mercredi 7 octobre 2015

Ile de Lesbos, Grèce, septembre 2015

Mission Chaîne de l'Espoir
Accueil des réfugiés sur les plages du nord de l'île de Lesbos en Grèce 

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Aéroport d'Athènes   
Lundi 21 septembre 2015
Escale de 5 heures à Athènes, en attente du vol Aegean qui va me conduire, dans la soirée, sur l'île de Lesbos.
Depuis des semaines, les médias nous abreuvent des images de ces réfugiés syriens, afghans et autres, qui débarquent sur l'île de Lesbos, entassés dans des embarcations incertaines au péril de leur vie. J'ai vécu les réfugiés rwandais dans les camps, accueilli les réfugiés kosovars sous des tentes et reçu, comme un uppercut, ce nouveau drame de la barbarie avec une furieuse nouvelle envie de partir les aider. Ces hommes, ces femmes, ces enfants aux yeux hagards, sont juste le reflet de ce que nous sommes. Ce sont nos parents, nos frères, nos sœurs, nos enfants, dérivant dans une détresse qui interpelle. Pourtant... à la télévision déjà, l'image des réfugiés s'estompe, l'information pousse l'information et ça devient du grand n'importe quoi dans la planète de l'oubli où les politiques jouent les guignols pour ne pas être éjectés de la scène et où la coupe du monde de rugby a déjà relégué les migrants au fond de leurs bateaux crevés. 


Jeudi 17 septembre: Message de La Chaîne de l'Espoir qui recherche des médecins et des infirmières pour monter une mission d'urgence sur ces plages de la honte; je suis dispo cette semaine, mon billet d'avion arrive par mail le lendemain à 16h. Sac un peu à l'arrache que je remplis de ce qui devait partir en Afghanistan en novembre: peluches, petites voitures, mini savons, dentifrices et brosses à dents, échantillons de soins pour bébés et sachets de bouillie, strict minimum pour moi, 1 pantalon de rechange et quelques T shirts que je donnerai. Week-end de garde à la clinique et départ ce matin par le 1er avion pour Paris.
Vol Paris-Athènes en business car plus de place en classe économique. Et que dire d'un médecin qui part en mission humanitaire sur un vol en business? Juste que ça n'est pas de sa faute, qu'il se sent un peu mal à l'aise et qu'il a envie de tarter le chef de cabine obséquieux qui lui demande de ses nouvelles, veut absolument lui faire boire du champagne à l'embarquement et lui faire lire le dernier numéro de "Elle"... 
Atterrissage à Athènes sous un ciel d'orage, 24 degrés, bienvenue en Grèce. 


Tout à l'heure je volerai vers Mytilini (Mytilène), capitale de l'île de Lesbos où, si tout va bien, une voiture doit m'attendre pour me conduire vers le nord rejoindre la petite équipe déjà sur place.






Mardi 22 septembre 2015
Eftalou,  Île de Lesbos
Fin de voyage difficile hier. L'avion pour Mytilini a 2h30 de retard et nous volons au travers de l'orage dans un avion chahuté par des turbulences qui font penser que l'on n'est pas grand chose dans cette boîte à cigares... Atterrissage sous des TROMBES d'eau et c'est le sauve-qui-peut en courant jusqu'au petit hall de cet aéroport tandis que les bagages sont déchargés sous la pluie. Formalités de douane réduites à leur plus simple expression, je récupère mon sac TREMPÉ, mais qu'importe. Heureusement Adnan, notre logisticien, m'attend; il est plus de 23 h, et nous partons, de nuit et sous la pluie, sur des routes incertaines en nous trompant à plusieurs reprises. Adnan ne parle pas Français, mais à peu près Anglais. Il est né en Syrie qu'il a quitté à l'âge de 16 ans; études d'ingénieur à Istanbul, il est marié et vit actuellement en Slovénie. Ce garçon me plaît bien et je comprends vite pourquoi il est sur cette mission où il est arrivé il y a 48h. Notre idylle est juste gâchée par cette fâcheuse manie de répondre aux textos en conduisant...
Nous roulons vers le nord est de l'île, vers Molivos exactement, où transitent les réfugiés dans ce qu'il faut appeler un camp de transit où ils restent 24 à 48h, couchés par terre, sans abri, enroulés dans des couvertures, avant d'être transportés en bus vers Mytilini. Drôle d'accueil que ce camp après l'horreur de ce qu'ils ont vécu et l'effroyable galère qui les attend, mais c'est ainsi. A Mytilini, il y a 2 camps sous tentes, l'un pour les Syriens, les plus nombreux, le camp de Karatépé, l'autre pour les noms Syriens, Afghans et autres… le camp de Noria.
Dans la nuit, nous dépassons Molivos et roulons jusqu'à Eftalou où est logée l'équipe à l'hôtel Bella Vista où nous arrivons vers 1h30... un peu fatigués... mais safe! Passeport, feuille de renseignements à remplir à la réception de l'hôtel et je monte dans ma chambre, tout à fait correcte. Une particularité, le lit n'est pas fait, mais les draps sont posés pliés dessus et je trouve dans un placard une couverture qui me permet de faire mon lit. La douche chaude fait du bien et je me couche propre pour une nuit de nouveau un peu courte. 

Réveil 7h, je descends vers 7h15 pour le petit déjeuner tandis que le reste de l'équipe arrive en rangs dispersés. Il y a un infirmier et une infirmière, une sage femme qui connaît bien Agnès avec qui je pars en Afghanistan, une pédiatre, un dentiste syrien — mais qui bosse à Paris et qui malheureusement part demain, car il parle Arabe et c'est bien utile avec les réfugiés — Cécile, une anesthésiste retraitée, Adnan, notre logisticien, une photographe qui bosse, en partenariat avec La Chaîne, pour WAHA — Women And Health Alliance — et la coordonnatrice non médicale qui s'est frittée avec un chirurgien pédiatre que je connais bien pour avoir ouvert avec lui l'hôpital d'enfants à Kaboul et  qui s'est barré hier furieux car totalement intransigeant.  Voilà pour le décor, il va falloir composer avec chacun; ça ne devrait pas poser trop de problèmes. 

