dimanche 19 février 2017

Kaboul, Afghanistan, février 2017

Lundi 6 février 2017

Et me revoilà à Kaboul pour une mission d'anesthésie à la maternité du FMIC.
 Voyage mouvementé et long en raison des conditions météo à Kaboul où il a beaucoup neigé et où une centaine de morts sont à déplorer sous des avalanches, au nord de la ville. Bloquée plus de 24 h à Dubai, vol annulé puis 2 fois retardé, survol de Kaboul en robe de mariée, d'une blancheur magique et... valise perdue, normal, dans ce chaos de vacances à la neige. Je remplis LA liasse de feuilles de déclaration pour perte de bagages, dans un capharnaüm étonnant où le préposé ne sait plus où donner de la tête et photocopie mon passeport avec le boarding pass du voisin. On déchire, on recommence et on fait des prières pour que mon sac réapparaisse avant la fin de la mission. Inch Allah! 
Sous la douche, je retrouve le mitigeur de l'eau que je ne sais pas régler et qui passe, sans crier gare, de brûlant à glacé. Le radiateur électrique marche mal et je grelotte. Le radiateur soufflant ne semble pas fonctionner et ki c'est ki va se transformer en glaçon d'ici ce soir???? 
Je retrouve Najeeb, mon ami afghan de longue date, chirurgien cardiaque pédiatrique; il me serre dans ses bras, séquence émotion. C'est un médecin extraordinaire sur le plan humain, un excellent chirurgien et nos liens affectifs sont très forts; grand bonheur de nous retrouver ce soir. Mais il n'arrive pas à réparer le radiateur soufflant - meilleur en chirurgie qu'en plomberie - alors on ajoute un radiateur électrique parce qu'il fait vraiment trop froid dans ma chambre. 

Allez, je suis à Kaboul, tout va bien, il fera jour demain.




Mardi 7 février

Nuit ok avec les radiateurs électriques. Petit déjeuner somptueux; Zabi, notre cuisinier, a fait un jus d'oranges pressées pour chacun et je le remercie, c'est un régal. Pour le reste, je retrouve la saveur du pain afghan, impossible à oublier, et la confiture afghane garantie pur fruits et que je vous garantis sans fruits mais pur sucre.
Chacun part vers sa journée de travail et je demande à Eva de m'emmener à la maternité car je me suis perdue hier soir. La nouvelle structure - maternité - rattachée à l'ancienne - hôpital d'enfants - est immense et compliquée, en fait immensément compliquée, et je pense que je vais m'y perdre pendant quelques jours encore. Agnès, mon amie sage-femme coordinatrice du projet, arrive vendredi, il me reste 2 jours pour être opérationnelle, sinon.... gare à moi... Je rigole , Agnès!!!
La maternité est sur 2 niveaux : au 1er étage, en continuité du bloc général et de la réa néo nat, les salles de travail et 2 salles de bloc, au 2ème étage, l'hospitalisation, post partum et chirurgie gynéco. Les locaux sont fonctionnels, spacieux, bien pensés, mais l'activité démarre doucement car accoucher au FMIC coûte cher et c'est ce refrain qui sera repris par les uns et les autres, à plusieurs reprises aujourd'hui, même si les prix ont déjà été revus à la baisse.

Je fais la visite avec les gynécos, 3 jeunes femmes souriantes, accueillantes, et la surveillante, aussi adorable que les médecins. En fait, il n'y a qu'une patiente hospitalisée, 24 ans, à J2 d'une césarienne pour pré éclampsie. Elle est ravissante et son sourire illumine son visage aux traits fins. L'une des gynécos me dit qu'elle est Pachto et que les femmes pachto sont toujours très belles. Elle va bien, son bébé, hospitalisé en néonat, récupère tranquillement. Fin de la visite. Il n'y a pas de femmes en travail, pas de césarienne ni de chirurgie programmées. Je pars au bloc pédiatrique dire bonjour aux copains de longue date et je mets un peu la pagaille car ils sortent tous de salle pour me dire bonjour. 
Amena est une anesthésiste qui travaille au FMIC depuis l'ouverture et qui est responsable de l'anesthésie au bloc obstétrical. Mais elle dit clairement qu'elle n'aime pas ça, que ça ne l'intéresse pas et qu'elle préfère, de loin, l'anesthésie pédiatrique. Restera, restera pas? L'avenir le dira.  

Ce matin, en l'absence de travail au bloc obstétrical, elle est au bloc pédiatrique et dès la fin de son intervention, je la traîne littéralement à la maternité pour visiter les blocs, les salles de travail et tenter de prendre mes marques dans ce nouveau service. Je la sens peu motivée, mais je l'oblige à me montrer le matériel, les drogues, les protocoles; elle fait un effort, merci Amena, mais très vite, 3 p'tits tours et puis s'en va, je me retrouve seule sans l'avoir vue partir. Qu'importe, je veux prendre le temps de voir comment sont rangées les drogues, j'allume le respirateur, le moniteur, je vérifie l'aspiration, bref je fais la checklist d'ouverture de salle, ce qu'Amena refuse de faire car - dit-elle -  cette tâche ne relève pas de son job mais de celui des IADE (infirmières anesthésistes), sa manière à elle d'envisager la vie. 
La matinée passe vite, finalement. Petite pause déjeuner à la guesthouse et retour au bloc obstétrical. Je relis les protocoles dont il faut que je m'imprègne et c'est dingue parce que je les connais par cœur, c'est mon travail au quotidien à la clinique mais, dans ces nouveaux locaux, avec une équipe que je ne connais pas encore et avec qui je ne peux communiquer qu'en anglais, j'ai l'impression de ne rien savoir et d'avoir besoin de tout réviser. Je veux croire que, dans l'action, les automatismes reviendront sans réfléchir, sinon je suis bonne pour la maison de retraite.


La sage-femme me dit qu'une femme est en travail et va accoucher bientôt. Et dans une salle de travail parfaitement équipée, j'assiste à un accouchement sans péridurale et sans un cri. La maman grimace, fronce les sourcils et serre les dents, mais c'est à peine si elle émet un petit gémissement à l'expulsion. Elle donne naissance à une belle petite fille de 3,5 kg. Surveillée 2 heures en salle d'accouchement, elle va être hospitalisée 48 heures avant de rejoindre son domicile. 
Je n'en crois ni mes yeux ni mes oreilles habituées aux hurlements de la plupart des parturientes à la clinique avant la pause de la péridurale et que j'entends dire, une fois soulagées -"Je me demande comment on peut accoucher sans péridurale"... Eh bien, on fait...

Dans cette maternité, la péridurale est proposée aux femmes qui souhaitent accoucher sans douleur et dont la famille accepte de payer. Un accouchement "simple", sans péridurale, coûte 10 000 afghanis soit un peu plus de 130 dollars, une péridurale coûte 11 000 afghanis soit un peu plus de 140 dollars, une césarienne 30 000 afghanis. Je vous laisse faire les comptes : péridurale + accouchement = 21 000 afghanis, césarienne en cours de travail, chez une patiente qui a déjà sa péridurale = 41 000 afghanis. Tout ceci, bien entendu, sans aucun remboursement. Et de quoi se plaint-on en France? Ce monde est tellement loin que je n'arrive même pas à faire le grand écart. La surveillante du bloc pédiatrique que je connais aussi depuis très longtemps, me dit que, dans le public, chaque femme paye seulement 1000 afghanis pour son accouchement mais, même si les conditions de sécurité et la qualité de la prise en charge sont loin d'être identiques, la concurrence est rude. Notre maternité a ouvert mi-octobre 2016; il faut du temps pour que le bouche à oreille fonctionne et les gynécos pensent que beaucoup de familles accepteront de payer pour un accouchement sans douleur. 

Dans ma chambre ce soir, le chauffage a été réparé et il fait bon. Nous prévoyons un plateau télé pour regarder un DVD; elle est pas belle, la vie à Kaboul? 



Mercredi 8 février 

Soirée ciné sympa hier avec notre plateau repas; nous regardons "Le cochon de Gaza", drôle, poétique et riche d'enseignement sur la fraternité entre les peuples, c'est de circonstance. Seules 4 coupures de courant viennent perturber la projection mais laissons le temps au générateur de l'hôpital de prendre le relais et revoilà l'équipe absorbée par l'histoire. 
Comme je suis de garde pour la maternité jour et nuit, je vais, avant de me coucher, vérifier par quelle entrée rejoindre le bloc obstétrical sans me perdre, pour éviter, dans la nuit, d'errer dans les couloirs alors qu'on m'attend pour une césarienne. Vue l'activité non débordante, je ne devrais pas bosser toutes les nuits, néanmoins je préfère anticiper. Blotti dans l'écrin de la nuit , l'hôpital est comme une ville qui s'endort à même le sol; il faut enjamber les corps recroquevillés sous les couvertures, éviter de marcher sur le bras d'un enfant qui dépasse de la couette et savourer cette convivialité des familles dont le point commun est la maladie de leur enfant et qui s'épaulent et se soutiennent dans le malheur, partageant le thé ou une assiette de riz. 

