée sur la chirurgie reconstructrice, nous retrouvons exactement les mêmes patients qu'en Mongolie avec de dramatiques séquelles de brûlures. Sauf que... sauf qu'ici, je n'ai pas de respirateur, que je ne peux donc pas faire de vraies anesthésies générales et  que tout va se faire sous sédation profonde et/ou anesthésie loco régionale, sur le fil du rasoir. Du stress en perspective. Nous récusons trois petits de 1 à 3 ans, porteurs de grosses fentes labio palatines et que nous ne pouvons, par sécurité, pas faire sans intubation et assistance ventilatoire. La tristesse des mamans qui repartent avec leur enfant que nous n'opérerons pas, fait peine à voir. Elles viennent de loin dans l'espoir d'un miracle qui ne se produira pas et leurs yeux sont chargés de pourquoi auquel ni Didier ni moi ne savons répondre. On nous dit que certains patients ont traversé le Bangladesh en voiture puis en bateau pour venir jusqu'à nous, tout ça pour ça? Et qui a dit que les hommes étaient égaux? Il était bourré celui-là, non?



C'est autour d'un thé, au pont supérieur de La Péniche, après trois heures de consultations, que nous nous posons pour organiser le programme opératoire, en fonction des temps, bien approximatifs, estimés par Didier pour chaque cas. Les journées sont overbookées et je ne suis pas du tout sûre que nous puissions tout faire. On ajustera au fur et à mesure, d'autant que d'autres patients vont certainement arriver en cours de semaine.
Au bloc, nous rangeons notre matériel. La pièce est petite, 15 m2 à tout casser, en poussant fort les murs. Il y a peu de place pour poser le matériel, on va s'organiser. Début prévu à 8 heures demain matin.
Le soleil se couche peu à peu. La lumière change sur le fleuve et donne à cette fin de journée une note apaisante. Sur la berge, les enfants se sont dispersés et je découvre que sur cette île où est amarré notre hôpital, habite une population de 80 000 habitants, dixit Massoud,  sur une terre de 40 km de long. Difficile de se rendre compte de ce qui se trame au delà du regard, facile d'imaginer que la misère est immense.


La chaleur reste accablante et la douche est la bienvenue, un grand moment! Sous un petit filet d'eau froide pompée dans le fleuve, debout dans un grand baquet pour ne pas inonder la minuscule pièce où sont aussi les WC, je m'asperge avec un broc en plastique rouge usagé pour tenter... et même réussir, youpi!!!... un shampoing sur mes cheveux poisseux de sueur. Je vide ensuite ma bassine dans le trou planqué derrière les dits WC et, le tour est joué! La pièce est inondée, il fait toujours 40 degrés ou plus, mais j'ai les cheveux propres et c'est bien.


Nous nous retrouvons tous les quatre autour du repas que Johnny nous a concocté avec amour dans une chaleur égale à elle-même qui inhibe déjà les effets bienfaisants de la douche et du shampoing. En quittant Didier et Marine pour rentrer sur La Péniche, nous montons, Christiane et moi, dire bonsoir aux patients qui sont hospitalisés sur la berge sous un toit de tôle ondulée. Sur des lattes de bois qui servent de matelas, les plus petits dorment déjà, dans la lumière blafarde et vacillante d'une ampoule qui pendouille et se balance, tandis que les mamans essuient de misérables gamelles en fer avec des chiffons aux aspects douteux. Le spectacle est tellement irréel que j'ai du mal à réaliser que je suis bien là, au bout du bout du monde, au milieu de ces gens que j'aime et que nous sommes venus aider.

Tout à l'heure, sur ce matelas un peu dur, la tête posée sur l'oreiller en béton de ma cabine aseptisée par trois tonnes de bombe qu'un cleaner souriant est venu déverser pour me débarrasser de l'invasion de fourmis et de quelques araignées qui font la même croisière que moi, je vais dormir, bercée par le ronronnement du groupe électrogène, en rêvant aux enfants que j'endormirai demain.    

Bangladesh dimanche 9 octobre 2011



À 8 h, comme convenu, nous sommes tous les quatre au bloc. Marine découvre et s'émerveille de sa nouvelle expérience. Nous, nous découvrons le bloc, minuscule, 15 mètres carrés à tout casser en poussant fort les murs.
Celina est l'infirmière qui gère les huit lits de salle de réveil, servant aussi de lits d'hospitalisation pour les premières 24 heures post op. Petite, menue, une longue tresse brune roulée dans le dos, ses traits fins et son sourire enjôleur, la rendent ravissante et nous allons très vite devenir amies. Une fois gérée la phase aigüe, les patients seront débarqués sur la grève, sur les planches de bois, sous les toits de tôle. Pour la nuit ils seront surveillés par une autre infirmière et je descendrai en cas de problème. Angélina, tout aussi jolie et souriante, est OT nurse avec Shahin qui va s'habiller pour aider Didier, prérogative du mâle; je crois comprendre qu'il y a entre eux une certaine lutte de pouvoir... Tous parlent plutôt bien Anglais et cela nous permet de communiquer; c'est donc en anglais que je vais faire les prescriptions pour le post op.
Après le cagnard extérieur, la clim du bloc fait du bien; il fait même limite froid pour les petits. Je découvre ce que je savais: je dois travailler avec rien ou presque, uniquement de la kétamine et une petite bouteille d'oxygène à utiliser avec parcimonie compte tenu des difficultés d'approvisionnement. Pour seule surveillance, j'ai une mini saturation digitale, point barre. Massoud qui devait aider Didier à opérer toute la semaine, est aux abonnés absents et nous ne le verrons pas au bloc de la journée. Je dois dire que, compte tenu de son gabarit et de la taille du bloc, il vaut mieux qu'il n'y rentre pas.