Je fais équipe avec Caroline, une infirmière vraiment adorable avec qui je m'entends tout de suite très bien et Ismael, le dentiste Syrien.  Nous partons sur la plage d'Eftalou, plage c'est à dire étendue de cailloux. La route est jonchée de sacs poubelles et de gilets de sauvetage orange fluo, abandonnés à la descente des bateaux et la Turquie est là, tout près, à portée de main, 6 km en réalité. On a l'impression qu'en allongeant le bras, on va toucher la côte. En fait, ce sont surtout les euros qu'il faut allonger pour traverser : 1500 euros par personne + l'achat du Zodiac, 5000 euros et des gilets de sauvetage. Déjà nous apercevons des bateaux au loin, ils arriveront sur notre plage ou sur une autre dans un scénario à la fin improbable. Dans ces bateaux gonflables de 8 places, s'entassent 40 à 50 personnes, essence limitée pour qu'ils n'arrivent pas forcément au bout du parcours, bateau de la police maritime turque qui fait des vagues et tente de les empêcher de traverser; le capitaine de cette esquif, désigné d'office par le passeur, n'a aucune notion de navigation et la chance est l'élément essentiel à la réussite de cette périlleuse entreprise. A l'approche du bateau, je ressens une émotion rare, l'impression d'être passée de l'autre côté du miroir, après les images mille fois vues et revues à la télévision, cette fois, ça y est, je suis rentrée dans l’image. Des hommes, des femmes, des enfants, engoncés dans leurs gilets trop grands, le bateau qui prend l'eau tandis que le moteur s'étouffe et ces cris de joie d'avoir réussi l'exploit, traverser ce bras de mer et débarquer en Europe. Et pourtant cette fin de voyage est aussi le début d'un autre, le début d'un très long périple. On nous tend les enfants, on aide les mamans et on amène jusqu'à la "plage" tout ce petit monde à essorer. Le capitaine du navire se présente à nous et nous le félicitons; il nous serre dans ses bras et veut faire des photos avec nous, mais  avant, il réalise un geste symbolique: crever, avec un gros canif, les boudins du bateau que nous regardons se dégonfler rapidement.

Notre poste médical est installé en plein air, sous un arbre : une table, 3 chaises, un brancard, une valise de médicaments et une caisse de pansements. A coté de nous travaille une équipe néerlandaise qui assure l'accueil non médical, le plus important en fait: ravitaillement avec pain et fromage, tartines de Nutela, eau et jus de fruits, bonbons, sucettes, peluches et jouets pour les enfants, biberons et lait pour les plus petits et un stock, sans cesse renouvelé, de vêtements secs pour petits et grands. Je leur donne tout ce que j'ai apporté et il y a, sur cet espace irréel, une solidarité et une complicité rares pour venir en aide à tous ces gens qui débarquent, trempés, frigorifiés, affamés, épuisés. La priorité est aux vêtements secs et nous déshabillons les enfants et fouillons dans les caisses pour les rhabiller chaudement. Idem pour les adultes et tous se ruent sur ce buffet improvisé en plein air, comme une grande fête des voisins. Objectivement, les besoins médicaux ne sont pas énormes et nous faisons des soins primaires simples, des pansements de  plaies, des bandages d'entorses, des soins de pieds abîmés, des massages de dos meurtris. Nous prenons des tensions, contrôlons des glycémies et faisons quelques injections d'insuline car il y a beaucoup de diabétiques qui n'ont plus leur traitement. Ce qui me sidère, c'est l'adaptation époustouflante des enfants qui, rapidement requinqués, retrouvent leur joie de vivre et un visage qui rayonne devant 3 peluches et un ballon que l'on gonfle. Ismael et moi entonnons une chanson d'Hughes Aufray, Santiano; rapidement tous tapent des mains, y compris les Néerlandais qui interrompent leur tartinage de fromage pour participer à notre petite fête improvisée devant des enfants heureux et ravis.  
Par la route aussi, les réfugiés qui ont accosté plus loin arrivent à notre poste médico-socio-requinquant. Changés, restaurés, rassurés, ils repartent avec savonnettes et brosses à dents, à pied ou en bus, vers le camp de Molivos avant de partir à Mytilini. Là-bas on leur délivrera un laisser-passer puis ils prendront le ferry pour Athènes avant la grande marche vers le nord de l'Europe où les murs de barbelés les attendent... 

Au milieu d'une foule compacte qui nous déborde un peu, je cherche mon sac à dos que j'ai posé sous l'arbre qui nous abrite car j'ai besoin d'antispasmodiques que nous n'avons pas dans la valise. Sac à dos introuvable. Dedans, j'ai rangé mon iPad avec lequel j'ai fait de super photos à l'arrivée du bateau. Je dois rapidement me rendre à l'évidence, de sac à dos, point. Alors j'arpente la plage de cailloux et je le retrouve par terre, 200 mètres plus loin; je vous rassure, mes antispasmodiques y sont toujours, mais mon iPad n'y est plus. Et là, j'hésite entre colère et tristesse et j'opte pour la tristesse mêlée de déception, je ne suis pas venue pour ça... Je tente la géolocalisation, mais comme il est éteint, je ne le repère pas; j'ai à nouveau tenté ce soir, il est toujours non localisable et je fais une croix dessus en relativisant cet "incident" dans la marée de détresse qui m'a submergée toute la journée. 
Cet autre bateau, en approchant de la plage, s'est renversé et les gens ont nagé ou plutôt pataugé, tant bien que mal, dans la panique et les cris en attendant qu'on les repêche tous, en catastrophe, sans en perdre aucun. Hier par contre, un bateau a été percuté au large et 36 personnes sont portées disparues; on nous dit ce soir que 7 corps se sont échoués sur la plage turque en face de nous... alors mon iPad...   