Le jus d'orange de Zabi est au rendez-vous ce matin, le pain sent bon, le soleil brille dans un ciel sans nuages et sans vent et les branches, floquées de neige, se tiennent immobiles. Moral au zénith, je pars travailler. Visite à 8h30 à la maternité, après avoir récupéré un casier de vestiaire qui ferme à clé. Une patiente a accouché hier à 21h, sans péridurale et sans problèmes; elle va très bien ce matin et signe une décharge pour rentrer à la maison où l'attendent ses... 5 autres enfants... La surveillante me dit qu'en fait, les patientes restent plutôt 24 que 48h car elles ont souvent d'autres enfants à la maison. 
Et de nouveau, au bloc obstétrical, pas de femme en travail, pas de césarienne programmée, pas de chirurgie. Alors je repars au bloc de césarienne pour bien m'imprégner des lieux et habituer mon regard à l'emplacement de chaque chose, je fais la checklist d'ouverture de salle et je vais au bloc pédiatrique où Najeeb s'apprête à opérer une coarctation de l'aorte chez un bébé de 8 mois. Nasim, l'anesthésiste de chir cardiaque, qui prend aussi des gardes à la mater, me propose de l'aider et je ne dis pas non. Oui Agnès, je sais, c'est pas la mater mais c'est aussi un boulot passionnant ici; tu vas me gronder??? Faut que je te dise quand même que je fais des progrès puisque je ne me suis pas perdue ce matin !!! Donc intervention géniale; le calme tranquille de Najeeb et sa complicité avec Nasim font  régner dans la salle une sérénité rare; pas un cri malgré le stress ressenti, pas de saignement, pas d'incident, transfert du bébé en réa pour 24h. Beau  travail d'équipe! 

Arrivée de Mohammed Din, infirmier au bloc depuis l'ouverture, il travaille maintenant en chirurgie cardiaque et a été le premier perfusionniste diplômé en Afghanistan. Je suis fière d'être son amie et il dit tout le temps que je suis sa "best friend in the French team". Il est vrai que je l'ai toujours un peu aidé financièrement car je connais la rudesse de la vie ici et que, sa maman étant diabétique, je lui apporte à chaque fois un stock de médicaments pour 18 mois - 2 ans car les anti diabétiques que l'on trouve ici ne sont pas du tout efficaces. J'oublie la bonne nouvelle, l'arrivée de mon sac enfin retrouvé et qui contient les médicaments que je dois lui donner! Il me propose de déjeuner avec moi et je découvre la cafète toute neuve, au sous sol de la maternité. Seule la cafète est neuve, plus vaste, plus fonctionnelle car, pour le reste, rien de nouveau:  même soupe aux yeux gluants qui flottent et que je ne peux pas avaler, même riz un peu sec mais lentilles délicieuses. Je donne mon orange à M. Din et il la met dans sa poche pour ses enfants car je sais que lui ne mange pas toujours le soir. Il vit avec sa femme qui était instit mais qui ne travaille plus, ses 2 enfants de 7 et 9 ans et ses parents âgés qui vont aussi parfois habiter chez son frère. Le prix des repas à l'hôpital est ponctionné sur son salaire, 50 dollars / mois et, par souci d'économie et quelle que soit la météo, il vient à pied, soit 1h de marche matin et soir. Après ce somptueux déjeuner, nous allons à la guesthouse où il n'a pas - où il n'a plus - le droit d'entrer, mesures de sécurité obligent... Il repart avec un grand sac contenant les médicaments pour sa maman et tout ce qui lui fait plaisir, des échantillons de parfum, des doses des sachets de thé, des doses de lait, de café, de sucre et je glisse dans sa main, à l'abri du regard du garde qui nous surveille, un billet dont il saura faire bon usage. Il me serre dans ses bras, baratine le garde en farsi et je le quitte heureux.  

Mohamed Din


Retour à la maternité; Amena m'attend avec un plan foireux. Elle qui m'a annoncé hier qu'elle partait en congé jusqu'en mars, me demande si je veux bien, sur les conseils du chirurgien orthopédiste, faire, par voie épidurale, une injection d'anesthésique et de corticoïdes à une femme qui souffre le martyre d'un mal de dos chronique. C'est, paraît-il, une pratique courante ici lorsqu'un anesthésiste sait faire une péridurale et c'est, semble-t-il efficace. Difficile de dire non, acte prévu demain à 9h, avec Amena qui retarde ses congés de 24h. 
J'en profite pour lui parler de la formation pratique concernant la  péridurale pour les anesthésistes; elle n'a pas le temps aujourd'hui et part en congé demain, Rassoul, le chef de service d'anesthésie, est absent et les autres sont trop occupés, bref le refrain habituel. Et puis j'aborde le problème des transfusions en urgence en cas d'hémorragie de la délivrance. Où est la réserve, combien de poches, quelle  procédure? Eh bien c'est très simple, elle n'en sait rien et cela ne semble pas, mais alors pas du tout, la tracasser. Je lui redis l'urgence extrême d'une telle situation où la maman, détail de l'histoire, peut juste mourir mais ça ne l'émeut pas plus que ça. OK, Amena, on reste zen et tu me donnes le nom du biologiste que je peux contacter pour démêler cet écheveau. Elle me donne trois noms et me voilà partie au laboratoire où je montre ma liste. Petit flottement... le 1er médecin  est off, le 2ème sans doute en réunion et le 3ème peut-être dans son bureau. Je frappe, personne ne répond, j'ouvre quand même la porte où l'homme assis à son bureau semble étonné et un peu fâché. Avec mon plus beau sourire, je me présente, je m'excuse de cette intrusion et je lui explique mon problème. Il m'emmène dans la salle où sont stockées les poches de sang et demande à une jeune femme de tout répertorier et de m'envoyer, aujourd'hui même, le nombre de poches en stock ce jour, en fonction des groupes et des Rhésus. Elle me dit que c'est la famille de la patiente qui donne habituellement du sang et que le labo prélève et prépare les poches. J'insiste sur l'urgence vitale où le temps est compté et où il faut impérativement sortir les poches du stock. Elle semble comprendre, prend mon adresse mail et me dit qu'elle s'en occupe. J'ai le temps d'apercevoir qu'il n'y a que 2 poches O Rh négatif pour nous dépanner si nous n'avons pas encore le groupe de la patiente. C'est un problème compliqué et j'ai cru comprendre que La Chaîne devait signer un accord avec la banque du sang de Kaboul mais je ne sais pas où en sont les tractations. A revoir avec Agnès. 
Nouvel accouchement à la mater, mais personne n'a besoin de moi. Comme hier, sans agitation et sans cri, la maman donne naissance à son 7ème enfant. Quand tout va bien, l'accouchement est d'une simplicité biblique, mais notre maternité assure une sécurité maximale si, alors que tout va bien, tout se met à aller mal; c'est ce qui fait notre force et c'est sur cet argument qu'il va falloir que le FMIC communique. 

La journée s'achève dans le calme. Au bloc pédiatrique, les interventions sont terminées, au bloc obstétrical, les sage-femmes tentent de s'occuper, en rangeant un peu, en riant beaucoup. En réa, le petit cardiaque opéré ce matin, dort paisiblement. Penché sur lui, son papa caresse sa main au rythme d'une chanson muette que seul lui doit connaître.


La nuit tombe, transformant peu à peu l'obscurité en un ciel étoilé. A la maison, Zabi m'appelle pour me montrer qu'il a cuisiné des épinards! Adorable Zabi qui ne sait pas quoi faire pour nous faire plaisir et, même si sa recette n'est pas très diététique - 2 litres d'huile pour 1kg d'épinards! - je suis sûre qu'avec le riz, nous allons nous régaler. Elle est pas belle, la vie à Kaboul? 



Jeudi 9 février

Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel? Quand je me lève ce matin, nobody in the kitchen and no orange juice, tout fout l'camp, on nous a trop mal habitué... Et quand la cuisinière qui aide Zabi arrive... en retard... elle est désolée et veut absolument me presser des oranges. Je lui dit que ça n'est pas grave du tout et que je dois partir à la mater car le staff commence vers 8h15 - 8h30 et je ne veux pas être en retard. Je la sens toute malheureuse, mais c'est moi qui suis mal à l'aise de me faire servir.
En sortant de la guesthouse, étrange spectacle que cet Afghan qui arrose le bitume avec son tuyau alors que la température est un peu au dessous de zéro et que je vais... bingo! ça y est, j'ai glissé mais je me suis bien récupérée, donc pas d'arrêt de travail!