Atia est une petite fille de 6 ans, grièvement brûlée sur le thorax. Elle arrive au bloc en pleurant et serre dans ses bras la grosse peluche que je viens de lui donner.
Yassin a 8 ans, petit bonhomme courageux, il ravale ses larmes en nous montrant sa main droite. Les séquelles de brûlures sont tellement importantes que deux de ses doigts sont retournés à 180 degrés sur le dos de sa main.
Les interventions sont longues, compliquées pour Didier, douloureuses pour les enfants. Pour moi c'est navigation, à vue, sans radar, sans boussole, tout au feeling. Assez de kétamine pour que l'enfant n'ait pas mal, pas trop pour qu'il continue à respirer; ça roule plutôt bien et Didier peut travailler comme il le souhaite.
À 15 h nous demandons le break. Déjeuner rapide mais sympa, fait de poisson pêché dans le bourbier de la rivière sur laquelle nous flottons. Forme étrange, goût étrange, plutôt bon; avec un peu moins d'huile, ça ne serait pas plus mal mais ce sont les habitudes locales.
Retour au bloc pour prendre en charge Ousmeira, 12 ans, qui a des cicatrices étendues de brûlures sur le thorax, le bras et la main gauches dont le pouce, bloqué par une bride, fait avec l'index un angle de 120 degrés. Didier incise les brides, fait des plasties, réaligne le pouce, greffe de la peau pendant que je m'efforce de tenir le cap.
Un thé vite avalé, entre les 2 derniers patients, nous permet de découvrir notre Massoud, vautré dans un canapé, dans la salle de repos, au 1er étage du bateau, les yeux rivés sur la télé qui diffuse un feuilleton américain débile, la main plongeant dans un bol de mini-frites apéro es spéciale bangladeshi, trempées dans du pili pili à vous faire cracher le feu. Son ventre déborde tellement qu'on ne voit pas ses cuisses et quand il se lève, nous le découvrons drapé dans un tissu bariolé, du plus bel effet, qui lui va à ravir. Bon, s'il ne vient pas au bloc, c'est qu'il a des occupations autres et s'il est... enveloppé... ça n'est pas forcément par hasard.
Il est déjà 18 h 30 quand Jobeda rentre en salle. Elle a 32 ans et sa jambe droite a  été tellement brûlée qu'elle est bloquée, en flexion, le talon contre la fesse. C'est sous rachi et à plat ventre que Didier travaille et que je gère, moi, sur ce même plat ventre, un énorme malaise, au moment où il remet la jambe en extension. Nous apprenons qu'au moment de son accident, elle tenait son bébé dans les bras; le bébé est mort et son mari l'a plaquée... C'est sa maman qui reste avec elle à l'hôpital.

Il est presque 21 h quand nous installons notre dernière opérée au réveil, à côté des trois autres, après avoir annulé le dernier patient du programme concocté par Massoud. Une infirmière et un infirmier se partagent la nuit tandis que le personnel de jour dort sur des couchettes dans des coursives au fond du bateau, sous le bloc et la salle de réveil, à côté de la salle des machines, dans une fournaise que brasse désespérément un ventilateur poussif...
Douche avant de dîner selon le même cérémonial qu'hier, à l'eau froide et les pieds dans le baquet. Même si c'est avec l'eau du fleuve, on se lave et ça fait du bien dans cette chaleur étouffante que le staff local qualifie d'exceptionnelle.  L'air est tellement saturé d'humidité que mes chaussettes de contention, mises dans l'avion et lavées hier soir, ne sont pas encore sèches et que ma serviette de douche reste poisseuse!!!

Il est 23 h, je viens de repasser en salle de réveil où petits et grands dorment paisiblement, les mamans presque couchées sur leurs enfants pour les protéger. Jodeba ouvre un œil et me fait signe d'approcher. "Beta atse"? (tu as mal?) - "Na (non)". Elle me tend la main, et me serre  dans ses bras puis m'embrasse; je crois qu'elle veut juste me dire merci. Je caresse sa joue maigre, je l'embrasse aussi et nous nous quittons sur un petit signe de la main. J'ai, ce soir, une nouvelle amie.

Bangladesh lundi 10 octobre 2011




Deuxième jour de bloc, ça roule déjà comme si nous étions là depuis un mois.
Nous dormons moyennement à cause de la chaleur mais je ne suis pas dérangée par les patients. Je suis réveillée à 5 heures et j'ai l'impression que la température n'a pas baissé d'un seul degré. Il règne sur le fleuve un tapis blanc de brouillard humide qui donne à l'espace une ambiance fantomatique.

Passage par les lits d'hospitalisation avant le petit déje, no souci.  Nous sommes au bloc à 7 h 45 et la matinée défile au rythme d'interventions plus courtes et plus faciles pour Didier, pas moins stressantes pour moi car les enfants sont petits. Deux fillettes de 2 ans, toutes les deux brûlées au bras, pèsent 8 kg pour l'une, 6 kg pour l'autre. Les voies veineuses sont difficiles à poser, la marge est étroite entre une bonne analgésie et l'arrêt respiratoire que fait d'ailleurs la plus petite que je ventile tranquillement à l'ambu, sous les champs, en attendant qu'elle récupère.
Il est 12 h 30, les deux pitchounettes dorment dans la fournaise de la salle de réveil, la situation est under control. Jodeba me dit qu'elle a faim, bonne maladie! Il va falloir qu'elle mange pour cicatriser. Marine vient de rentrer de l'île où elle a été, avec la pharmacienne, couper des bambous pour faire des attelles. J'aperçois Massoud dans un bureau de consultations ; il m'appelle pour me donner le dermatome qu'il a commandé samedi à Dacca et qui va permettre à Didier de faire des greffes de peau mince. Trop fort Massoud ! Sur ce coup, il a vraiment assuré! La coursive du bateau est envahie de patients qui viennent consulter les médecins locaux de Friendship; assis par terre ou sur des bancs, ils attendent patiemment leur tour, jeunes et vieux, hommes et femmes et je distribue, moi, des bonbons aux enfants. Tout est gratuit sur le bateau, consultations, médicaments et, bien sûr, la chirurgie que nous faisons, permettant à tous l'accès aux soins. Dehors, en haut de la passerelle, une foule compacte et disciplinée attend son tour pour accéder au bateau, sous une ribambelle de parapluies noirs pour se protéger du soleil plombant.
Nous montons sur le pont supérieur où le repas nous attend. Johnny, notre cuistot attitré, ne nous quitte pas d'une semelle,  guettant nos moindres besoins et ça en devient gênant. Je lui redis que les repas sont excellents mais il ne comprend pas du tout l'anglais et répond par de grands sourires. En fait, c'est comme dans un grand restaurant, les cloches en argent en moins, nous avons notre maître d'hôtel et le service est parfait.