Cet homme qu'on nous amène titubant est au bord de l'épuisement, black out complet, petits troubles de conscience, faible réactivité, teint cadavérique, il me fait peur et je le fais évacuer en ambulance médicalisée vers l'hôpital le plus proche après avoir parlementé, négocié, expliqué pendant un long moment. Hier un homme est mort, dans le bus, au milieu des migrants et on parle ici de la mort comme de la météo.
Côté météo d'ailleurs, le temps est incertain toute la journée, venteux, menaçant ; la pluie annoncée arrive à 17h et nous continuons de bosser, mal abrités sous notre arbre. Retour à l'hôtel à 20h tandis que la nuit est tombée et que la pluie redouble. A l'abri dans ma chambre, après une douche qui décrasse le corps et lave un peu l'esprit, je pense aux réfugiés du camp qui dormiront ou plutôt ne dormiront pas, dehors, couchés par terre sous la pluie.




Mercredi 23 septembre
Nuit très courte, mais excellente. Lever 6h, petit déje vite fait et succinct avec Caroline car, à l'hôtel, ça dérange qu'on parte bosser tôt. Tandis que les autres ne sont pas levés, nous partons dans une nuit qui paresse et un jour qui tarde à émerger vers les plages de Skala, plus loin, plus à l'est, bien après Eftalou. Aujourd'hui nous sommes l'équipe mobile, celle que Caroline et moi appelons la maraude. Le temps est maussade, couvert, gris, à cette heure des ombres et du silence où un petit crachin s'obstine à recouvrir le pare-brise. Skala est désert; aucun bateau dans cette aube claire obscure où nous n'arrivons pas à voir la côte turque. Nous descendons de voiture et marchons côte à côte, chacune respectant le silence de l'autre. Et puis la pluie, la vraie, se met à tomber et,  en quelques minutes, nous sommes trempées et nous nous réfugions dans un petit troquet crasseux où un vieil homme nous réchauffe une tasse de café grec, celui où il y a, au fond, autant de marc que de café. Qu'importe, c'est chaud et ça fait du bien. La pluie ne cesse pas, il est presque 8 heures et nous repartons nous faire rincer. En regardant la mer, cette fois nous apercevons les bateaux; ils sont 4 puis 5 qui se dirigent vers Skala, vers nous, vers ces galets où nous les attendons. Ils arrivent les uns après les autres dans un même ballet de bonheur et d'angoisse, dans cette même fin de voyage où l'espace et le temps se confondent, dans ces rêves d'un passé qu'ils ont déjà perdu et d'un nouvel avenir qu'ils tentent de reconstruire. Ils arrivent,  serrés les uns contre les autres, accrochés à leurs enfants et à leur baluchon tandis que l'émotion nous envahit en les aidant à sortir du bateau. Même combat qu'hier, vite les déshabiller, vite les réchauffer. Mais ils sont si nombreux, 5 bateaux de 50 en quelques minutes et pratiquement aucun vêtement sec pour les rhabiller. Alors les petits restent nus,  enveloppés dans des couvertures de survie, tels des papillotes en chocolat et les adultes restent trempés; c'est très dur. On les dirait oubliés du dehors, comme effacés de la société, mais — passée la stupeur de l'accostage — certains brandissent leurs larmes comme des armes tandis que d'autres  sourient de nouveau, levant les bras en signe de victoire car, oui, ça y est, ils ont réussi à gagner l'Europe. 
Caroline et moi décidons de transporter jusqu'au bus qui doit les prendre en charge, nos petits chocolats et leurs mamans tandis que les papas courageux partent, à pied, pour un périple de 6 km, sur une route qui monte en lacets très pentus. Nous prévenons les bénévoles sur place de faire attention à ne pas séparer les familles, leur terreur à tous, et leur expliquons que les  papas  suivent, mais que la route est longue. Plusieurs allers-retours nous permettent ainsi d'éviter à des enfants un trajet douloureux. Lors de l'un de ces transferts, la petite fille que je serre dans mes bras n'arrête pas de pleurer. Pour la calmer, je cherche dans la poche de mon sac ma peluche fétiche. Elle est toute petite, de couleur pastel, chante une douce mélodie, a fait le tour du monde avec moi et je ne la donne à aucun enfant ou plutôt je ne la donnerai plus jamais à aucun enfant car les salauds qui m'ont piqué l'iPad, me l'ont aussi piquée  et une vague de tristesse m'envahit. Ils sont vraiment trop nuls! 

Puis  la route nous conduit à Oxi, le camp de transit de Molivos et là, c'est un nouveau cauchemar qui nous attend. Les réfugiés dorment par terre sous une vague bâche défoncée, attendant le car qui les conduira à Mytilini. Ici, des bénévoles distribuent des tickets pour éviter la cohue à l'arrivée du bus, mais ils voudront, bien sûr, tous monter dans le 1er bus qui arrivera. 
Plus loin, la route suit la côte et nous apercevons de nouveau deux  bateaux. Ceux-là vont vers la plage du phare qui n'a de plage et de phare que le nom. Mêmes galets qu'ailleurs et pas l'ombre d'un phare. Mêmes bateaux, même migrants au bout de leur voyage chimérique, mêmes ombres trempées qui se jettent à l'eau. Il pleut toujours et je sais qu'à Eftalou, le poste médical et la guinguette au pain-fromage-nutela pataugent dans la gadoue. Alors je démonte le fond d'un bateau qui vient d'accoster et je récupère, une à une, les plaques de bois que Caroline m'aide à charger dans la voiture et qui vont, là-bas, leur servir de plancher. Notre maraude repart pour Eftalou où nous livrons notre plancher, au grand bonheur de tous. 