Staff maternité où la discussion tourne sur les traitements anti hypertenseurs d'une jeune de 19 ans à J5 d'une césarienne pour pré éclampsie et qui est toujours hypertendue. A mon avis c'est normal, son traitement et les posologies changent au gré de la garde et de l'avis de chacune des gynécos. Je suggère de définir un traitement, une posologie et de s'y tenir au moins 48h pour voir l'évolution et, éventuellement, de demander l'avis d'un cardiologue. L'idée leur paraît bonne mais... feront? feront pas? Je m'étonne aussi du peu d'activité obstétricale et l'une d'elles m'explique que beaucoup de leurs patientes viennent de la campagne et qu'en raison de la neige tombée en abondance, les routes sont impraticables; je veux croire qu'elle a raison. 

Au bloc obstétrical, une patiente de 38 ans attend depuis 48 h d'expulser sa 3ème fausse-couche. Amena, l'anesthésiste, est passée hier soir faire la consultation pour faire un curetage sous anesthésie générale et clore cette affaire qui traîne en longueur, mais il n'y a pas de consensus gynéco et on attend, attente armée puisque le mari a déjà donné du sang mis en réserve, en cas d'hémorragie massive! J'en perds un peu mon latin, je n'arrive pas à comprendre la stratégie prévue. Donc... attendons...
La patiente à qui je dois faire l'injection de corticoïdes et d'analgésiques par voie épidurale vient d'arriver en fauteuil roulant,  mais la situation administrative se complique. Les papiers d'admission ne sont pas corrects et, alors que son mari travaille comme manutentionnaire au FMIC, on lui demande de payer une somme qu'il n'a pas. On s'adresse au Welfare (équivalent de notre CMU) qui refuse la prise en charge et j'entends Amena passer de nombreux coups de téléphone, sans succès. Je propose de faire cette injection sans le faire payer, mais c'est «illégal", me dit Amena. La matinée passe, je bosse au bloc de pédiatrie car le bloc obstétrical est vide et je repars à l'attaque: la femme et son fauteuil roulant nous attendent déjà depuis plusieurs heures! Finalement, Amena adhère à mon idée de cette pratique  "illégale" et c'est dans un petit bureau des urgences où, dans des conditions d'asepsie les moins mauvaises possibles, je pratique cette injection en quelques minutes après avoir fait signer une décharge à son mari, trop heureux que nous acceptions. Repos allongé une heure, elle repart soulagée et reconnaissante. 
Mohammed Din me cherche; il m'a porté des pistaches et des raisins secs pour me remercier des médicaments pour sa maman. J'en rapporte à chaque fois et c'est un régal.



Petit break à la guesthouse, passage au bloc obstétrical, désert, sniff sniff... et retour au bloc pédiatrique où je fais un cours qu'ils ont déjà eu sur la prise en charge d'une parturiente pour césarienne en urgence. Ils sont demandeurs d'info car leur expérience est quasi nulle, mais je suis sûre que pour apprendre vite il faut pratiquer avec des gens expérimentés et quand l'activité va augmenter, l'expérience viendra. Il y a de jeunes résidentes en stage et je les sens avides d'apprendre. En Afghanistan aussi, la population d'étudiants en médecine se féminise et c'est bien pour la gynéco obstétrique. 
Je reçois le message du labo avec la liste des poches du sang, situation non catastrophique, on a un peu d'avance mais certaines poches périment assez vite, donc à surveiller. Mais on n'a surtout que 2 poches O Rhésus - et là, alerte rouge. 



Demain vendredi, jour férié. Nous sommes invités à 10h, pour le petit déjeuner, chez les Pakistanais, nos partenaires au FMIC. Najeeb m'annonce le menu : une soupe de pieds de mouton! En tant que végétarienne, je sens que je vais me régaler!
Alors, vraiment, elle est pas belle, la vie à Kaboul?


Vendredi 10 février

22 h 30 hier soir, appel de Rassoul, l'anesthésiste de garde, incompétent en obstétrique car non formé, pour une césarienne in emergency sur un placenta qui saigne. Nous arrivons ensemble et je prépare le bloc pendant qu'il commande le sang; ça tombe bien, la patiente est O Rh + et je sais qu'il y a plusieurs poches de ce groupe à la banque du sang. Inquiète de ne pas voir arriver la patiente au bloc, je retourne en salle de pré travail et la gynéco de garde me dit que l'on va attendre. J'essaye de comprendre comment une urgence d'il y a 10' peut se transformer en "we can wait". En fait, c'est une grossesse seulement de 7 mois, elle ne saigne plus et le rythme du bébé est bon, alors effectivement, il vaut mieux attendre que de faire encore naître un prématuré. Incapable de m'endormir, je retourne dans la nuit constater que la situation est stable pour la maman et le bébé.



Aujourd'hui vendredi, notre dimanche en pays musulman, je me réveille à 6h45; pour une grasse mat, ça c'est une grasse mat!!! Notre salle de repas est glaciale et je prends mon p'tit déje avec 2 polaires et une écharpe. Zabi ne travaille pas. A la mater, la patiente va bien, pas de saignement, pas de contractions, monitoring du bébé parfait; elle devrait rentrer chez elle dans la journée, les journées d'hospitalisation coûtent très cher ici. Et notre fausse couche d'il y a 4 jours est toujours là; on attend, oui oui, je sais, on attend. Ce que je ne sais pas, c'est ce que l'on attend, mais il y a bien quelqu'un qui doit savoir.
10 h: départ chez les Pakistanais, à 5' à pied d'ici. Un chauffeur est prévu, mais nous préférons marcher, il fait un temps splendide. C'est un festin qui a été préparé et je me demande vraiment comment font les autres pour ingurgiter, à 10h du matin, cette délicieuse soupe aux pieds de mouton, bien grasse, avec des pois chiches et des chapatis qui dégoulinent d'huile. L'odeur me donne la nausée. Je dis que je suis végétarienne, ils insistent pour les pois chiches, je dis que je n'ai pas faim et Najeeb vient gentiment à ma rescousse en expliquant que j'ai bossé cette nuit et que je suis fatiguée; merci Najeeb, pour ce demi mensonge. Un verre de thé à la main,  je les regarde manger ce super brunch pakistanais. 

Hmmmm!!


Agnès est arrivée, mon amie de cœur, ma sage femme préférée du bout du monde. Elle n'a eu aucun problème d'avion et a récupéré son sac. Nous sommes heureuses de nous retrouver et nous montons faire un petit tour à la maternité où tout est désespérément calme. Et la fausse couche? Elle a signé une décharge pour rentrer à la maison.

Agnès...


Sur le toit de l'hôpital où nous venons de monter, nous sommes un peu seules au monde. La vue sur les montagnes enneigées et les collines de Kaboul embrasées par le soleil, est époustouflante. Là-bas, j'entends la prière, comme un éternel lever du jour, comme la promesse d'un possible, donner la vie aux bébés de Kaboul.



Samedi 11 février

La maternité est toujours calme et c'est désespérant; j'aimerais quand même au moins poser une péridurale avant de partir! Staff à la mater avec les gynécos et Agnès, visite des salles de consultation que je ne connais pas. Au bloc césar, il n'y a plus de morphine depuis 2 jours et je ne connais pas la procédure pour faire changer les ampoules vides. Shaïma, une infirmière anesthésiste, vient à ma rescousse et nous en récupérons. Il ne reste aussi que 2 ampoules de bupivacaïne pour les rachi anesthésies des césariennes et 2 aiguilles de rachi. J'essaye de comprendre pourquoi le nombre ne correspond pas à celui noté sur la checklist et on m'explique que chaque infirmier anesthésiste doit recommander ce qu'il utilise au fur et à mesure mais, comme les infirmiers de nuit s'en foutent, ça devient rapidement le bordel et je vois arriver le jour où, pour une césarienne déjà en salle, le tiroir d'aiguilles de rachi sera vide!!!
Sur le respirateur, le monitorage des gaz anesthésiques ne fonctionne pas depuis déjà plusieurs semaines. J'en ai parlé dès le 1er jour, le technicien bio médical est passé... ou pas passé... mais ça ne fonctionne toujours pas. Je le rappelle, il me dit qu'il ne comprend pas la panne, mais qu'il va aller voir en salle de chirurgie cardiaque où le moniteur est identique, restons zen. 
Dans une salle d'enseignement sont stockés de nombreux mannequins, adultes et enfants, pour l'apprentissage de toutes les techniques. J'en trouve un pour la rachi anesthésie et la péridurale et, cet après-midi, j'embarque 2 nouvelles anesthésistes pour les faire travailler. Ceci étant, vu l'engin, je ne suis pas sûre que nous allons avoir les bonnes sensations, mais il faut essayer. Drôle d'engin effectivement, mais pas mal pour les sensation de la péridurale. Les filles font et refont, emmêlent le cathéter, n'arrivent pas fixer le filtre mais, au bout d'une heure, elles maîtrisent et nous recommencerons dans les jours qui viennent. Pour la rachi par contre, je réussis uniquement à tordre l'aiguille et j'abandonne. 