Retour au bloc. Un adolescent de 15 ans a les deux pieds brûlés mais c'est la déformation du pied gauche qui l'empêche de marcher. Intervention sous rachi et, comme hier, grand malaise vagal en milieu d'intervention.

Morzina a 25 ans. Elle habite loin, dans le sud du Bangladesh et a deux petits garçons de 2 et 4 ans qu'elle a laissés à la maison pour venir se faire opérer. Il y a dix mois, accident domestique, ses vêtements prennent feu. Elle est grièvement brûlée aux fesses et aux deux membres inférieurs. Je n'ose imaginer les souffrances qu'elle a endurées jusqu'aux séquelles actuelles. Ses deux jambes sont rétractées en flexion sur ses cuisses, elle ne peut, bien sûr, plus marcher et c'est son mari qui la porte. Elle est ravissante, teint brun, visage fin, cheveux courts et sourire rayonnant mais ses yeux cherchent de l'aide, elle a peur, c'est évident. Avant de piquer la rachi, je caresse son cou, ses épaules, pour tenter de l'apaiser et je demande à Angelina, notre infirmière de bloc, de traduire que nous allons bien nous occuper d'elle et tout faire pour qu'elle puisse remarcher. Elle dit que je suis sa sœur et serre fort ma main. Alors que nous venons de l'installer sur le ventre pour cet énorme chantier chirurgical, je vois de grosses larmes rouler sur ses joues. Didier est un peu tendu, la température du bloc monte malgré la clim qui ne suit plus et, alors qu'il vient d'installer tous ses champs, sketch habituel du malaise vagal. Morzina se met  à vomir et, en bougeant, vire tous les champs. J'attends l'orage... Il arrive.. - "Elle fait ch.. !" et, à Christiane: "Redonne moi des champs, des tonnes de champs" et c'est à ce moment-là que je m'aperçois qu'elle a effectivement ch.. sur le champ opératoire... Retour à la case départ, on nettoie, on repart à zéro et je fais dormir notre patiente pour que Didier puisse travailler au calme. Deux heures, un lambeau et des greffes de peau plus tard, la jambe droite est étendue dans une attelle plâtrée. L'intervention a pas mal saigné; par sécurité et d'un commun accord, nous décidons de nous occuper de la jambe gauche dans 48 heures. Heureuse initiative, la rachi commence à se lever en salle de réveil et elle a déjà très mal. J'ai trouvé du Nubain dans un placard, il va m'être d'un grand secours. Didier a deux boîtes de Bi-Profénid, je prends aussi.
La dernière patiente est une brûlure de la main avec brides de trois doigts que nous opérons simplement sous anesthésie loco régionale.

L'enfant d'hier matin à qui Didier a redressé les doigts est, comme prévu,  hyperalgique et je n'arrive plus à gérer.
En fin de programme, sous Kétamine,  Didier défait le pansement et repositionne, en extension, les doigts qu'il avait bloqués en flexion, dans une attelle plâtrée. Il devrait avoir beaucoup moins mal.

Il est 20 h 15 quand nous quittons le bloc et je monte, avec Christiane, sur la plage, voir les opérés qui y ont été transférés. Sous ce grand hangar de tôle, l'atmosphère est irréelle; à la lumière tremblante et blafarde des ampoules qui se balancent, je retrouve les deux petits de ce matin qui dorment calmement. Mais nous sommes assaillis par des enfants et des adultes au milieu desquels j'ai du mal à reconnaître ceux que nous avons vus en consultation et qui sont déjà programmés et c'est, entourées d'une nuée d'insectes et d'une horde d'enfants, que nous arpentons, dans l'obscurité, cette salle d'hospitalisation pour n'oublier personne. Demain je viens avec une lampe frontale et un lexique pour tenter de comprendre.
Dehors, j'ai un sentiment de malaise; il y a vraiment trop pour les uns et pas assez pour les autres, mais nous ne sommes pas très nombreux à le savoir.





 Ce soir, la douche à l'eau froide dans le baquet me paraît un luxe. Et si je devais, comme eux, me laver dans le fleuve ?
 Comme chaque soir, Johnny a fait de la soupe, à base de manioc, bien gluante et qui tient au corps, mais je n'ai pas très faim. Comme chaque soir, la chaleur écrase et dans ma cabine, parfumée à l'insecticide, il doit faire 50 degrés.
Je viens de repasser en salle de réveil distribuer des anti-inflammatoires. Dans la salle de repos, la télé est à fond pour le personnel du bateau. Je crois que je vais prendre, comme Didier, 1/2 Stilnox pour dormir.

Bangladesh mardi 11 octobre 2011




Nuit très moyenne malgré le Stilnox; je me réveille cinq ou six fois dans la nuit avec de violentes crampes aux jambes. Demain, il faut absolument que je boive plus dans la journée.
C'est toujours dans la même fournaise que nous prenons le petit déjeuner. Hier soir, Didier a demandé au cuisinier s'il y avait des chapatis, ces petits pains indiens, ronds et plats, délicieux. Surprise ce matin, voici les chapatis pour le petit déje; ils sont bien ronds, bien plats mais pas délicieux ; chacun d'entre eux baigne dans 10 litres d'huile - recette bangladeshi? - et je n'arrive pas à les manger. Christiane est elle aussi forfait, Didier et Marine s'y attaquent avec l'omelette dégoulinante de graisse qui les accompagne. Ça y est, ce matin le beurre est complètement rance mais il y a de la confiture de fraises, youpi!!!