Nouveau départ pour Skala car d'autres bateaux se profilent à l'horizon. Aujourd'hui, plus de 2000 migrants accosteront sur "notre" île et je me demande vraiment comment les Grecs vont pouvoir gérer et quand va s'arrêter cette macabre transhumance. Pour Caroline et moi, après le cérémonial bien rodé des papillottes en chocolat, c'est de nouveau la prise en charge des plus faibles jusqu'au point de ralliement du bus. Mais on dirait qu'aujourd'hui, plus les migrants arrivent, moins il y a de bus. Mais que fait l'UNHCR? Aucun bus depuis ce matin en fait, alors qu'il est déjà plus de midi et que la file s'allonge sur la route et sous la pluie qui commence heureusement à faiblir. L'énervement et l'impatience sont perceptibles; l'ambiance est électrique et nous voyons un jeune bénévole hurler sur des enfants terrorisés qui ne comprennent pas du tout ce qui leur arrive. Celui-là ferait bien de faire un break avant de leur taper dessus et j'espère que son chef va y veiller. Demi-tour et nous redescendons la route pour un nouveau chargement. Et tandis que nous proposons à une famille avec 3 jeunes enfants de monter, une femme se transforme en furie et se jette sur le père de famille à qui elle donne un coup de poing. Je tente de les séparer, mais je ne fais pas le poids - personne ne rit, s'il vous plaît - d'autres s'en mêlent, jettent des pierres que j'évite de justesse, les enfants hurlent  et un homme sort, devant moi, un couteau à cran d'arrêt. Nous sommes, cette fois,  au cœur d'une violence annoncée que nous ne maîtrisons plus; il est temps pour nous de partir, il est temps de nous sauver en abandonnant tout le monde sur le bord de la route.   
Caroline est KO debout, je suis, moi...  désemparée... chacune tait sa souffrance, respectant la "détresse" de l'autre et nous redescendons vers le minuscule port de Skala où nous nous asseyons à la terrasse d'une petite taverne. Ici tout est calme, paisible et nous nous laissons bercer par le clapot sur les coques des bateaux et par l'image de ce vieux pêcheur qui reprise son filet  avec une patience exemplaire. Nous commandons des gambas grillées, dignes d'un repas en business!!! Un café et nous repartons, toutes les deux requinquées...

Notre maraude de l'après-midi tourne entre Skala, le camp d'Oxi, le départ des bus qui ne partent jamais tandis que la queue des migrants, parqués derrière des cordes, s'allonge dangereusement,  la plage du phare avec finalement retour à Eftalou. Plus de bateau vers l'horizon turc, retour au calme sur Eftalou. Nous aidons les copains à ranger, il est presque 19 h et nous rentrons à l'hôtel. Côté médical, nous avons fait aujourd'hui 2 pansements et vu quelques enfants en consultation, rien de méchant pour personne. Mais côté humain, par contre, nous en avons pris plein la gueule. 
Douche puis  debriefing dans le hall avec toute l'équipe dans un joyeux capharnaüm qui fait du bien. Deux responsables de La Chaîne arrivent demain, Jean Roch Serra et Paul Nahon. Aller-retour jusqu’à nous, 3 p’tits tours et puis s’en vont…
Je demande à l'accueil s'il est possible d'avoir demain à 6h un petit déje normal avant de partir bosser because un peu light ce matin mais le patron, qui est un con fini,  refuse car ici le petit déjeuner est à 8h et on ne discute pas. Va te faire foutre, connard, on ira le prendre ailleurs.   
Car oui, demain, avec ou sans petit déjeuner, nous reprendrons la maraude. 




Jeudi 24 septembre 2015
Comme prévu donc, les "grands" de La Chaîne" arrivent hier soir, mais je ne les vois pas. Au petit déje succinct que nous réussissons quand même à avoir, débarque Arnaud,  l'infirmier qui remplace Caroline pour partir avec moi. Après l'incident d'hier, Caroline est hors jeu et veut quitter la mission. Elle trouve qu'on travaille trop et ne supporte plus la vie en équipe. C'est compliqué... 
Je pars donc avec Arnaud et Livia, la photographe de WAHA qui est super sympa, direction la plage du phare où 4 bateaux se dessinent sur l'horizon. Le temps est un peu clair, mais frais, et le soleil ne tarde pas à percer.  Arrivées successives sans incident particulier. Mêmes enfants frigorifiés, mêmes mamans tétanisées, mêmes papas rassurés et fiers d'avoir sorti leur famille indemne de cette traversée maudite. J'apprends que les gilets de sauvetage orange fluo sont portés par les réfugiés syriens car ils sont plus chers; les autres, bleus ou noirs, de moins bonne qualité et moins chers, sont sur le dos des Afghans, des Iraniens, des Irakiens et autre Palestiniens... Les chiffres officiels, via le HCR,  nous disent que 70 000 réfugiés ont fait la traversée depuis le 1er septembre soit  en moins d'un mois, ce qui est hallucinant et terrifiant quand on voit le nombre de bateaux que nous continuons à accueillir chaque jour. 
Nos patrons de La Chaîne doivent tout voir dans la journée et c'est la course. Ils nous rejoignent sur la plage du phare à l'arrivée du 3ème bateau où tout le monde court pour sortir les gens de l'eau, les réchauffer, changer les vêtements des plus petits et les guider vers le point d'accueil où doit les récupérer le bus pour le camp de transit d'Oxi. Une maman pleure et serre un à un ses enfants dans ses bras; son mari s'est noyé et dans cette bulle d'amour qui se déchire, je leur dessine un avenir en teintes sombres.
Cet Afghan nous raconte que le  départ a été terrible. Les policiers turcs ont poignardé leur bateau hier soir et, devant la révolte des passagers,  ont proposés de les poignarder eux-mêmes, il désigne son cœur... Retour à la plage, retour à la case départ et surtout, retour à l'achat d'un  nouveau bateau. Nouveau départ dans la terreur et arrivée de passagers traumatisés que nous tentons de rassurer. 

