lundi 24 juin 2013

Mongolie, juin 2013


Samedi 15 juin 2013

Nouvelle mission Opération Sourire pour Médecins du Monde et première mission à Khovd, petite ville tout au nord-ouest de la Mongolie, à la frontière du Kazakhstan,  posée au pied de l'Altaï, dans un décor lunaire, et survolée par les aigles. J'y ai fait une mission explo il y a un an et cette fois nous lançons la mission. 
Lever à 4h30, avion qui décolle à l'heure et atterrit à 8h Roissy où la grève des aiguilleurs du ciel vient de se terminer; on aurait pu ne pas partir. Joies des retrouvailles avec Delphine, chirurgien des brûlés à Lyon, mon amie de cœur, ma complice au bloc, qu'accompagnent   Romain, lui aussi chirurgien à Lyon, Chloé, kiné et Nadia, infirmière. Vol vers Moscou sur Aeroflot, délicieux repas végétarien - chicken or beef ? - je commence le régime. François, le 3ème chirurgien, nous rejoint à Moscou en provenance de Bruxelles, et notre équipe embarque vers Ulaan Baator. Même repas qu'à midi - chicken or beef ? - on ne change pas une équipe qui gagne, je continue le régime.


Dimanche 16 juin

Atterrissage à Ulaan Baator, 6h heure locale, minuit en France. Contrairement aux autres fois, nous récupérons très vite les bagages et oh ! miracle ! je passe la douane sans être fouillée et mon sac n'est donc exceptionnellement pas confisqué. Battorgil, le directeur de l'hôpital, nous attend avec Irlan, jeune chirurgien kazakh, originaire de Khovd, qui part avec nous demain. Saran, notre fidèle interprète, nous rejoint. Elle a fait, en amont, un boulot de cinglée pour faire signer 3 tonnes de papiers à Battorgil qui a toujours le temps de faire demain ce qu'il est urgent de faire aujourd'hui, obtenir la licence pour notre matériel et nos médicaments auprès du Ministère de la Santé, et faire dédouaner tout le fret via le transitaire qui l'a réceptionné. MDM a payé les taxes de douane - combien ? secret défense, nous ne le saurons pas - mais Delphine et moi savons très bien que, sans Saran sur place, son investissement et son énergie, cette mission ne serait pas.  

On entasse donc l'équipe et tous ses bagages dans deux voitures, direction le Platinum Hotel, tout neuf, proche du centre-ville. C'est neuf mais ça reste mongol, ça sent mauvais dès qu'on entre dans le hall, la moquette et la décoration kitsch relèvent vraiment du bon goût mongol. Bon, on s'en fout, on est bien installé dans trois chambres doubles; je partage la mienne avec Delphine. Salle de bain rutilante, mais où les robinets fuient, normal, c'est mongol. La douche chaude faite du bien après ce long voyage, mais est-ce normal que l'eau s'infiltre sous le bac de douche et que la salle de bain soit déjà inondée?  Et nous nous couchons avec rendez-vous à midi dans le hall de l'hôtel pour le repas. En fait, Delphine et moi restons au lit et zappons le repas; nous dormons jusqu'à 14h et retrouvons les autres qui ont mangé un délicieux hamburger mongol. Départ à l'hôpital où tout le fret a été livré. Il fait très beau, très chaud et ça fait du bien. L'hôpital a de nouveau déménagé car le service dédié aux brûlés à l'hôpital de traumato était trop petit avec beaucoup de patients couchés sur des matelas par terre dans le couloir.  Cette fois les brûlés ont élu résidence dans un ancien hôtel, partiellement réhabilité. Ça n'est ni très grand ni très fonctionnel, mais c'est très propre et organisé au mieux. Ceci étant, à  15 000 euros par mois de location, le gouvernement commence à faire la gueule et il est déjà question de réintégrer les brûlés à l'hôpital de traumato dans le bordel qu'ils viennent de quitter.