À 7 h 45 nous sommes au bloc, Didier incise à 8h10 et n'en revient pas; à Marseille il attend trois plombes avant de démarrer son programme! Oui, mais nous on est très forts et motivés à fond. Le premier enfant de 14 mois ne pèse que 5 kg et l'anesthésie, sans filet, pas trop facile à gérer. Je l'enveloppe dans une couverture d'alu pour qu'il n'ait pas froid et je dépose, en salle de réveil, mon bébé en papillote, que sa maman veut déjà mettre au sein.
Les deux suivants sont des enfants de 8 et 10 ans, ayant juste des petites brides de doigt que Didier opère sous anesthésie locale pendant que je les fais simplement somnoler. Au réveil, distribution de cadeaux, bonbons, colliers, bracelets, savons et dentifrices. Le sourire des enfants et le visage radieux des mamans sont le plus beau des cadeaux et je savoure ces moments magiques, le bonheur d'être là, tout simplement.



Ruhul Amin a 20 ans et un sourire éclatant au milieu de son visage brûlé, teint très mat, épaisse chevelure noire encadrant des traits qui ont du être fins; il est tombé dans l'eau bouillante quand il était enfant. Les cicatrices rétractiles de son visage et de son cou limitent l'ouverture de la bouche et l'extension de la tête. Pas question de l'opérer sans intubation; par contre, sa main gauche est une boule compacte où tous les doigts sont symphisés ; c'est à elle que Didier, aidé cette fois par Christiane,  va s'attaquer pour tenter de lui redonner une fonctionnalité. Comme d'hab, Didier me charrie sur le bloc axillaire qui bien sûr ne va pas marcher; je l'expédie, au pont supérieur, boire un café pour piquer, dans le calme, aidée par Christiane, mon anesthésie loco régionale. Pim, pam, poum, je choppe les nerfs en moins de cinq secondes et je n'y crois pas moi-même car je reste novice sur ce type d'anesthésie. Vu ce que Didier fait maintenant subir aux doigts pour les déplier, je confirme, mon bloc marche, il marche même très bien. L'intervention se prolonge, Ruhul Amin commence à bouger, Didier à s'énerver parce que c'est difficile. Je l'endors, assez profondément pour qu'il ne bouge pas d'un poil, Didier a incisé il y a plus de deux heures et n'est pas au bout du chemin. Funambule de l'anesthésie, je vois, avec soulagement, arriver la fin du cauchemar...  Cinq heures plus tard!!! Il est plus de 16 h et nous n'avons pas déjeuné. Après l'installation en salle de réveil, je les rejoins autour de la table sur laquelle veille notre Johnny national. Didier est un peu en colère parce qu'il n'y aura pas de suivi sur les patients lourds qu'il opère. C'est vrai que c'est difficile mais il faut tout noter, laisser des consignes précises à Massoud pour les broches et les pansements et voir avec Humaniterra comment organiser l'enchaînement des missions de chirurgie plastique pour gérer le post op à moyen-long terme pour toute cette "grosse" chirurgie. Il faut surtout continuer à croire en ce que l'on fait et garder l'espoir chevillé au corps.
Marine, elle, est cassée, hors jeu et nous demande comment on tient le rythme...
Fin du repas, café sur le pont extérieur de La Péniche, j'ai l'impression qu'il fait un peu moins chaud. Sur la berge, les enfants et les femmes sont au spectacle et passent des heures à regarder le bateau. Les mains qui s'agitent s'accompagnent de cris pour attirer notre attention et font signe de les prendre en photo, je bombarde.

En salle de réveil, la valse des lits musicaux continue.  Plusieurs opérés sont partis à "l'hôpital de la plage" - tiens, ça pourrait faire le titre d'un livre - pour faire de la place aux autres. Jobeda et Morzina sont déplacées; installées l'une à côté de l'autre, elles échangent leurs impressions sur leurs jambes bloquées dans une attelle plâtrée. Leur visage est incroyablement rayonnant et j'ai droit à un sourire et un petit signe de la main complice chaque fois que je passe à côté de leur lit. Je leur porte des colliers et des échantillons de parfum et leurs yeux s'illuminent d'un rayon de soleil.

Retour au bloc à 17 heures, il reste deux patients au programme, un enfant sous anesthésie générale, un adulte sous bloc axillaire - fastoche!!! - et nous finissons ce soir encore à... 20 h 30...
Reste la contre-visite à faire à l'hôpital de la plage ; même malaise qu'hier, mêmes difficultés à repérer nos opérés dans la pénombre au milieu d'une horde d'enfants et d'insectes... d'insectes et d'enfants... je ne sais pas lesquels sont les plus nombreux...



Au pas de course sous la douche et nous nous retrouvons pour le dîner devant un cuisinier éberlué, complètement à la rue, qui tente en vain de comprendre nos horaires de repas. Ce soir il a fait fort en matière d'équilibre alimentaire: soupe traditionnelle au manioc, frites et pâtes qui se disputent le taux le plus élevé de gras, viande à la sauce au gras et le dessert qu'il essaye de nous fourguer depuis trois jours, très couleur locale, boules de sucre roulées dans le miel et plongées dans la friture, au secours!!! Christiane grignote, je ne mange rien mais nous avons déjeuné à 17 h; conforme à leurs habitudes, Marine qui a toujours faim et Didier font honneur au repas.
Sur le pont extérieur, ce soir, l'air est respirable, nous devrions mieux dormir.
Demain matin nous commençons le bloc à 8 h 30 seulement pour aller faire un tour sur l'île et découvrir ses habitants et leurs maisons. Au rythme imposé au bloc, nous n'aurons jamais le temps de descendre du bateau et de voir ce qui se passe au delà du bastingage. Didier est ok pour... dormir un peu plus longtemps et ne pas venir avec nous... Marine réfléchit; Christiane et moi sommes à fond sur ce projet découverte avant une nouvelle journée de bloc au taquet.