A Eftalou, c'est la cohue. Des centaines de migrants arrivés par la mer ou la route si leur bateau accoste plus loin, se bousculent devant le buffet des Néerlandais qui n'arrivent plus à fournir. Plus de nutela, plus de fromage, plus de bonbons, reste le pain, les pommes et quelques bananes. Au poste de soins, on panse les plaies de la peau et du cœur, petites plaies, éruptions  diverses et beaucoup de femmes enceintes que l'on essaie de checker correctement avant de les laisser repartir.

A 13h15, Livia vient me chercher  pour visiter, près de Mytilini, le camp de Noria, celui des "non Syriens". En fait, il est blindé d'Afghans, de plus en plus nombreux, et c'est dans un monde de désolation que nous entrons. Barbelés pour l'ambiance, policiers version CRS pour la violence, casqués avec visières, matraques et boucliers. La queue fait plusieurs kilomètres, sous le soleil enfin revenu, derrière une porte métallique où la règle est de s'aligner et de ne pas sortir du rang. Devant la porte, une corde, dernier obstacle à sauter avant d'entrer dans le bureau qui délivrera LE papier permettant de sortir du camp, de marcher de nouveau la dizaine de kms qui nous sépare de Mytilini et d'acheter le billet pour le ferry  vers Athènes, 50 euros que beaucoup n'ont pas. Livia et moi allons de groupe en groupe pour tenter de comprendre; c'est difficile car très peu parlent Anglais mais il est clair que nombre d'entre eux n'ont pas les 50 euros nécessaires au passage. Je donnerais bien de l'argent à certains, mais je sais que c'est le plus sûr moyen de déclencher l'émeute et de me faire lyncher... alors... Alors nos pas nous mènent vers les tentes blanches sans tapis de sol où ils dorment,  vers un bâtiment sans fenêtre et sans toit qui sert de dortoir, vers des  sanitaires insalubres qui déclenchent la nausée, vers le groupe électrogène et ses dizaines de prises qui permettent de recharger les portables, le fil de la vie. A peine débarqués du bateau, tous sortent leur portable du petit colis de plastique étanche où ils l'ont emballé et appellent leur famille. 
Sur ce camp, ils n'ont rien à manger; le PAM — Programme Alimentaire Mondial — est absent et seuls les plus riches achètent, très cher, à un Grec obèse et répugnant, quelques fruits ou du yaourt. Le linge sèche sur les barbelés, les enfants, assis par terre dans la poussière jouent avec des cailloux et nous croisons les visages rayonnant des plus chanceux qui brandissent fièrement l'indispensable laisser-passer. MDM Grèce est présent sur ce camp et a ouvert un dispensaire de soins primaires, mais l'unique fille de MDM que je rencontre me dit que le dispensaire ferme à 17h et qu'ils sont de break le week-end. Mais où ai-je la tête??? Bien sûr, on n'est plus réfugié le week-end!!! 

Retour à l'hôtel vers 19h, nous retrouvons le reste de l'équipe ainsi que les patrons qui repartent demain. Jean-Roch nous invite tous à dîner dans un délicieux restaurant du port de Molivos et nous passons une excellente soirée. Et là, je dois faire amende honorable. Jean-Roch qui, à  Kaboul, ne s'aperçoit même pas de ma présence, m'embrasse ici très gentiment, me parle de Kaboul et me demande mon avis sur la guest house. Je rêve ou il vient de s'apercevoir que j'existe? Objectivement, il est charmant. Je dîne à côté de Paul Nahon, créateur d'Envoyé Spécial avec qui je partage une passionnante conversation. Il est maintenant à La Chaîne, utilisant ses relations dans les médias pour lever des fonds. De son côté, Caroline ne parle plus de partir. Heureusement, car l'équipe se réduit au fil des jours et demain il ne restera que nous deux; le renfort arrive dimanche soir, tandis que je pars lundi matin. 
Nous rentrons vers 23 h et à minuit, départ en catastrophe sur Oxi Camp pour un enfant qui convulse. En fait il n'a rien; c'est un jeune Afghan de 12 ans, terrorisé, épuisé, qui fait une crise de panique. Je fais sortir de la tente l'Anglaise hystérique et totalement cinglée, qui s'est auto-proclamée chef de ce camp et qui hurle. Avec les quelques mots de Farsi que je connais, j'arrive à  communiquer avec lui, puis je fais entrer l'interprète et je peux confirmer que cet enfant va bien et qu'il a besoin de dormir et qu'on lui foute la paix. Nous le reconduisons auprès de ses parents et je rentre dormir, tandis que la fatigue commence réellement à se faire sentir. La nuit s'annonce courte  et je plonge dans un sommeil sans rêve.  