Les urgences ressemblent à la cour des miracles où les corps imbriqués patientent depuis des heures, immobiles, résignés, fantômatiques. Les femmes en burkha, hirondelles bleues de Kaboul, sont assises, tête baissée, serrant dans leurs bras leur enfant; à force de silence, elles ont le regard vide, vide d'amour, vide d’espoir, alors que là-bas, tout au bout du couloir, une petite fille qui a échappé à la surveillance de son père, mène la danse et la cadence dans un éclat de rire qui fait du bien. Dehors, il fait vraiment très froid; chacun hésite à sortir vers ses rêves d'horizon inconnu tandis que les minutes s'égrènent, interminables et glacées, voletant doucement sous un lampadaire à la lumière exsangue et se désagrégeant dans le ciel étoilé. Moi aussi j'ai froid, je rentre.




Dimanche 12 février

Une jeune femme de 22 ans rentre hier soir vers 19h, 1ère grossesse, début de travail. Agnès me propose d'y passer vers 22h et la sage femme nous dit que le travail avance bien et que la dilatation est à 5cm. Juste quelques grimaces et... même pas mal ! Je suis sidérée par son calme et je m'interroge sur ce visage de 22 ans à qui j'en donne 35, traits déjà tirés, rides déjà marquées. Agnès demande qu'on l'appelle pour l'accouchement et nous rentrons à la guesthouse; elle me préviendra seulement en cas de complications.

 A 7h15 ce matin, au petit déje avec Agnès, pas de nouvelles. Nous partons. Dans le jour déjà levé où les étoiles se décolorent, l'hôpital qui s'éveille ressemble à une fourmilière; tête baissée dans un manteau trop fin par ce froid qui mord, ceux qui arrivent pour travailler transitent par le portillon blindé où les gardes contrôlent les badges FMIC et font ouvrir les sacs. Ici, c'est l'état d'urgence permanent. Tandis qu'à l'autre grille où les patients arrivent déjà, les gardes contrôlent les hommes, laissant passer les hirondelles bleues qui avancent, absentes, regardant le sol. Et qui sait ce qu'un jour l'une d'elles cachera sous sa burkha?



Pas de patiente en salle de travail, la jeune femme d'hier soir n'a pas accouché; nous la retrouvons hospitalisée à l'étage et nous apprenons au staff que ce début de travail à 2, puis 5 cm de dilatation, est de nouveau à 2. Alors, 1 pas en avant, 3 pas en arrière, je me demande vraiment quand elle va accoucher. Je préviens Agnès que je pars bosser au bloc pédiatrique et que je suis joignable au téléphone. 



Une quinzaine d'interventions sont prévues aujourd'hui, le programme est, bien sûr, déjà commencé mais je raccroche vite le wagon. Ce petit garçon de 2 ans a un énorme calcul dans la vessie, pathologie fréquente en Afghanistan où l'eau est très calcaire. Cette fillette de 6 mois a une hernie et comme bien souvent, après l'intubation, nous aspirons du lait dans son estomac. Ceci est monnaie courante; les parents ne comprennent pas que l'enfant doit rester  à jeun avant l'anesthésie, alors, hop! une petite tétée avant le bloc! ça ne peut pas faire de mal, au contraire!  
Dans le couloir, je retrouve le cleaner que je connais depuis le début et que j'ai toujours appelé Babou parce que son nom est imprononçable. Il entonne la litanie habituelle des formules de politesse qui me font beaucoup rire, mais qui montrent que chacun fait attention à l'autre. Après le "Salam" rituel, on enchaîne sur "Roubasti... Roubas... Roubastum..." - j' vous l' fais phonétique -  c'est un peu comme une conjugaison d'un verbe en latin où chacun répond à l'autre pour lui dire bonjour et savoir comment il va et la famille et les enfants... et moi, j'adore Babou. 



Najeeb va opérer un jeune de 15 ans d'une valve aortique. Les malformations cardiaques sont légions en Afghanistan en raison des mariages consanguins; on épouse le cousin, la cousine germaine que le père de famille a choisi parce que la dot sera bonne et certains mariages sont arrangés alors que les petites filles ont moins de 10 ans, juste un cauchemar... Nasim, l'anesthésiste, m'invite à faire équipe avec lui, j'accepte tout de suite. Dans cette salle de chirurgie cardiaque, il y a un rituel lorsque Najeeb arrive; il salue tout le monde, en particulier mon ami Mohammed Din, le perfusionniste qui va assurer la CEC - circulation extra corporelle - pendant l'intervention et il embrasse Nasim, son anesthésiste. J'aime bien ce respect, cette complicité du chef qui fait confiance à l'équipe pour conduire le patient vers la victoire. Une caméra est insérée dans le scialytique et chacun peut suivre, sur l'écran, les gestes précis de Najeeb. M. Din est fier de me montrer avec quelle dextérité il lance sa CEC et je me souviens de ses débuts hésitants, aidé par un technicien français. Le cœur, refroidi par de la glace déposée dans le thorax, vient de s'arrêter, le temps de réparer la valve lésée. Les minutes s'égrènent, silencieuses et concentrées, puis la magie opère, alors que chacun retient son souffle et que le cœur se remet à battre, un grand moment d'émotion où la charge semble moins lourde et la vie beaucoup plus belle. Bravo Najeeb!





Il est plus de 14h et, personne n'ayant été à la cantine, c'est la cantine qui vient à nous. Dans la salle de pause, chacun pioche dans ces immenses gamelles en fer blanc, remplies de riz et de haricots rouges devant lesquelles je m’extasie, mais que je trouve un peu bof. L'ambiance conviviale relève le niveau gastronomique dont finalement tout le monde se fout. Nous sommes tous ensemble et nous sommes heureux. M. Din fait déménager ses copains pour s'asseoir à côté de moi et les blagues fusent en dari pour que je ne comprenne pas, mais le ton affectueux et les sourires de chacun me permettent d'imaginer qu'il n'y a rien de méchant dans leurs propos. 





Retour à la maternité où une mauvaise surprise nous attend. La patiente arrivée hier soir est partie accoucher à Malalai où elle n'aura rien à payer. Agnès est au fond du seau et je suis moi aussi très déçue. Malalai fait 100 à 120 accouchements par jour, un rythme difficile à imaginer pour nous. La séquence est rapide, accouchement, délivrance et retour maison. Même certaines césariennes faites le matin, repartent le soir, il faut faire de la place. Nous nous disons que 20 de moins à Malalai ne serait rien et que 20 de plus chez nous serait jackpot, mais dans l'immédiat, c'est un peu triste de voir ces sage-femmes désœuvrées et ces superbes salles de naissance désespérément vides. Heureusement pour moi, j'ai mes entrées au bloc pédiatrique où je peux travailler.  
M. Din me dit qu'il fait très froid chez lui malgré le poêle à bois. J'imagine qu'il fait froid dans toutes les maisons de Kaboul et cela explique pourquoi, toute la journée, les sage-femmes utilisent les douches des vestiaires pour se faire un shampoing; il n'y a certainement pas d'eau chaude à la maison… Alors, même si objectivement on se pèle dans le séjour de la guesthouse, on enfile des polaires, on met une écharpe et on évite les commentaires. 

Une 11ème pare vient d'arriver au bloc obstétrical. Elle a accouché 7 fois par voie basse et a eu 3 césariennes, mais elle n'a aucun enfant vivant. Ils sont tous morts in utero ou à quelques heures de vie. Cette fois, elle est à 5 mois de grossesse dans cette étrange histoire où personne ne comprend rien, mais elle décide de repartir chez elle pour «réfléchir", me dit la sage-femme. 

Fin de journée, passage obligé par les urgences où la foule est toujours compacte, corps immobiles dans une pénurie de tendresse et de bonheur où chacun espère le meilleur tout en laissant filer ses illusions sur le chemin du malheur. Je mesure ma chance, celle de mes enfants. Si j'étais Afghane, arriverais-je à croire aux étoiles pour y décrypter l'espérance ?