 Ce soir, grâce sans doute à une chaleur plus supportable, je me sens moins fatiguée. Marine répète en boucle - "comment faites vous pour être aussi en forme et enthousiastes de 8 h à 20 h?"  Et ça nous fait marrer.
Didier, reposé après la douche et le repas, met ses neurones en ordre de bataille pour imaginer un plan B pour suivre ses opérés: on vient huit jours, on opère non stop et on revient, les mêmes, deux ou trois semaines  plus tard  pour refaire tout les pansements sous anesthésie, enlever les broches et gérer les problèmes. Si Humaniterra accepte, je suis partante avec la même équipe. À suivre...
Demain le jour se lèvera sur d'autres patients, d'autres soucis, d'autres galères. Ce soir le contrat est rempli et nous avons mérité de nous reposer.

Bangladesh mercredi 12 octobre 2011




Comme prévu ce matin, petite déje vite avalé à 7 h et promenade sur l'île avant de bosser, juste une toute petite récréation de 45'.  Marine s'est levée et vient avec nous, Didier dort encore. Nous ne sommes pas longtemps seules, les enfants nous ont repérées sur la passerelle et affluent vers nous. Tous veulent nous emmener dans leur maison, nous prennent la main, nous tirent par le bras. J'ai apporté des petits savons, des bonbons, des nounours, du thé, des dosettes de café pour les hommes, je suis dévalisée et il n'y en a, bien sûr, pas assez pour tout le monde. Je mesure la tristesse de ceux qui n'ont rien eu... Comment faire ? ...

Je pense que l'info donnée par Massoud le premier jour concernant la population de l'île est erronée. Il n'y a pas 80 000 habitants sur cette langue de terre. Les maisons sont très espacées ; chacune a une cour intérieure et la maison en tôle est un gourbi, mais bien rangé et propre. Dehors, accroupies devant le feu, les femmes préparent le repas ; plus loin, assis par terre devant une gamelle en fer cabossée, les petits mangent le riz, à pleines mains, tartinant leur visage des grains blancs qui collent.
L'île est recouverte de rizières, l'eau est partout, propice à cette plantation et malgré la chaleur qui commence déjà à monter, le chemin sur lequel courent les petits pieds nus, est boueux.

8 h, retour au Friendship Hospital; je m'aperçois que, de sentiers boueux en chemins marécageux, les enfants nous ont fait faire un grand tour. Par les fenêtres du guest boat, j'aperçois Didier attablé pour le petit déje.
Barberousse, le capitaine du bateau qui nous a accueillis le premier jour, était parti à Dacca par l'hydravion qui nous a amenés et vient de revenir... en bus... puis en barque... 1 jour 1/2 de voyage. Il serre chaleureusement la main de chacun, veut savoir si tout va bien, si nous sommes bien installés et demande qu'on nous serve un café. Alors moi, pour le Nespresso, ce sera capsule verte, celle que je préfère.
Finie la rigolade, non mais, on n'est pas en vacances, en croisière sur le Nil!

Alamin, 4 ans, nous attend, assis sagement sur les genoux de son papa. Ce petit garçon de 4 ans a de graves brulures des fesses et du périnée après être tombé dans une bassine d'eau bouillante; les brides rétractiles bloquent ses cuisses serrées l'une contre l'autre et il ne peut plus marcher. Quand on le ramène en salle de réveil, ses cuisses sont libres, ses jambes bien écartées, il pourra bientôt courir avec ses copains.

Entre deux interventions, j'interroge Shahin, notre OT nurse, sur l'organisation du personnel. Il m'explique qu'ils font des vacations de 45 jours sur le bateau, employés par Friendship. Puis ils rentrent chez eux pour dix jours de break - trajet en barque jusqu'à l'île voisine où ils prennent le bus, un à deux jours de voyage, la galère - lui habite à 500 km  à l'ouest, Angelina à 1000 km, au sud. Ce que je crois savoir, c'est que leur diplôme d'infirmiers n'est pas suffisant pour travailler dans les hôpitaux du Bangladesh et c'est comme cela qu'ils sont un peu "tenus" par Friendship ; ce que je sais, c'est que pendant leurs 45 jours de vacation, ils restent constamment sur le bateau, travaillent sur le bateau, mangent sur le bateau, dorment sur le bateau et que les conditions de vie sont difficiles; ce que je n'ose pas demander, c'est combien ils sont payés.

Sathi, 9 ans, petite fille courageuse aux cheveux coupés courts, me donne la main, en confiance, et nous marchons jusqu'au bloc. Elle aussi a une main brûlée rendue inutile par la rétraction des doigts. Sous sédation, je fais facilement un bloc axillaire sur ce tout petit bras qu'elle m'abandonne. Didier l'opère pendant que je la fais dormir et Marine lui bricole une attelle qu'elle installe en fin d'intervention.
La patiente suivante est magnifique avec sa longue natte brune mais son sourire est cassé par cette vilaine fente labiale. Elle sort du bloc heureuse et regarde déjà dans la glace son nouveau visage, son nouveau sourire.

Pause déjeuner ; de nouveau Barberousse, en djellaba blanche immaculée, vient vérifier le menu, s'assurer que nous ne manquons de rien...  la classe, cette croisière! Un Nespresso! .... euh... un Nescafé! et c'est reparti pour le bloc.

Brûlure de jambe avec rétraction pour Jasmin, 10 ans, brûlures de la main pour Shahinu, 14 ans. Au rythme des excisions, plasties et autres lambeaux, l'après-midi avance vite.  Nous reprenons ensuite Jodeba, opérée dimanche, pour faire une greffe de peau car le dermatome n'est arrivé que lundi.
Nous finissons par Ruhul Amin, intervention de cinq heures hier pour reconstruction de sa main. Deux doigts ont une coloration douteuse et il a mal dans son attelle plâtrée. Une fois l'attelle défaite, le tableau est un peu moins alarmant, quoique... Réfection du pansement, repositionnement des doigts dans une nouvelle attelle,  nouveau pansement vendredi.