Notre priorité, dans l'immédiat, est de faire le tri dans le fret entre ce que nous emportons à Khovd et ce que nous laissons à U.B., sachant que c'est un peu difficile car nous ne savons pas du tout ce que nous allons opérer là-bas. C'est donc une répartition  approximative que nous faisons, d'autant que le poids est limité pour l'avion de Khovd et que je suis sûre que nous avons déjà dépassé le poids autorisé, en comptant nos affaires persos qui contiennent aussi du matériel pour la mission. Battorgil est content, nous lui laissons des trésors en médicaments, matériel d'anesthésie et matériel chirurgical. 

Saran a prévu de nous emmener à 18h voir un spectacle mongol dans un tout petit théâtre très confidentiel. Le ciel s'est couvert, le tonnerre gronde et c'est sous des trombes d'eau que nous reprenons les voitures. Le spectacle est sympa, défilés de mannequins en costumes traditionnels mongols anciens,  danses, musique et  chants mongols qui nous permettent de passer un très agréable moment.
Fin de la soirée à La Route de la Soie, un restaurant que nous aimons bien pour ses délicieuses spécialités italiennes. Khisghee, notre amie chirurgien des brûlés, nous rejoint et c'est vraiment un bonheur de la retrouver. Elle est actuellement en congé de maternité avec un bébé de 4 mois et ne semble pas du tout pressée de reprendre son travail ; elle nous annonce que le nouveau directeur de l'hôpital de traumato vient de lui proposer le poste de chef de service des brûlés, en remplacement de Battorgil qui brille par sa nonchalance et son incompétence, alors que nous l'avons connu, il y a des années, excellent chirurgien!  Dans l'immédiat elle hésite et Battorgil n'est pas au courant...

Retour à l'hôtel, il pleut toujours et certaines routes sont devenues des rivières. L'avion de Khovd est à 13h, rendez-vous est fixé à 11h dans le hall de l'hôtel. 



Lundi 17 juin

Bonne nuit, longue nuit. Le réveil de Delphine sonne à 9h, mais les paupières sont encore lourdes et les motivations pour sauter du lit un peu minces. Nous traînons encore un peu. Le petit déjeuner ne correspond pas, bien sûr, à ce que nous avons coché hier soir sur la commande, mais qu'importe... On a du thé, 2 petites tartines grillées froides accompagnées de feuilles de salade et de tomates, juste pour l'esthétique, peut-être, et un petit bol de yaourt mongol typique, mais très bon. Il est temps de ranger la chambre et nous nous retrouvons avec Saran et une 2ème interprète que nous ne connaissons pas, prénommée Nassa, je crois, ou un truc assez ressemblant. Bon, on va faire simple, je vais l'appeler Nassa. Tout le monde est là, on charge le bus pour entasser tous les bagages et on commence à regarder l'heure tourner compte tenu de l'intensité des gigantesques embouteillages qui risquent juste de nous faire rater l'avion. Le chauffeur s'impatiente, téléphone, klaxonne et téléphone encore, nous roulons au pas. Seuls les derniers kilomètres nous permettent de rouler à vitesse normale et nous enregistrons les derniers nos 3 tonnes de bagages et les 80 kilos de fret que Battorgil a apportés à l'aéroport. À raison de 10 kg en soute autorisés par personne et de 5kg en cabine, nous dépassons plus que largement le minimum syndical requis, nous le dépassons en fait de 60 kg pour la soute et de rien pour les bagages cabine car trois d'entre nous omettons de les faire peser. Irlan et les interprètes négocient; de 60 kg de dépassement, on passe à 40 et on paye en liquide 135 000 tougriks, soit 75 euros ce qui est vraiment cadeau. 
15 h: embarquement immédiat pour un vol de 3 heures dans un petit avion à hélices. Je ne vous raconte pas le  pique-nique  servi à bord pour ne pas vous faire envie et vous donner l'idée de vacances à Khovd. Atterrissage prévu à 16h, soit 15h, heure locale.   