Lundi 13 février

Un accouchement hier soir à 23h; Agnès est un peu fâchée car elle avait demandé qu'on l'appelle pour toutes les femmes en travail. La jeune sage-femme se justifie comme elle peut, dilatation très rapide et accouchement express mais au staff, la version de la gynéco de garde est un peu différente. Patiente arrivée à 2 cm de dilatation, 1er bébé, montée plusieurs heures dans le service, redescendue à 8 cm et accouchement sans problèmes d'un tout petit garçon de 2 kg qui n'arrive pas à téter. La maman veut déjà sortir mais nous lui expliquons que le "forfait" accouchement la prend en charge 48h sans frais supplémentaires et qu'elle ne peut pas sortir si son bébé ne prend pas de poids. Elle semble déçue, mais elle comprend. 
Admission d'une patiente pour un abcès du sein en cours d'allaitement; elle va ressortir après injection d'antibiotiques et en l'absence de parturientes, je pars au bloc pédiatrique. Tous me demandent des nouvelles de la maternité, le nombre d'accouchements, de césariennes. J'ai du mal à leur dire que j'ai beaucoup de travail et chacun y va de son couplet sur le coût trop élevé de la prise en charge. Nasim, l'anesthésiste, me dit que sa femme est gynéco dans une clinique privée où l'accouchement est facturé 800 afghanis et une césarienne 1000 afghanis mais que les gens payent en fonction de leurs revenus... Ceci étant, nous sommes les seuls en Afghanistan à proposer une péridurale mais cela ne semble, dans l'immédiat, pas suffisant.

Matinée chirurgie cardiaque avec Najeeb sur un petit de 1 an pour fermeture d'une communication interventriculaire et, à 14h, j'accompagne Agnès au meeting sage-femmes / gynécos avec la cadre de santé de l'hôpital qui est pakistanaise, ne délègue rien et décide de tout, ce qui complique un peu les relations avec l'équipe de La Chaîne. Amena, l’anesthésiste, devrait, elle aussi, être là mais elle a un meeting ailleurs ou une de ces excuses bidochons dont elle a le secret. Elle part demain en pèlerinage à La Mecque et je lui dis que c'est une autre Amena qui va revenir, qu'on ne va pas la reconnaître et ça la fait marrer. 


Au meeting sage-femmes plusieurs problèmes sont abordés et la gynéco de garde la nuit de la césarienne urgente qui n'a finalement pas eu lieu, reproche à l'équipe d'anesthésie d'avoir préparé le bloc sans son accord. Je lui explique gentiment qu'un placenta qui saigne est une urgence potentielle et que le boulot des anesthésistes est justement d'anticiper et de tout préparer au bloc. La cadre de santé me donne raison et conclut à un manque de communication. Concernant la banque du sang, Agnès insiste pour que le mari et la famille proche soient toujours sollicitées pour être donneurs en leur expliquant que les poches prélevées, si elle ne servent pas à la maman, pourront peut-être sauver la vie d'une autre maman et ceci nous permet d'alimenter notre banque du sang.

Les gynécos abordent aussi le problème de l'échographe. Elles en ont un au bloc obstétrical qu'elles utilisent régulièrement et un aux consultations dont elles n'ont pas le droit de se servir et que les radiologues leur ont piqué. La compétence des radiologues est telle qu'il y a quelques semaines, ils ont annoncé à une maman qu'elle attendait des triplés; panique à bord pour la maman, le papa, les grands-mères et tout le reste de la famille. Césarienne programmée pour donner naissance à des jumeaux, tandis que la famille furieuse réclame son 3ème bébé et demande qui l'a volé. Explications fumeuses avec le radiologue et grosses difficultés pour convaincre la famille qu'il n'y a vraiment que 2 bébés. Avis aux échographistes, quand 3 = 2, c'est un peu complexe à gérer.

Comme au bloc pédiatrique les interventions sont terminées, j'en profite pour réunir les anesthésistes présents dans le bureau de Rassoul et nous parlons de l'anesthésie pour une extraction instrumentale du bébé, suivant que la maman ait ou non une péridurale. Prochaine formation péridurale sur mannequin prévue mercredi après-midi, certains sont très demandeurs et je suis ok mais quelle meilleure formation qu'une vraie péridurale?



En réa, le petit opéré est toujours intubé, mais il est calme et son état est stable. Dans le lit d'à côté, un bébé de 5 mois lutte pour se maintenir en vie. Il ne pèse que 4 kilos et a été opéré d'une pathologie cardiaque grave, responsable de sa malnutrition. Aux pieds du lit sa maman n'est que l'ombre d'elle-même, les yeux perdus dans un ailleurs, quelque part, très loin.  Elle regarde sans le voir ce petit être chimérique, relié à tous ces tuyaux qui le maintiennent en vie. Je sens qu'elle sait qu'il va mourir et qu'elle a laissé filer ses illusions sur le chemin du désespoir. Rien à lui dire, juste que je partage sa peine en passant mon bras autour de son épaule, ma manière de lui faire comprendre que je l’aime, même si nous ne nous reverrons sans doute jamais.
 Elle me regarde, ébauche un pâle sourire et repart dans son monde écrire une histoire à laquelle il manquera toujours des pages. 

L'équipe du bloc nous annonce que demain est un jour férié et que personne ne travaille en dehors de la garde. Nous nous creusons la tête pour comprendre à quoi correspond cette fête du 14 février et, en dehors de la Saint Valentin, rien à l'horizon. Ils éclatent de rire quand nous leur souhaitons une bonne Saint Valentin qui n'est pas un jour férié en France, mais ils nous expliquent qu'il s'agit plutôt de fêter le départ des Russes d'Afghanistan, événement d'une haute importance, je veux bien le croire. 

Je viens de repasser en réa, le lit du bébé est déjà vide, il est mort tout à l’heure.


Mardi 14 février

Nuit blanche, les affaires reprennent! 1 accouchement vers 23 h puis une petite de 12 ans arrive pour de très violentes douleurs abdominales. Et là commence le parcours du combattant; on va passer au bloc, oui mais quand? Bilan sanguin, radio, écho, elle se tord de douleur malgré le paracétamol et j'arrive à la calmer avec du nubain. Les heures passent et c'est finalement à 3h du matin que nous la transportons, épuisée, au bloc, sur une chaise roulante, personne ne sait où est le brancard...
Elle est en larmes et serre très fort ma main; nous l'endormons rapidement pour une laparotomie qui permet de trouver une torsion d'un kyste de l'ovaire. Salle de réveil, ouf! on vient de retrouver le brancard! Il est 4h30, tout le monde est un peu fatigué, la petite est calme et bien réveillée, je rentre.




Au lit à 5h, réveillée à 8h, je repars au bloc où une femme va accoucher. J'appelle Agnès vers 9h, en fait je la réveille, mais elle souhaite être présente pour chaque accouchement pour voir comment travaillent les sage-femmes. Alors on voit: la parturiente a 20 ans, c'est son 1er bébé et elle hurle depuis des heures, bonne indication de péri pendant le travail, mais ça n'est pas encore dans les mœurs de le  proposer, d'autant qu'Agnès est d’accord pour que les premières soient  "illégales" donc free, pour entraîner le personnel. Agitation des sage-femmes dans un désordre que nous avons du mal à comprendre et enfin, à l'arrivée du divin enfant, comme il ne crie pas dans la demi-seconde, il reçoit une sorte de raclée pour le stimuler et hop! on l'embarque sans l'avoir montré à sa maman. Je mets sur pause, arrêt sur image et marche arrière, je prends le bébé des bras de la sage-femme et je le pose sur sa maman, en larmes. Je lui prends la main pour qu'elle le caresse,  je l'approche de sa bouche pour qu'elle l'embrasse et puis les choses se font tout naturellement, l'instinct d'une mère avec son enfant. Je réclame un bonnet pour le bébé et là, comme pour le brancard cette nuit, on s'interroge. Finalement il y en a un, un seul et unique dans le tiroir d'un incubateur. Super, les filles, et on fait comment pour le prochain bébé? Eh bien, on en demande un autre à la surveillante. La surveillante? ok, mais aujourd'hui est un jour férié et, de surveillante, point. Alors, on va trouver du jersey et on va les fabriquer ensemble ces petits bonnets. En fait là, je vous la fais simple, mais je ne vous ai pas dit que les sage-femmes ne parlent pas du tout anglais, alors vous imaginez les difficultés de communication avec 3 mots de dari et nos gesticulations. Heureusement, la surveillante parle anglais sauf que, pas d' bol, elle vient de partir en formation à l'AKU (Aga Khan University) à Karachi, au Pakistan, mais les gynécos parlent anglais et c'est par elles que nous allons passer pour tenter de mieux nous organiser : faire régner le calme quand l'accouchement se passe bien, poser tout de suite le bébé sur la maman, avoir des petits bonnets d'avance et tout le reste que je laisse à Agnès le soin de gérer. 