Ce soir, c'est à 19 h 30 que nous écrivons fin sur le programme de la journée.
Départ pour la visite à l'hôpital de la plage; nous y avons, chaque soir, plus de patients. A cette heure moins tardive qu'hier, beaucoup sont assis, par groupes, autour d'une gamelle de riz qu'ils partagent, piochant chacun avec leurs mains pas très propres... Ils sont contents de nous voir et plusieurs femmes me tirent par le bras pour m'emmener près de leur enfant. Elles me caressent les cheveux, ne lâchent pas ma main et je décline plusieurs invitations à dîner... Ce soir, ce lieu me paraît plus familier et nous y restons un long moment avec Christiane, assises sur les nattes de bois inconfortables, juste pour nous imprégner de l'ambiance, juste pour partager l'instant. Le retour à la civilisation, dans quelques jours, s'annonce rude; il nous faut faire provision de belles images.
Pour une fois Johnny nous voit arriver à une heure normale pour dîner. Entrée de Barberousse avec le grand livre du bateau où chaque passager doit noter son identité, ses fonctions et ses dates de séjour sur La Péniche. De nouveau il nous demande si tout va bien à bord et si nous sommes contents de notre séjour.
Comme il n'est pas trop tard, je mets au propre, pour Humaniterra, la liste des patients que nous avons opérés jusqu'à ce soir. Je finirai samedi.
Il est 23 heures quand je quitte Didier qui fume son sacro-saint cigare du soir sur le pont. Christiane et Marine sont déjà couchées, je rejoins ma cellule pour la nuit.

Bangladesh jeudi 13 octobre 2011




Meilleure nuit. C'est le soleil qui me réveille à 5 h 45, mais pourquoi ai-je  l'impression que l'énergie commence à faiblir? Allez, je me secoue, tandis que le bateau s'éveille bruyamment et qu'une vague odeur d'oignons frits me donne envie de vomir.
Au petit déje, ce sont les œufs au plat qui sentent la friture - au secours!!!! j'ai envie d'un yaourt! - Du calme, pas de fantasme sur la bouffe, je me concentre sur ce délicieux thé bangla, ce nom moins délicieux pain de mie grillé, cette savoureuse confiture de fraises et je pars vite vers l'hôpital de la plage où je sais que Yassin, le petit de 8 ans que nous avons opéré dimanche de la main, a très mal. Il est dehors, le visage crispé, le regard triste. Je le ramène au bloc pour refaire son pansement et le calmer.
En salle de réveil, les patients ont déjà attaqué les gamelles de riz avec quelques haricots et mangent de bon appétit; ce matin encore, je refuse les invitations à partager le repas....

Le programme commence par Rikta, fillette de 9 ans qui a, elle aussi, de très graves séquelles de brûlures des membres inférieurs: rétraction du genou droit à près de 90 degrés sur la cuisse et deux pieds palmés aplatis qui font juste figure de décoration. Elle ne pleure pas du tout tandis qu'Angelina l'amène au bloc et que je la shoote avant de piquer la rachi. Didier répare au mieux, après 4 h 30 de galère.

Break à 13 h 15, nous commençons tous à être un peu fatigués. Le riz de Johnny, seul aliment non gras, doit séjourner depuis longtemps sur le bateau et a un goût de poussière très prononcé, les lentilles ont du percuter un wagon de piments et nous crachons le feu et chacun se demande de quel légume sont issues ces lanières jaunes qui prennent un cours de natation dans une sauce orangée. Marine n'aime pas... et pour que Marine n'aime pas!!! Mais c'est mangeable, sans plus... Johnny, Johnny!!! Il va falloir se reprendre!!!  

Après un bon... euh... un mauvais... bref, après un café, nous sommes de nouveau d'attaque. L'étroite coursive qui mène au bloc est blindée de patients et nous devons nous contorsionner pour atteindre notre lieu de travail. La mission ophtalmo arrive dans 2 jours par l'hydravion qui nous ramène à Dacca et les consultations commencent pour faire un premier tri de ceux qui seront opérés.

Une brûlure rétractile du pied sous bloc sciatique chez un jeune garçon de 9 ans puis Didier refait deux pansements pendant que je pique un bloc axillaire. Muslim, 8 ans, brûlé au bras gauche, a le coude bloqué par une bride et la main symphisée à 90 degrés sur le poignet. Je le fais dormir pendant les petites trois heures trente que dure l'intervention.

Il reste encore Akash, 18 ans, dont la main ressemble à un gant de boxe. Bloc axillaire et sédation, tout commence bien sauf qu'il y a beaucoup de peau à greffer que Didier va prendre sur les cuisses et que je dois faire une anesthésie générale. Il est 20 h 15, nous sommes fatigués et nous n'avons plus rien pour travailler, plus de champs, plus de casaques, presque plus de compresses et le dermatome n'a pas été restérilisé. En fouillant dans des placards, nous trouvons des champs et des casaques en papier et il faudra bien se passer du dermatome...

Et c'est à... 22 h 40 que nous quittons gaiement le bloc, DÉ-CAL-QUÉS!!! Notre pauvre Johnny n'y comprend plus rien, sur cette équipe de cinglés qui déjeune à 17 h un jour, dîne à 23 h le lendemain. Même sourire impassible, même soupe au manioc... Ivre de fatigue, je titube quand nous changeons de bateau pour regagner l'hôpital où nous dormons et je chancelle sur la passerelle qui se balance. Passer par-dessus bord ce soir clôturerait joyeusement la journée!!!

Je repasse en salle de réveil pour les consignes de la nuit. Personne n'a mal, les petits dorment, les grands chuchotent, le dernier opéré émerge doucement.
La température est plus supportable ce soir et je suis vraiment hors jeu. Vite au lit, demain risque aussi d'être chargé.