Vendredi 25 septembre
Nouvelle journée qui démarre par un petit déjeuner collectif bien sympathique agrémenté de yaourt grec excellent et d'un infect jus violet exclusivement chimique que quelqu'un vient de baptiser jus de fruits. Ah bon! Jean-Roch et Paul remercient de nouveau pour le travail accompli et nous nous donnons rendez-vous à Kaboul. Ils repartent en taxi vers Mytilini, nous partons bosser par une belle journée de soleil. Je fais aujourd'hui équipe avec Michèle, la sage-femme et, comme elle a peur de conduire, je prends, sans permis,  le volant d'un petit 4x4 Suzuki en tentant de penser qu'il n'est pas automatique; je ne sais plus trop conduire en passant les vitesses, mais c'est finalement sans souci. 
Michèle est gentille mais saoulante; elle parle tout le temps et fait à la fois les questions et les réponses car je ne lui réponds pas. Sur la plage du phare, arrivée du 1er bateau, 70 personnes! C'est de pire en pire. Ils étaient 40 par bateau il y a 48 heures, ils sont 50 et jusqu'à 70 aujourd'hui; on est en pleine croissance d'une folie délirante et qui monte crescendo. Tous vont bien, des Syriens, c'est en tout cas ce qu'ils nous disent car nombre d'Irakiens jettent leur passeport en arrivant et disent qu'ils les ont perdus et qu'ils sont Syriens car il semble que les procédures soient plus simples pour eux. Le bateau suivant est afghan, essentiellement des hommes jeunes et quelques enfants. 
Juste à côté, l'hôtel Aphrodite. Les patrons accueillent les bateaux qui arrivent sur la plage privée de leur hôtel. Elle a rameuté voisins, amis et connaissances pour récupérer chaussures et linge propre de toute taille. Son mari, lui, avec les planches du fond des bateaux et quelques charnières, a fabriqué des caisses étanches, bien alignées sur leur  plage, où sont rangés tous ces trésors.  1 ou  2 bateaux arrivent chaque jour chez eux, nous y étions ce matin. Etrange spectacle que celui des migrants débarquant sales et trempés, à côté de la piscine où des touristes en maillot de bain grillent au soleil. Etonnante et surprenante réaction de ceux qui se retournent, reprennent leur lecture et se retartinent d'une couche de crème solaire. Ils ne voient rien, n'entendent rien, normal,  il ne se passe rien... Rassurant de voir que quelques uns  se lèvent, prêtent leur serviette pour essuyer les enfants, aident les adultes et font preuve, juste, d'humanité. Dans l'heure qui suit, la plage est nettoyée, aseptisée, il ne s'est effectivement rien passé.  
Appel téléphonique pour une urgence sur le camp d'Oxi; nous repartons. Une femme se plaint d'une douleur abdominale qui ne me paraît pas bien grave. En l'absence de permanence médicale sur le camp, le moindre mal devient urgence et nous avalons des kms pour distribuer 2 paracetamol et 3 spasfon. Normal, nous sommes là pour ça.
Retour au phare pour accueillir un  nouveau bateau de Syriens. Le "capitaine" est Mustapha et j'aide sa femme, en sanglots, à regagner la rive. Lui, baise le sol de cette terre promise et ce grand et fort gaillard me serre dans ses bras tellement fort que j'ai du mal à respirer. Il me dit qu'il est journaliste et sort de l'habituel petit paquet en plastique étanche, son passeport et sa carte de presse. Quelle émotion ! Nous mettons son ordinateur à sécher au soleil... sèchera ? sèchera pas ??? en attendant le bus que nous venons d'appeler pour les amener à Oxi. 

Nous revenons à Eftalou où l'après-midi est calme en dehors de quelques consultations de réfugiés  errant sur la route, mais il  n'y a pas de bateau. Pourquoi?  La fête de l'Aïd hier peut-être et vendredi aujourd'hui, jour particulier en pays musulman...




Samedi 26 septembre 
Sursaut lorsque sonne mon réveil-téléphone peu avant 7h.  Ai-je réellement dormi? Et pourquoi suis-je encore toute habillée? Trou noir, black out complet, je ne me souviens de rien. Ma première pensée va vers les réfugiés qui ont tenté de dormir sous des bâches en plastique alors que je suis dans un lit. Allez, l'heure n'est pas au misérabilisme, mais à l'efficacité dans l'action. Alors, yaourt grec, un thé et deux tartines et me voilà de nouveau au top. Le compte de l'équipe médicale est vite fait, Caroline, l'infirmière et moi. Caroline part au poste de soins d'Eftalou avec une équipe médicale danoise, je pars seule en maraude.
De leur côté, la coordo mission et Adnan, notre logisticien, partent à Mytilini faire des courses pour les camps. Je souris parce qu'elle vient de reprendre à son compte ce que je lui ai dit en rentrant de la visite du camp avec Livia, la photographe -"Ils n'ont RIEN à manger, alerte le HCR, le PAM ou ACF, fais n'importe quoi, mais bouge!". Dans cette "guerre" des ONG qui monte en puissance pour récolter des fonds, elle tire la couverture à elle et c'est le partenariat La Chaîne - WAHA qui va nourrir les réfugiés sur les camps et moi je dis BRAVO !!!! 

Départ vers la plage du phare pour ma maraude en solo. Quelques volontaires sont là avec des caisses de vêtements secs, je m'éloigne; j'ai besoin d'être un peu seule sur la plage en attendant ce bateau où j'aperçois les gilets orange; ils sont loin, il y a du vent et des vagues, ils seront là... dans 1 heure peut-être. La traversée sera difficile.  Je marche au milieu des détritus, des milliers de gilets de sauvetage et je viens de trouver un passeport afghan, des papiers syriens et quelques billets de monnaie irakienne, souvenirs de cette tragédie que je veux garder. Je marche en regardant cette mer et ce soleil qui n'ont plus aucun goût de vacances, je marche parce que ç'est bon d'être un peu seule dans ce drame qui agresse, je marche vers un voyage imaginaire qui transporte, je marche parce que j'ai besoin de penser aux gens que j'aime et qui sont loin. 
Et puis le bateau approche et accoste facilement sur ces galets où le sol est presque plat; un 2ème est annoncé. L'arrivée se fait dans le calme car nous sommes peu nombreux sur cette plage et c'est bien. Tous ces gens qui débarquent ont besoin de calme, de tendresse et de paix. Lorsque les volontaires non médicaux sont trop nombreux, les réfugiés se sentent agressés et perdent encore plus leurs repères parce que trop de bruit, trop de cris, trop d'agitation, trop de tout, dans ce tsunami de bonne volonté. 