Au bloc où nous avons bossé cette nuit, je manque de m'étrangler. L'IADE (infirmier anesth) a tout laissé en plan, les seringues à moitié pleines... à moitié vides ...  sont en vrac, il n'y a pas d'aspiration, le matériel d'intubation n'a pas été repréparé. Je reste zen, attitude indispensable pour éviter l'ulcère de stress, et puis je range, je reprépare et j'appelle l'IADE de garde aujourd'hui pour recommander de la morphine et me donner un tuyau d'aspiration. Alors commence le remplissage des liasses de papier où l'on doit noter tout ce qui a été utilisé cette nuit pour pouvoir le remplacer. Alors on y go: 1 seringue de 20 ml, 4 seringues de 10, 1 ampoule de morphine ... et toutes les autres drogues... 1 sonde d'intubation n°6 et tout le reste et LE tuyau d'aspiration! Il me promet qu'il va descendre à la pharmacie refaire le stock, je lui promets, moi, que je vais venir vérifier. 

Dans le service d'hospitalisation au 2ème étage, la sage-femme qui ne comprend pas non plus un mot d'anglais, me dit que la petite va bien et qu'elle n'a pas mal. T'es sûre? Je l'ai trouvée en larmes et elle m'a dit en dari qu'elle avait très mal. Alors on reprend, où est la feuille de prescriptions et où sont notés les horaires des médicaments administrés? Je sens comme un flottement; j'attends sans me départir de mon sourire et elle revient avec une feuille qui me prouve que, depuis la salle de réveil où j'ai moi-même vérifié les injections d'antalgiques, elle n'a RIEN reçu. Heureusement, un technicien radio dont la femme a accouché hier soir parle bien anglais et lui explique, à ma demande, que les calmants doivent être faits à heure fixe sans se poser de question, le traitement de la douleur étant la prévention. Réponse de la sage-femme : elle ne le fera pas à cause des surdosages! Je fais traduire que si l'anesthésiste prescrit, il sait ce qu'il prescrit, sans surdosage et qu'elle doit le faire car notre travail est avant tout de soulager. La fête continue quand je lui demande de faire l'injection de Nubain, antalgique morphinique puissant, qu'elle doit diluer dans une petite poche de 100 ml de sérum salé et passer en 20'. Elle traîne les pieds, remplit sa seringue et se prépare à l'administrer en direct sans la diluer. On reprend à zéro avec le traducteur pour la dilution dans le flacon de 100 ml, mais elle explique qu'elle n'a pas ces flacons. Je pense qu'elle se fout de moi, je commence à hausser un peu le ton et finalement elle en trouve un. Même combat que pour le bonnet du bébé, je demande qu'elle aille à la pharmacie et qu'elle en récupère un stock. Voilà un domaine sur lequel il va nous falloir vraiment travailler, la gestion de la douleur post opératoire, en vérifiant que les prescriptions sont appliquées à la lettre pendant, au moins, les 24-48 premières heures. On a du pain sur la planche!!!



Retour à la maison où Agnès a invité à déjeuner un gynéco qu'elle connaît et que j'ai rencontré dans l'avion. Il bosse avec l'OMS et de nombreuses ONG et vient avec la présidente de la société des sage-femmes afghanes. Zabi s'est surpassé, riz, poulet, aubergines et sa spécialité, une tarte fines aux pommes qui colle bien dans le plat non téfal, mais qui est un régal, merci Zabi. Je rigole parce que lorsqu'Agnès propose un café, la présidente répond -«oui, mais pas un Nescafé", trouvez l'erreur. 

Je remonte dans le service pour voir où en sont les bonnets et les injections d’antalgiques. Alors pour les bonnets, on en est toujours au même point et côté antalgiques, la situation semble s'être un tout petit peu améliorée. 
On nous appelle à la mater pour une jeune de 20 ans, tout début de travail et qui hurle. La gynéco parle de probable césarienne, Agnès pense qu'on peut poser une péridurale et se donner un peu de temps. Et je pose donc ma 1ère péri à Kaboul, du 1er coup, heureusement, mais sur une patiente qui danse et crie à la moindre contraction. L'étonnement est général quand la douleur disparaît, mais je sens que nous partons pour une longue galère.




20h30 : retour à la guesthouse pour dîner et faire un break alors que nous avions prévu une soirée ciné! La neige tombe doucement, amortissant les bruits et c'est dans cette nuit cotonneuse que nous remontons avec Agnès pour de longues heures de veille.



Mercredi 15 février

La nuit va être de nouveau courte. Le travail progresse lentement, le bébé ne s'engage pas, estimé à 2 kg, mais je suis sûre que c'est une erreur; la péri marche bien, c'est l'essentiel dans l'immédiat. En fait hier, avant de poser la péri, nous expliquons bien la technique à la maman inquiète des conséquences pour elle et son bébé et, compte tenu de la violence des contractions, elle accepte immédiatement. Mais l'étape suivante est l'accord de la famille et sans cet accord, pas de péridurale, même si la femme hurle de douleur. Heureusement, le père me semble cortiqué et parle quelques mots d'anglais; après une brève discussion, il donne l'autorisation et c'est LUI SEUL qui signe le consentement en apposant son empreinte digitale sur la feuille que nous avons remplie avec lui. C'est vraiment un truc de dingue où, femme objet jusqu'au bout du bout, la femme n'a qu'un seul droit, celui de la boucler. Je ne pense pas que ce système fonctionne dans les familles de médecins femmes qui semblent s'affirmer et prendre en mains leur destin. 

Au fil des heures et de la fatigue qui s'accumule, la décision de césarienne est enfin prise à 1 h et là, j'assiste à un spectacle qui me ferait éclater de rire si la situation n'était pas aussi stressante. Alors que je prépare le bloc avec un IADE, les sage-femmes et la gynécologue font lever la patiente pour la mettre dans un fauteuil roulant, direction le bloc pour la césarienne.  Aucune d'elles ne connaissant les conséquences d'un péridurale prolongée puis réinjectée en vue d'une césarienne, je retrouve ma patiente de 90 kg écrasée sur le sol, en larmes, incapable de bouger et tentant vainement de se cramponner au  bras du fauteuil roulant qui vient de basculer. Autour d'elle personne ne bouge, chacune essaye de comprendre ce qui se passe. Le vrai gag! Je leur explique que ça n'est pas un miracle, juste une situation normale et nous nous mettons à 6 pour la hisser sur un brancard! 
La césarienne se passe sans problèmes et le bébé pèse plus de 3kg500! Allez, on ne va pas se formaliser pour cette petite erreur d'estimation de poids.  Le mari a donné du sang, nous transfusons au bloc car la patiente est très anémique. A 2h, la situation est under control et Agnès part se coucher, la veinarde. Pour le passage table d'opération-brancard puis brancard-lit, nous bricolons des sangles qui nous évitent de nous flinguer totalement le dos, mais il serait bon de prévoir un matelas de transfert pour ce genre de situation. En salle de réveil, la sage-femme est hors jeu complet; elle vient d'allumer le moniteur, mais ne sait pas dans quel ordre brancher les électrodes ni sur quel bouton appuyer pour prendre la tension. On va de gag en gag, mais finalement on s'en sort très bien. Je lui explique la manip sans être sûre qu'à cette heure tardive de la nuit, elle intègre bien tout et j'attends un peu pour confirmer que la situation est stable, que la patiente n'a pas mal et que ma présence n'est plus indispensable. On est déjà demain où il va falloir encore travailler. Il est 3 h quand je rentre, dans le noir total car l'électricité vient de se couper, mais la nuit est claire et... même pas peur...
Nuit sans rêves, je m'endors en pyjama de bloc! 


Debout à 7h30 pour un grand verre d'oranges pressées qui va rythmer le tempo pour la journée. Le temps s'est beaucoup radouci et un petit crachin donne une note un peu triste à ce début de journée. Staff à la mater, je n'ai pas osé réveiller Agnès. J'enlève le cathéter de péridurale que j'ai oublié de retirer dans la nuit; la patiente m'embrasse, la maman m'embrasse et la grand-mère me serre tellement fort sur son opulente poitrine que je suis plusieurs secondes en apnée. Une surprise m'attend. La coutume afghane veut que pour un 1er bébé, la famille offre un gros gâteau au gynécologue et aux sage-femmes. Et pour un gâteau, c'est un gâteau! Énorme, genre génoise, je dis bien genre.... dégoulinant d'une crème rose et bleue; je me demande vraiment comment je vais m'en sortir à 9h du matin, après 2 nuits blanches et un bon petit déjeuner. J'explique que j'adore les gâteaux, que je suis une fan de cette crème rose et bleue, mais que je préfère manger ma part  à midi. Je ne suis pas sûre qu'elles me croient, mais c'est avec un grand sourire que la grand-mère enveloppe, dans un papier douteux, un gros morceau de cette belle surprise que je porte à Zabi qui lui-même la partage avec Bibigol  et Soraya qui travaillent avec lui à la maison. A voir leur mine réjouie, je suis sûre de leur avoir fait plaisir. 
Agnès a émergé, pomponnée, douchée, elle est ravissante dans sa tenue rose de sage-femme. Elle m'accompagne à la consultation pour parler à une gynéco, le Docteur Palwasha, d'une infirmière de l'hôpital, Anita, pratiquement à terme, dont le bébé a une complication rare et grave et qu'il va falloir extraire. 