Bangladesh vendredi 14 octobre 2011




Nuit de plomb de 0 h 30 à 5 h 30; impossible de me rendormir dans la lumière du jour qui se lève et la chaleur persistante. Par la fenêtre de ma cellule,  j'aperçois quelques hommes, quelques enfants, accroupis dans la terre humide, le regard vissé sur le bateau,  attendant le lever de rideau; petits signes de la main, sourires, je ne peux pas faire grand chose de plus pour eux.

À 6 h, je quitte le bateau pour un petit tour à l'hôpital de la plage et je suis assaillie. Il est vrai que j'apporte encore des cadeaux bien modestes et la distribution de savons, dentifrices, nounours fait un tabac ; ce sont quand même les sachets de bonbons qui restent en tête du hit-parade!!! Tels les arbres d'une forêt, les petites mains sales s'entremêlent et je repère les téméraires qui lèvent les deux bras, les timides qui restent un peu en retrait et les coquins qui, une fois servis, changent de place et reviennent dans la mêlée... Pour moi, un très bon moment...
Petit déje sur le guest boat où j'arrive la première. Debout, dehors, sur le pont, je regarde ce fleuve où un pêcheur, pieds nus dans l'eau glauque, vient de lancer un filet, j'écoute le teuf-teuf irrégulier du moteur de cette barque qui se dirige vers une île voisine. Surtout, j'ai peine à croire que nous partons demain et je n'ai pas, mais pas du tout, envie de rentrer pour retrouver les préoccupations du quotidien. Ici l'essentiel est autre et le quotidien de la vie confine à la survie.
Christiane me sort de mes rêveries; nous partageons ce breakfast avant de partir installer le bloc. Et voici Barberousse, tout de blanc vêtu - "everything's ok? " Didier vient de monter l'échelle verticale qui mène à notre salle de repas, à peine réveillé ; nous les laissons avec Marine qui a, elle aussi, un peu de mal à émerger et rêve depuis 3 jours d'une... grasse matinée!!! ...
Sur le programme concocté par Massoud à notre arrivée - lequel Massoud n'a, je vous rassure, pas perdu 1 gramme en une semaine!!! – il nous reste 1 seul patient, porteur d'une fente labiale, que nous opérons dès 8 h. Le reste de la journée se déroule tranquillement, au rythme des pansements d'une grande partie des  patients opérés cette semaine; nous finirons demain matin. Ce sont des gestes douloureux et nous faisons tous ces pansements sous anesthésie. Et pour l'unique fois de la semaine, nous nous offrons, à 11h, le luxe d'une pause café... INCREDIBOLE!!!! J'vous l'fais phonétique pour les non anglophones.

Une surprise m'attend à 14 h pour le repas, du fromage! Alors oui, c'est du fromage bangla, oui il a l'aspect d'une savonnette, oui il sent mauvais et oui il n'a de goût que celui de la tonne de sel qu'il contient mais moi je suis très, très contente et j'en mets partout, dans la multitude de petits plats rassemblés sur la table et qui contiennent tous les restes de la semaine!
Massoud débarque, l'œil noir, plus ventripotent que jamais. Il est fatigué, overbooké, au bord de l'explosion. S'il explose, celui-là, ça va faire de gros, de très gros dégâts! - "Too many patients!" - "Ben oui, mon gars, mais kesse tu crois? Ke ce sont les grandes vacances? La télé et les chips toute la journée, c'est vraiment pas bon pour c'ke t'as!" Il se vautre sur le canapé, je me décale un peu pour éviter l'enfouissement.

 À 18 h 30, il reste trois pansements que nous ferons demain. La nuit est tombée, contre-visite à l'hôpital de la plage. Ce soir, il y a des patients partout car la mission ophtalmo arrive demain et, comme ce sont des gestes courts, elle draine énormément de monde. Un deuxième préfabriqué a été ouvert et  une toile, tendue entre quatre piquets, sert d'abri de fortune à ceux qui dormiront par terre. Les moins chanceux dormiront eux aussi, par terre mais juste à l'abri de la lune... Plus loin, la petite échoppe de fortune fait le plein; le patron, assis sur des tréteaux, roule des feuilles de bétel et sert le thé à ces clients peu fortunés. À côté, un couple sans âge, accroupi devant le feu, regarde bouillir l'eau où tente de cuire du riz. Je m'installe à côté d'eux, ils me font de la place autour des brindilles qui crépitent.
Nous passons un long moment dans le hangar-hôpital où la lumière incertaine réchauffe les cœurs et fait briller les sourires des enfants. C'est étrange comme ici, ce soir, je me sens bien et je ne sais même pas où est le reste de l'équipe. Les enfants se disputent la place sur mes genoux, j'écoute leurs cris, je scrute leurs visages, je devine, plus que je ne vois, leurs pieds nus et leurs pagnes en lambeaux. La bataille est rude avec la multitude d'insectes qui me collent aux cheveux, rentrent dans mes yeux, mes oreilles, mon nez, dans un bourdonnement incessant que je finis par oublier.



 Ce soir, c'est la fête sur le bateau, un peu la soirée du commandant à la  fin d'une croisière sur un paquebot de luxe. Nous dînons avec tout l'équipage, équipe du bloc, de maintenance technique, de cuisine et nous dansons au rythme assourdissant d'une musique locale, ambiance... Échange de remerciements en Anglais avec le capitaine et dîner bien agréable. Je pose à notre OT nurse la question que je n'ai pas encore osé poser - combien gagne-t-il ? Lui qui, compte tenu de son "grade", est l'un des mieux payés sur le bateau,  gagne 24 000 takas par mois, soit 240 euros, en étant logé, nourri. La monnaie locale est le taka et 1 taka = 0,01 euro; 1 kg de riz coûte 30 takas, soit 30 centimes d'euro.

Dernière nuit sur La Péniche. Je repasse en salle de réveil. Distribution de calmants pour la nuit, retour dans ma cellule, j'ai du mal à m'endormir.