Plus de bateaux à l'horizon, direction le camp d'Oxi où je découvre avec joie que le HCR vient de monter une immense tente blanche pour remplacer les plastiques pourris qui faisaient semblant d'abriter les réfugiés la nuit. Une cinquantaine de personnes sont en cours d'embarquement dans un bus; ça bouge vraiment côté HCR, ça bouge enfin, ça bouge bien...
Départ maintenant pour Skala où beaucoup de bateaux arrivent et je ne vais pas être déçue. Je viens de rencontrer Omar, photographe free lance qui tourne un film sur les réfugiés qu'il veut intituler - "Je marche avec eux". Il est Danois, a fait des études en France et parle un Français parfait; je  lui propose de ne pas marcher, mais de partager ma voiture jusqu'à Skala où je sais qu'il aura matière à tourner. Il se laisse facilement convaincre.
La route pour Skala est une piste poussiéreuse et chaotique. D'habitude les bateaux accostent dans une relative sécurité sur les plages de galets. Mais ce matin, le vent et les courants en ont décidé autrement et les canots s'échouent, dans la panique, au milieu des rochers et des arbres, rendant plus périlleux le sauvetage lors de l'échouage. Oserai-je dire qu'il y a ici trop de volontaires ? Toute cette cohorte de bonne volonté aux gilets jaune fluo gêne un peu les professionnels et j'en ai un exemple criant. Accostage difficile dans les rochers d'un bateau bondé. Une maman serre précieusement son bébé dans les bras. Au lieu de lui donner la main pour l'aider à descendre et à marcher sur les rochers, on lui arrache littéralement son bébé que je vois passer de bras en bras et que je m'efforce de ne pas quitter des yeux, tandis que la maman, toujours dans le bateau, pleure en tendant des bras bien inutiles vers un mur compact qui lui cache son enfant. Je rejoins la dernière volontaire de cette chaîne hallucinante de transport de bébé pour l'entendre dire, un peu paniquée -"where is the mother ?" Excellente question -"where is the mother ?" Je lui demande de s'asseoir sur un petit muret de pierres et de ne plus bouger, tandis que je pars à la recherche d'une maman que je ne connais pas, que je ne reconnais pas dans la panique de cette folle arrivée. Il va me falloir de très longues minutes pour découvrir une  jeune femme en larmes qui réclame son bébé qu'elle a perdu. Bonheur de retrouvailles simples dans ces figures imposées de "vol" d'enfants auxquelles je n'adhère pas rajoutant à l'angoisse de la situation, un stress bien inutile et violent. 

Tandis que les embarcations continuent d'arriver dans ce ballet nautique mal réglé, je découvre un homme d'une soixantaine d'années, assis par terre, en sanglots, entourés par trois enfants qui hurlent "Baba"; sa femme, vêtue d'une longue robe noire, reste debout près de lui,  dans une dignité qui force le respect. Je m'accroupis à côté de lui et je comprends qu'il a perdu la précieuse pochette qu'il avait autour du cou et qui contient toute sa vie. Eh oui ! toute une vie dans une pochette plastique: son portable, ses papiers et son argent. Je repars avec lui au bateau dont le fond est rempli d'eau et nous pataugeons à la recherche du précieux trésor, en vain. Alors nous cherchons dans l'eau claire autour du bateau, toujours en vain. L'homme, ce grand gaillard, se remet à pleurer. Il pleure comme un bébé qui a perdu sa tétine, il pleure comme un enfant qui a perdu son jouet le plus précieux, il pleure sur lui, ses enfants, sa famille et cette vie qui vient de se noyer durant cette terrible traversée, comme pour emprisonner ce chant de liberté. Je ravale mes larmes et ce ne sont pas les quelques billets que je viens de lui donner qui reconstruiront tout ce qui vient de s'effondrer. Déjà un homme vient de lui prêter un téléphone pour qu'il appelle sa famille et j'admire la solidarité qu'engendre cette immense détresse. Quelques mètres plus loin ses enfants se serrent dans les bras pour faire bloc et la plus grande s'efforce d'effacer les larmes des joues de son petit frère. 

Un autre bateau approche et il me faut reprendre mes esprits pour être capable de donner ce dont les suivants auront aussi besoin. Accessoirement je fais quelques pansements, distribue quelques paracétamol, mais Caroline me dit ce soir qu'à Eftalou, elle a soigné beaucoup de plaies liées à l'accostage dans les rochers et les branches. 
Je fais plusieurs navettes pour ramener des femmes et des enfants jusqu'à Eftalou pour qu'ils puissent manger et se faire un peu cocooner avant de prendre le bus jusqu'à Oxi et je retrouve  Caroline vers 14h30 pour un court break dans la petite taverne au bord de la plage qui sert de cantine et de QG aux humanitaires d'Eftalou. A 4,50 euros la salade grecque, on repart gonflé à bloc après avoir un peu décompressé. 
Caroline rejoint son poste de soin après un café et une clope, je reprends ma maraude après un café, sans clope... Quoique dans le contexte, une petite taf ne me déplairait pas mais je ne vais pas jouer à ce jeu dangereux. Allez, circuit habituel, plage du phare, Oxi camp et Skala. Le phare est calme, rien à l'horizon. A Oxi, une 2ème tente est montée, plus petite, pour installer un poste médical fixe. L'UNHCR bouge et bouge bien, il était temps. A Skala, comme souvent l'après-midi, la paix revient et les arrivées se tassent. Sur le petit port au parfum d'espérance, je trouve 3 jeunes afghans, 17 à 19 ans, sans famille, qui semblent errer sans but et sans destination. Je les accoste, je leur offre un café dans une taverne, les pieds presque dans l'eau et je les embarque jusqu'à Oxi, à plus de 20 km, pour qu'ils passent la nuit. Demain ils prendront le car pour le camp de Mytilini et découvriront le parcours compliqué qui mène au fameux sésame, clé indispensable à la suite du voyage. 
Il est plus de 19h quand je rentre, Caroline vient d'arriver, Livia a fait de belles photos. J'essaye de me vider la tête, j'essaye d'oublier aujourd'hui pour préparer demain et je laisse mon esprit s'envoler tel un insecte léger aimanté par la lumière, celle de la liberté, de la dignité, de l'humanité.