Atterrissage à Khovd à 16h, 15h heure locale. 1500 m d'altitude, entourée de sommets  enneigés qui culminent à 4600 m. Le directeur de l'hôpital nous attend avec l'un des chirurgiens et une ambulance où nous entassons notre joyeux bordel. Arrêt à l'hôtel, un peu spartiate, certes, mais beaucoup moins glauque que celui où nous étions il y a un an avec Didier pour la mission explo.  Delphine et moi partageons la chambre 313 qui est impossible à ouvrir. Il faut tourner la clé 2 fois à droite, 3 fois à gauche en se déboulonnant le poignet, tirer, pousser, donner des coups de pieds en bas et au milieu de la porte et finalement échouer et appeler la fille de l'accueil, en l'interrompant dans son canevas, un ravissant paysage avec yourte et chameau. Elle-même renouvelle les tirages, les poussages et les coups de pieds dans la porte et réussit, youpi !!! 
L'hôpital est à 5 mn à pied de l'hôtel, ce  qui est bien pratique car nous sommes autonomes, non tributaires d'une voiture.



Je retrouve cet hôpital, bâtiment de 2 étages, accueillant et qui vient d'être repeint. Petit briefing dans le bureau du directeur, speech d'accueil habituel et consultations. Comme d'hab, des enfants, comme d'hab, des séquelles de brûlures et comme d'hab, ça ne va pas être facile de bosser. Nous faisons le programme pour la semaine, à ajuster suivant les consultations des jours à venir. Un jeune anesthésiste mongol va travailler avec moi et il a l'air très sympa. Je commence à ranger le bloc, les autres sont partis se promener. Nous allons bosser dans une grande salle avec 2 tables et 2 respirateurs dont je tenterai demain de comprendre le fonctionnement. Il y a beaucoup de petits à endormir et je ne dois avoir aucun accident. 



Retour à l'hôtel où je visite notre chambre, assez grande, deux lits un peu durs, mais ok, et salle de bain superbe ! Un petit filet d'eau glacé coule au lavabo, mais il paraît que nous aurons de l'eau chaude ce soir, le tirage de la chasse d'eau inonde toute la salle de bain et, comme sur la péniche au Bangladesh, la douche est un pommeau fixé au-dessus des WC et qui inonde la pièce. Allez, c'est cool, vive les vacances à Khovd ! On a un toit, l'eau courante et l'électricité, elle est pas belle la vie ? Reste à trouver THE restaurant qui propose autre chose que du mouton. Les interprètes en ont un sous le coude qu'elles ne connaissent pas, mais le cousin de l'ami de l'oncle du beau-frère du directeur de l'hôpital leur a dit qu'il était bien, alors... s'il l'a dit... allons y. Les rues de Khovd sont des pistes poussiéreuses qui nous conduisent chez Bocuse, 5 étoiles au Michelin, attention l'addition! Alors on commence par les salades, celle-ci barko - en Mongol, il n'y en n'a plus, celle-là barko et la troisième barko aussi. Alors on va faire simple, qu'est-ce qui n'est pas barko ? Finalement, avec l'aide d'une interprète, j'arrive à avoir des choux et des carottes râpées avec quelques flocons de jaune d'œuf et un peu de gruyère local râpé. Delphine, Chloé et Nadia me suivent dans ce choix gastronomique, les garçons et les interprètes dévorent une énorme assiette de viande non identifiable, mais dont ils se régalent. Repas + bière, addition 3,5 euros par personne, on reviendra !!!!
Retour à l'hôtel où nous nous retrouvons tous dans notre chambre pour que Delphine sorte sa botte secrète : du chocolat Toblerone, noir, blanc, au lait et le dernier né aux amandes grillées avec une pointe de sel, le bonheur. 
Il est presque minuit quand nous nous séparons. Chacun retourne vers sa douche à l'eau froide qui finalement sera tiède, sa petite lessive à l'eau glacée et sa couette brodée d'or et d'argent dans le plus pur style mongol.
Demain je vais tenter de déjeuner vers 7 h, un vrai challenge !!! et partir seule tôt à l'hôpital pour organiser le bloc, me familiariser avec les respirateurs et essayer de lancer le programme pas trop tard. Delphine et les autres ne viendront que vers 8h30 et nous ferons au mieux, comme nous l'avons toujours fait.  