Justement, Anita vient en consultation ce matin, mais quand je la croise en fin de matinée, elle me dit que sa famille refuse que l'accouchement soit déclenché - déclenchement prévu demain car elle veut ABSOLUMENT une péridurale et que je suis encore là 2 jours - et qu'elle doit attendre le début du travail, terme prévu fin février. Elle fond en larmes dans mes bras car elle est terrorisée par la douleur de l'accouchement et que l'avenir de son 1er bébé est en pointillés. Elle me demande de rester jusqu'à son accouchement.... je ne vois pas bien comment.... me dit de former rapidement un anesthésiste afghan... un peu short... Pour moi, c'est l'impasse; actuellement, seule Amena a posé une péridurale pour une mort fœtale in utero, je crois sans en être très sûre, et elle était avec une anesthésiste française pour l'aider et la guider. Et Amena est à La Mecque pour 2 ou 3 semaines, alors... Alors, une fois encore c'est la famille qui décide de tout et j'ai bien peur qu'Anita ne soit  obligée d'accoucher sans péridurale. 
Le Docteur Palwasha me rappelle car elle veut opérer, demain matin, d'un kyste de l'ovaire, une jeune femme de 19 ans. En raison de la barrière de la langue, je fais la consult d'anesthésie avec un anesthésiste afghan et j'ai une nouvelle fois la joie de constater que la dite jeune femme, dans son niqab noir, regarde le plancher et ne répond à aucune de nos questions. En l'absence du mari, parti donner du sang pour l'intervention demain, c'est sa mère qui répond et appose son empreinte digitale au bas de la feuille de consentement.
Bloc obstétrical calme, je pars un moment en chirurgie cardiaque pédiatrique. Vers 13h30, petit break nan / panir  (pain / fromage) avec Agnès et retour en salle travail pour une formation péridurale sur mannequin. Malheureusement hier l'anesthésiste de garde n'était pas dispo quand j'ai posé la péri car j'aurais pu le faire travailler, juste pas de chance. Nouvelle formation demain à 8h avant la chirurgie de l'ovaire.



Les urgences ce soir ressemblent à une station de métro à l'heure de pointe. Bousculée, écrasée, compactée, je me fraie difficilement un chemin pour tenter de gagner le large, dans cette foule immense où les enfants qui hurlent se mélangent aux hommes jeunes ou moins jeunes et aux hirondelles bleues. Enfin je suis dehors, dans la morosité de cette soirée pluvieuse. Je suis interpellée par le Dr Nilufar, l'une des gynécos; elle veut me parler d'Anita et de son déclenchement prévu demain sous péridurale. Elle tombe des nues quand je lui dis que la famille refuse et ne comprend pas qu'Anita, qui est infirmière en réa, ne décide pas seule et laisse décider sa "famille illettrée" - dixit Dr Nilufar - d'autant que c'est la belle-mère qui a mis son veto! Je ne peux rien faire de plus pour elle si elle ne se présente pas à la maternité demain. 
Vers 19 h, je remonte m'assurer que tout est ok pour la patiente que j'endors demain; la transfusion est en cours et je la retrouve, ce soir, seule, souriante dans son lit, ce qui me fait vraiment plaisir.


Devant la guesthouse, l'autre accro du tuyau d'arrosage inonde complètement l'entrée déjà détrempée par la pluie. On y va comment ce soir? en barque?  Aller simple vers le royaume des abrutis…




Jeudi 16 février

Un peu fatiguée par 2 courtes nuits, je m'endors rapidement. Le téléphone me fait sursauter; il est 1 h du matin et la sage femme de garde en suites de couches m'annonce que la césarienne faite sous péridurale est très algique et... paralysée! Une grande première pour moi! Allez, debout! Agnès m'accompagne. Un  tchador sur la tête, nous mettons le GPS direction maternité. La patiente souffre tellement qu'elle dort profondément et que j'ai du mal à la réveiller pour lui demander où elle a mal et, ô miracle! la paralysée bouge ses jambes tout à fait normalement. Je n'étais pas du tout inquiète, mais j'imagine que cette technique de péridurale est tellement nouvelle qu'elle engendre un stress qu'il va leur falloir apprivoiser et notre rôle est de bien expliquer et de rassurer. GPS retour maison, je me rendors immédiatement et sursaute de nouveau quand le réveil me rappelle que, non, ce ne sont pas les vacances et que je dois aller bosser. J'ai rendez-vous à 8h avec Wagma. 

Elle est à l'heure, moi aussi, et je la fais travailler pendant 1/2 heure. Shaïma, l'IADE a ouvert le bloc, je prépare les drogues avec elle et la patiente arrive, en fauteuil roulant. Anesthésie générale sans problèmes, Shaïma maîtrise parfaitement son job et je laisse travailler Wagma, encore très hésitante et pas du tout autonome, mais elle est là pour apprendre. Le Dr Palwasha opère dans le calme et sort un énorme kyste de l'ovaire. Réveil et extubation sur table et, comme souvent en France, tous les rats ont quitté le navire lorsqu'il s'agit de faire le transfert de la table sur le brancard... En salle de réveil, la sage-femme ne branche pas le scope pourtant très performant because "a lot of problems". Alors j'aimerais vraiment savoir quels sont les problèmes sur ce matériel tout neuf et d'excellente qualité. Elle amène un tensiomètre sur roulettes que nous branchons avec la saturation qui est un peu basse et je lui demande de mettre de l'oxygène. Elle m'explique que ça n'est pas la peine; alors, non, je ne vais pas me fâcher, mais oui, tu vas brancher l'oxygène. Je repars au bloc remercier Shaïma de son aide et de son excellent travail et quand je reviens en salle de réveil, la patiente est seule, la sage-femme a disparu. Je la cherche un moment et je la retrouve à l'autre bout du service. Alors on reprend : la salle de réveil est un lieu sécurisé pour les patients qui sortent du bloc et qu'on ne laisse JAMAIS seuls. Son excuse? elle est débordée de travail! Euh.... Où sont les patientes qui te donnent tant de travail? Toutes les salles d'accouchement sont vides... Elle revient en salle de réveil et je reste à côté d'elle pour être sûre qu'elle ne va pas repartir. Là aussi, il va nous falloir faire une formation sur la surveillance au réveil. Au bout d'une heure, je signe la sortie car la patiente est calme, non algique, mais je demande qu'on lui laisse l'oxygène quelques heures dans le service. J'attends un peu avant de monter pour être sûre que les transmissions ont bien été faites et je vérifie sur moi le scope et ses "lots of problems" ! Comme prévu, il fonctionne parfaitement, j'ai un bon pouls, une bonne tension, une bonne saturation, bref, je suis en bonne santé. 
Dans le service, l'oxygène est bien branché mais la patiente a mal; je demande à la sage-femme de lui faire du nubain. Celle-ci sait parfaitement de quoi je parle et prépare la dilution dans 100 ml de sérum salé. 