Dimanche 27 septembre 
C'est mon anniversaire et je n'en parle à personne ici. J'ai des milliers de réfugiés pour m'aider à souffler mes bougies et des montagnes de gilets de sauvetage en cadeaux; que celui qui a autant de cadeaux que moi lève la main!  Je  me considère vraiment  comme privilégiée. Par contre, Philippe a ameuté les copains américains et français et je reçois plein de messages d'un monde qui me paraît loin, mais dont les encouragements aident à avancer. Il y a 2 ans, je fêtais en cachette mon anniversaire au Bangladesh, mission de chirurgie sur l'ancien Rainbow Warrior rebaptisé Rongdounou, ce qui veut dire arc-en-ciel. Descente au bloc par une échelle verticale, chute et 2 côtes cassées en guise de cadeau; on peut rêver mieux et, à choisir, je préfère les gilets de sauvetage...

Ce matin, Caroline est finalement partie avec l'équipe "ravitaillement" qui va porter les fruits, tomates et autres boîtes de thon dans les 2 camps près de Mytilini. Par ailleurs il est question - organisation coordination non médicale sans demander l'avis des médecins - de mettre un poste médical fixe sur le camp d'Oxi, mauvaise idée, à mon avis mais... bon... coordination, coordination... Deux heures et 3 comprimés de paracétamol plus tard, je décide de lever le camp et de continuer la maraude en repassant régulièrement par le camp. 
4 bateaux viennent d'arriver au phare et 1 sur la plage de l'hôtel Aphrodite dont les adorables gérants se mobilisent, comme à chaque fois. Les cars arrivent vite et les réfugiés attendent peu; quelques enfants petits, mais pas de souci majeur de santé. A Skala, par contre, il y a beaucoup de monde et j'assure plusieurs navettes jusqu'au départ du bus, roulant doucement, les enfants entassés sur leurs parents, les parents entassés sur leurs sacs,  dans des conditions de sécurité  plus que limites et qui me vaudraient, en France, un retrait immédiat du permis de conduire que je n'ai d'ailleurs pas apporté ici. L'essentiel est de leur éviter les 6 km de cette longue route à forte pente et objectivement, de tout le reste je me fous... D'autant que je ne suis pas en France, alors...
Finalement aujourd'hui, journée ordinaire d'une mission humanitaire ordinaire. Deux grands voiliers de croisière au large... le premier qui voit un boat gagne une coupe de champagne... et le petit train touristique longe la côte sur la route d'Eftalou - coucou les réfugiés! - celui qui fait la plus belle photo gagne un tour gratuit pour demain.

D'autres ne perdent pas la tête; comme nous ils guettent les boats à la jumelle, mais pas comme nous ils jettent carrément à l'eau les passagers et, dans une organisation quasi sans faille, attachent le bateau avec un filin, le tirent avec une voiture jusqu'à une remorque, siphonnent l'essence s'il en reste et récupèrent le moteur. Ces grecs, en lien avec les passeurs turcs, font un business lucratif de cette terrible misère; dans quelques heures, ce bateau et ce moteur repartiront en Turquie pour une nouvelle traversée de l'horreur. Je comprends mieux maintenant pourquoi le "capitaine" de ce navire de fortune crève les boudins aussitôt arrivé et pourquoi ce matin, un grec m'a hurlé violemment dessus et coursé sur la plage pour tenter d' arracher mon iPhone alors que je filmais son crapuleux trafic. Sauf qu'avec ses kilos en trop, il ne m'a pas rattrapée... Na na nère...

L'équipe de ravitaillement rentre dans la soirée; Livia a fait de belles photos, tout le monde est un peu fatigué. Air France vient de m'envoyer un mail pour enregistrer en ligne ma carte d'embarquement et cela me ramène à la réalité de la vie, à la fermeture de la parenthèse, au retour à la « vraie vie ». Demain soir je serai à Paris et plus tard dans la nuit j'atterrirai à Pau, reprise mardi des hostilités anesthésiques à  la clinique et des remarques acerbes des cons qui ne m'aiment pas et qui ne comprennent rien. D'ailleurs je rentre simplement de vacances en Grèce et je ne vois pas du tout où est le problème. Non, il n'y a pas de problèmes et il ne s'est rien passé, juste un cœur un peu meurtri, des larmes retenues, des souvenirs douloureux, des rires d'enfants, des pleurs, des blessures qui ne se refermeront peut-être jamais quand on laisse sa vie de l'autre côté de la mer et des pensées d'avenir bien incertain pour tous ces gens à qui j'ai donné la main ou que j'ai serrés dans mes bras. Non, bien sûr, il n'y a pas de problèmes et il ne s'est rien passé, je rentre de vacances en Grèce et c'était magique.