Mardi 18 juin

Nuit moyenne, réveil à 6h45 et à 7h, bien sûr, rien n'est prêt pour le petit déjeuner. La porte du restaurant est fermée à clé et tout le monde dort. Je réveille, sans douceur, la nénette au canevas et je commence à gueuler, mais elle ne comprend rien, bien sûr. Les cheveux en bataille, l'œil glauque, elle me regarde totalement ébahie et je pense qu'elle se demande qui est cette cinglée qui vient de la sortir de son rêve. Heureusement Nassa, notre 2ème interprète, descend fumer sa  clope et en remet une couche en Mongol. Finalement on trouve la clé du restaurant et je passe derrière le bar pour prendre des verres, du jus qui n'a de multivitaminé que le nom, des tasses et du thé. Entretemps, complètement tétanisée, ma brodeuse a fait bouillir l'eau et je l'accompagne dans la cuisine pour qu'elle me sorte du frigidaire de la margarine, du pain de mie rassis et une gelée violette qui fait fonction de confiture. La cuisine est immonde; la vaisselle sale du restaurant d'hier soir est empilée en équilibre instable, tout est gras, puant, répugnant et des restes de viande font la grasse mat au fond d'une bassine en plastique. J'ingurgite en 5 minutes ce délicieux petit déje et je pars à l'hôpital.

Au pays du mouton.


 À 7h30, l'hôpital est calme et se réveille doucement, mais l'anesthésiste arrive peu après et nous installons le bloc, rajoutons une deuxième table d'opération et préparons l'arrivée des enfants. C'est à ce moment que je réalise qu'en fait les respirateurs ne respirent pas du tout.Comme à nos débuts à Ulaan Baator, il faut ventiler à la main à l'aide d'un ballon ce qui bloque une personne toute la durée de l'intervention. Et aujourd'hui nous allons opérer pendant 12 heures... C'est donc avec bonheur que je vois débarquer 2 infirmières anesth, modèle XXL, qui vont ballonner à ma place car j'ai vraiment trop de travail et de responsabilité avec tous ces petits à faire dormir. 





La journée se passe donc au rythme de j'endors et je réveille des petits brûlés aux lourdes séquelles. En milieu de journée, nous opérons une jeune fille tombée dans le feu la face en avant et que j'avais vue avec Didier il y a un an. Son visage, son cou, son thorax, sont, comme au Pakistan chez les femmes vitriolées, bloqués par une épaisse cicatrice rétractile. Elle entrouvre à peine la bouche et n'a aucune extension de la tête. Mais je l'intube sans stress et sans difficultés avec ma machine magique prénommée Glidescope. Trois heures de ballonnage plus tard, je la réveille. Delphine a réséqué la bride du cou et l'a remplacée par une greffe de peau qu'elle a prise sur le ventre; elle a fait aussi quelques plasties en z sur le visage pour lui redonner un peu de mobilité. Dans l'immédiat il y a des pansements partout.



En face du bloc, j'installe une petite salle de réveil avec un lit et un extracteur d'oxygène ce qui me permet d'avoir un œil sur chaque petit que je viens d'extuber et qui n'est pas encore parfaitement réveillé. C'est la maman qui surveille et je fais, moi, la navette entre cette petite pièce de réveil et le bloc en anticipant sur l'analgésie que j'essaye de gérer au mieux car le post opératoire immédiat de ces interventions est extrêmement douloureux. Nadia et Chloé prennent ensuite le relais pour l'hospitalisation dans une grande chambre où elles surveillent les pansements, donnent les calmants suivant un protocole que nous ajustons à chacun et distribuent les peluches que j'ai apportées.  Le challenge est d'arriver à calmer un enfant qui hurle au réveil d'une longue anesthésie et de le laisser endormi paisiblement dans les bras de sa maman, les bras serrés sur son nouveau doudou, bambarouche en Mongol. Nadia et Chloé font ce travail avec beaucoup de douceur, de gentillesse et de compétence et c'est juste du bonheur de travailler avec elles et de croiser leur sourire qui fait du bien.
Au bloc les interventions s'enchaînent;  je ne me suis pas arrêtée 5 minutes et je suis soulagée à 19h de réveiller mon dernier patient qui est, heureusement, un jeune adulte que je vais donc pouvoir laisser avec moins d'inquiétude. En fait à 19h, je me retrouve seule au bloc avec ce jeune de 17 ans, tout nu sur la table. Tout le monde s'est tiré et moi, je fais quoi ? Alors je crie, en Mongol, pour demander une couette pour le couvrir, un brancard pour le transférer et de l'aide pour le ramener dans sa chambre, rien, en fait, de bien extraordinaire. Saran m'attend dans le couloir et nous rentrons à l'hôtel.
Nouveau resto conseillé cette fois par le copain d'un copain d'une panseuse du bloc et qui est, paraît-il, le meilleur restaurant de Khovd. Ah ouaih ? mais je le connais, moi, ce super restaurant, j'y ai mangé avec Didier et il n'y a bien sûr que de la bouffe mongole! Allez, on refait, comme hier soir, le coup du chou et des carottes râpées et ça passe, pas le choix. Les autres mangent mongol et ça passe aussi. Pendant le dîner, la directrice de l'hôtel appelle nos interprètes car on est en pleine campagne présidentielle et l'une des candidates venant dormir à notre hôtel, elles doivent juste céder leur chambre qui aurait, paraît-il, une position stratégique pour la surveillance de la dite candidate par ses gardes du corps!!! Elles partent donc, au cours du repas, déménager leur chambre et on marche vraiment complètement sur la tête!!!
Retour à l'hôtel, resucrage au Toblerone et tentative de douche à l'eau glacée à laquelle je renonce. Nadia, perspicace, descend aux nouvelles et remonte triomphante annoncer que le chauffe eau sera mis en route à minuit. C'est donc à cette heure avancée de la nuit que Delphine file sous la douche. Moi, je bouquine un peu et je m'endors. 