Florence est une infirmière française qui a rencontré Habib, un chirurgien afghan, au cours d'une mission au FMIC. Elle s'est convertie à l'Islam, s'est mariée avec lui - alors qu'il était déjà marié avec 6 enfants - et a pris la nationalité afghane. Elle a maintenant 2 filles : Hafsa, 2 ans 1/2 et Marjan, 5 mois. La catastrophe est qu'elle n'a pas réussi à donner naissance à 1 garçon! Marjan n'est toujours pas déclarée, son père n'a pas le temps, donc Marjan n'est pas née, Marjan n'existe pas. Par ailleurs, en Afghanistan, les enfants sont déclarés au nom de leur père, pas de leur mère, ce qui veut dire que Florence n'a pas d'enfants!!! Habib est chirurgien à l'hôpital Indira Gandhi, chef du service des enfants brûlés. Depuis de nombreuses années, j'achète pour lui, en France, des pansements spécifiques pour les brûlés et du matériel pour les opérer. J'apporte aussi pour Florence tout ce qu'elle n'a pas, du parfum, des crèmes de soin, des dosettes de café soluble et, pour ses enfants, des échantillons de lait de toilette, de bouillie, de lait en poudre... Nos rencontres, en cours de mission, restent toujours improbables, Florence n'ayant pas le droit de sortir - douce vie... - et ne pouvant  venir me voir au FMIC qu'accompagnée de son mari. Moi-même, en raison du renforcement des mesures de sécurité, je n'ai pas le droit de quitter l'hôpital, alors qu'il y a quelques années, j'avais été autorisée à sortir pour déjeuner chez elle.
 Donc depuis mon arrivée, Florence et moi échangeons des coups de téléphone et des textos pour tenter d'organiser notre rencontre, mais Habib ne veut ou ne peut jamais. Un jour il est fatigué, le lendemain il est en colère, le jour suivant il est furieux... De qui, de quoi, de qu'est-ce? Ensuite il n'est "pas bien du tout"... Les jours passent, je quitte Kaboul demain et tout ce que j'ai apporté pour eux est toujours dans mon sac! Alors nous reprenons les négociations téléphoniques ce matin, oui, non, peut-être et surtout -"ne lui demande pas de faire des photos de nous, il ne veut pas et va se fâcher." Finalement Habib m'appelle à 13h30, il est à l'hôpital. Nous nous retrouvons dans la grande salle d'attente des consultations de gynécologie; Florence est cachée derrière la porte et j'ai du mal à la reconnaître. Niqab, hijab, gants noirs, je ne vois que ses yeux tristes, même si je devine, derrière les voiles noirs, l'ébauche d'un sourire. Ils n'ont pas amené les petites, trop compliqué. Je lui ai dit d'apporter un grand sac et nous transvasons nos trésors. Agnès arrive et propose à Florence de visiter notre maternité. A ma plus grande surprise, Habib accepte et Florence est heureuse de découvrir nos nouveaux somptueux locaux. Finalement, je suis assez mal à l'aise et je ne sais pas trop de quoi je peux lui parler. Elle tourne en boucle sur - "Ne t'inquiète pas, ça va aller" alors que je sais que justement, non, ça ne va pas et que, non, ça ne va pas aller. Mais que dire, que faire, quand la situation est aussi pourrie? Fin de la visite, Habib a donné le signal du départ; Florence m'embrasse, me serre fort contre elle et murmure -"J'espère que ça sera mieux la prochaine fois". Je regarde s'éloigner son long voile noir sous la pluie, dans les sanglots du vent. Je suis triste, il faut que je me remette au travail. 


A l'étage, une femme est en début de travail et la gynécologue de garde est, à fond, pro péridurale. 
Elle vient m'en parler. Je suis moi aussi à fond sous réserve du consentement de la femme mais surtout... du mari! Par ailleurs, Anita a réussi à faire accepter le déclenchement à sa famille. Agnès m'appelle pour me dire qu'elle est arrivée à l'hôpital et je pars à sa recherche. Je la retrouve rapidement, stressée, les larmes aux yeux. Heureusement elle parle bien anglais et je la rassure  du mieux possible. Consultation d'anesthésie faite et longue discussion avec les gynécos. Finalement la discussion porte sur déclenchement pour accouchement voie basse ou césarienne, d'autant que le bébé a un problème malformatif dont personne n'arrive à évaluer la gravité. Elle va en parler avec son mari, sa mère, sa grand-mère et sa belle-mère et nous attendons la décision à la guesthouse en buvant un thé avec Agnès. Retour au bloc obstétrical; la discussion vient de durer près de 2 h avec la gynéco et la conclusion est ..... roulement de tambour..... déclenchement pour accouchement voie basse! Agnès et moi sommes d'un optimisme très réservé en regardant le rythme du bébé qui ralentit à chaque contraction, mais la gynéco est zen, alors je reste dans les starting blocks car je sais que la nuit va être longue et sans doute un peu stressante. 
Les ralentissements du bébé sont de plus en plus fréquents et de plus en plus dangereux...
 90... 70... 60... 50... Agnès et moi échangeons des regards inquiets d'autant que la gynéco nous dit que le col ne se dilate pas malgré les contractions qui deviennent douloureuses. Indication d'une césarienne en urgence et je prépare le bloc en catastrophe sans savoir qu'une nouvelle réunion de crise vient de débuter en famille pour accepter ou non la césarienne. Je trépigne, nous trépignons, notre stress monte à la vitesse où le coeur du bébé ralentit et le couperet tombe : "they didn't accept", nous n'avons donc pas le droit de faire la césarienne et je suis hallucinée. Nous appelons le pédiatre de garde qui est au courant de ce dossier mais qui, comme nous, ne connaît pas la sévérité des malformations chez le BB et nous lui demandons de parler à la famille. Nous attendons encore, nous attendons toujours et, enfin! la famille accepte. C'est juste un truc de dingue. Fauteuil roulant, bloc, je pique la rachi à toute vitesse et nous découvrons un début de rupture utérine, du méconium dans le ventre et un bébé hors jeu complet avec une réanimation néo natale par le pédiatre de garde qui me fait honte, du grand n'importe quoi. Le bébé a un dysmorphisme facial évident et sans doute d'autres malformations; il est hypotonique, cyanosé et récupère très lentement. Rapidement il geint et présente des difficultés respiratoires. Il va nous falloir  plus de 2 heures, alors que le pédiatre s'est rapidement éclipsé, pour obtenir un lit en réa néonat où seuls 2 enfants sont hospitalisés. La maman est en salle de réveil, Agnès et moi nous relayons pour maintenir l'oxygène au masque sur le visage du bébé en attendant que le lit soit prêt. Une chose est sûre, si la famille avait persisté dans son refus de la césarienne, nous aurions eu un rupture utérine complète et nous aurions perdu la maman et le bébé. 

Il nous reste 2 patientes en salle d'accouchement : une primipare en tout début de travail et une maman qui déambule dans le couloir et devrait accoucher sans problèmes de son 2ème bébé. 
Nous montons Anita dans sa chambre, elle sanglote "because my baby is not normal"; elle n'a pas vu son petit garçon et déjà on la prive de ce qui fait vivre, vibrer, sentir, éprouver. Je lis dans ses yeux cette existence en miettes qui s'éparpille aux quatre vents. Je l'embrasse, je lui caresse la joue, les mots ne viennent pas, les mots ne viennent plus. De nouveau la nuit est passée à demain, il est 3 h, il pleut, je rentre.


Vendredi 17 février

On dit que les yeux sont le reflet de l'âme. Assise à côté du lit d'Anita, je regarde cette belle âme et je caresse sa main, l'écoutant raconter son rêve de bébé qui s'est étiolé lentement, effiloché sur les barbelés de la réalité. Ce matin, elle sait; son bébé est trisomique, a une malformation cardiaque grave, peut-être d'autres malformations non encore détectées et déjà des complications pulmonaires. Il a été mis sous assistance respiratoire ce matin, avec l'accord de son mari puisque l'avis de la maman ne compte pas, alors qu'elle ne voulait pas lui imposer ces souffrances inutiles. Clairement, elle réclame l'euthanasie car elle ne veut pas et ne peut pas élever ce petit être différent et gravement malade. Elle exprime aussi avec humilité ses problèmes d'argent; sa famille a besoin de son salaire et avec cet enfant handicapé... Elle me dit aussi qu'elle ne peut pas payer sa césarienne ni l'hospitalisation de son bébé en réa. Je sors de sa chambre sonnée, KO debout, et je repars à la guesthouse où nous décidons de tous nous mobiliser pour régler ses problèmes financiers, payer son hospitalisation et celle de son petit garçon. Entre angoisse, enthousiasme et illusions, notre équipe est solide et c'est ce qui fait notre force.
13h30 : le chauffeur m'attend, direction l'aéroport et nous nous serrons fort dans les bras, sans un mot, sans une larme, sous le ciel bas de Kaboul où les nuages enroulent leurs fuligineuses arabesques. 

J'attends l'avion pour Dubai; je suis triste, la gorge nouée, le cœur serré. Je sais qu'Anita va s'en sortir, elle m'a déjà parlé d'avoir un autre enfant et je me dis que le présent se transforme en passé et le passé en mémoire, sans engendrer l'oubli. Alors je range Anita dans un petit coin de mon cœur, dans un petit tiroir de ma mémoire pour ne jamais oublier. 



Merci à vous tous qui avez pris le temps de me lire, de partager mes jours et mes nuits, mes joies, mes peines et mes angoisses. Je vous envoie la magie des collines enneigées de Kaboul, le sourire des enfants et le premier cri des bébés que nous avons fait naître ... et je vous embrasse.