Bangladesh samedi 15 octobre 2011




Réveil habituel au lever du soleil, dernier petit déje. La confiture, de groseille du jour -???? Y a un dessin sur le pot qui l'indique -  est complètement moisie.

 L'entrée du bloc ce matin est un véritable dépotoir, mais qu'est-ce que c'est que ce bordel? Au milieu d'une montagne de cartons vides, de pansements sales et de compresses  puantes qui traînent par terre,  d'énormes cafards font la fête. Ben voyons, pourquoi s' gêner? Allez, on remballe les cartons, on balance 200 litres d'insecticide à la rose et quand Didier arrive, the leader, comme l'appelle le capitaine, tout est clean et j'endors le premier petit pour refaire le pansement. Tout est plié à dix heures, fin des pansements, bloc nettoyé et rangé et c'est l'heure de la photo de famille, passage obligatoire pour Friendship. Dehors, avec nos patients opérés et le staff local du bloc, nous posons pour la postérité dans une joyeuse ambiance de fête foraine.

 10 h 15, arrivée du capitaine; timing serré, il nous annonce l'arrivée proche de l'hydravion. So, - "Quickly, quickly, your luggage on the guest boat". – Ok, ok, cap'tain. Didier et Marine filent vers le dit guest boat où ils ont dormi, Christiane et moi bouclons nos sacs dans nos cabines du bateau hôpital, sac d'ailleurs très vite bouclés puisqu'une fois vidés matériel et médicaments pour la mission, nous n'avons rien.


Sur le pont du guest boat... L'hydravion est annoncé sous peu. Sur les berges noires de monde, en plein soleil, une foule compacte attend de pouvoir embarquer pour la consultation. Le "tri" des patients pour la chirurgie ophtalmo est déjà fait, car ils sont stickés sur le front avec un numéro. Nous apercevons un chanceux, le 3, puis le 89 qui va devoir s'armer de patience et mijoter encore un moment au soleil. Un peu plus loin, le 14 et le 36 échangent leurs impressions.


Et brusquement, alors que nous n'avons rien entendu ni rien vu, la foule se met à crier et à courir. L'oiseau de fer arrive du sud, sortant de la brume de chaleur et c'est un moment de fête. À bord de sa barque à moteur, le capitaine part récupérer les arrivants de la mission ophtalmo. Ils sont trois: le chirurgien, une infirmière et une anesthésiste. Top chrono, nous avons trois minutes pour faire les transmissions à l'anesthésiste et l'infirmière qui vont s'occuper de refaire les pansements de tous nos p'tits loups. Mais comme nous sommes très forts et très organisés, nous avons tout mis en détail par écrit. À priori, les deux savent lire, nous sommes sauvés. L'anesthésiste qui doit peser trois fois mon poids, est essoufflée et nous annonce qu'il fait chaud - ça, merci, on le savait déjà - . C'est sa première mission humanitaire et je sens comme un vent de panique quand je lui annonce qu'il y a plein d'enfants, que même y en a des tout petits et que même y faut les endormir pour les pansements because ça fait très très mal. - "Ah bon? Y a des enfants? Mais je fais comment?" Ben ma vieille, tu gères, ça j’lui dis pas mais je le pense très fort et d'ailleurs, le temps qui nous est imparti étant écoulé, nous sautons sur la barquasse où piaffe le capitaine car le pilote nous attend pour redécoller. Et c'est à ce moment-là que Didier s'aperçoit que le capitaine a débarqué son sac dans la coursive où s'entassent les bagages des arrivants!
Bon - 1, on ne rit pas, - 2, on vérifie chacun nos sacs - ça y est, le compte est bon - et - 3, on se cramponne, car le moteur,  plein gaz, nous propulse sur le fleuve, en direction de l'hydravion où nous retrouvons, avec un bonheur réciproque, le même pilote qu'à l'aller. Il fait lui aussi partie d'une ONG, MAF (Mission Aviation Fellowship) et c'est sans doute pour cela que le courant passe si bien entre nous.  Sur la terre, non ferme car très boueuse, comme à notre arrivée, la foule est immense. Tous nos patients sont là, au premier rang, et j'ai envie de pleurer. Magie et tristesse du départ tandis que toutes les mains multicolores s'agitent dans le fracas des moteurs pour nous dire au revoir. Mais cette fois, les mains ont pour nous un visage. L'oiseau s'élève sans grâce, les mains se fondent en une seule, un seul visage, un seul sourire, nous sommes déjà haut, nous sommes déjà loin. J'ai un sentiment de trop peu, de trop court, d'inachevé ;  je sais qu'une partie de mon cœur est restée là-bas, sur cette péniche où nous avons déjà décidé de revenir. Comment reprendre le quotidien dans deux jours? Comment raconter? Comment partager? Seuls ceux qui m'aiment pourront comprendre l'amour donné, l'amour reçu, la fatigue accumulée, l'énergie dépensée pour le seule bonheur du sourire d'un enfant, du regard d'une maman.

Malgré le bruit du vol, Marine et Didier dorment. Le nez collé à la vitre, Christiane et moi engrangeons des images. Survol de Dacca, 10 millions d'habitants, plus pourri, tu meurs. Un représentant de Friendship nous attend pour nous conduire à l'hôtel. La ville est polluée, bruyante, surpeuplée. Même périple qu'à Delhi, mêmes embouteillages monstrueux, mêmes cris, mêmes klaxons, mêmes mendiants, mêmes rickshaws et même pas d'intérêt.
Demain il faudra voler vers Dubai où nous dormons, puis nous séparer. Lundi je serai à Paris, les autres atterriront à Nice. Qu'importe, notre cœur à tous les quatre ne fera qu'un et continuera à battre sur cette péniche posée là-haut, tout en haut du Bangladesh, au milieu de nulle part, loin de tout mais proche de ces gens vers qui bientôt, c'est sûr, nous reviendrons.