Mercredi 19 juin

Réveil à 6h45; je laisse Delphine dormir et je retente le petit déje. Est-ce le briefing musclé de nos interprètes hier soir ou la présence de la candidate à la présidentielle, mais la porte du restaurant est ouverte et trois personnes s'agitent, installant des tasses et des verres. Elles veulent absolument que je boive un Nescafé car il est sur la table et je dois ouvrir un placard pour y trouver du thé, puis négocier le pain de mie rassis et la margarine. 
Départ à l'hôpital à 7h15 pour ouvrir le bloc; il commence à faire chaud. Cette fois, je suis désespérément seule pour tout préparer. Les IADE, des nouveaux, débarquent à 9h15, c'est le club med. Heureusement un infirmier du bloc arrive peu avant 8h et je lui demande de faire venir les deux premiers enfants. L'une a 9 mois, l'autre 14 mois; la plus jeune a les doigts enfouis dans un moignon de main et de vilaines cicatrices sur le visage après être tombée dans le feu, l'autre a des cicatrices rétractiles de la main droite qui a été ébouillantée. Tous  les deux hurlent et moi je fais quoi ? Alors, avec mon copain de galère, je m'organise. Kétamine dans les fesses pour tous les deux et le calme revient. Pendant qu'ils somnolent, je les sangle chacun sur une table pour éviter la chute et je pose les perfusions. Mais sans IADE je ne peux pas endormir car je ne peux pas ballonner les 2 respirateurs à la fois. Alors j'attends et les chirurgiens qui arrivent attendent aussi... Un moment plus tard, la petite dort, les chirurgiens opèrent et, sans crier gare, le respirateur se met à siffler et s'arrête pour panne d'oxygène. Ça ne semble inquiéter personne sauf moi, car la couleur bleu marine que prend l'enfant en quelques secondes n'est pas du meilleur goût. J'attrape un ambu, je ventile, elle se recolore et je demande si quelqu'un peut envisager de changer la bouteille d'oxygène car celle qui est à côté est vide aussi. Mais alors, si elle est vide, elle sert à quoi? À rien? Ah d'accord! Juste vous m'expliquez et je comprends, mais dans l'immédiat l'arrivée d'une bouteille pleine est plus qu'urgente. Je continue à ventiler à l'ambu, les chirurgiens continuent à opérer et ne s'aperçoivent de rien et un technicien débarque avec bouteille neuve, clé à molette et salopette dégueulasse. Eh mec! Tu sais qu'on est au bloc? Tu t'en fous? Ah bon, alors vas-y, fais ton taf et remets moi l'oxygène pour ma poupette qui ne demande rien certes, mais qui en a vraiment besoin.



La journée va se passer presqu'au même rythme qu'hier, mais il y a deux adultes brûlés au bras à qui je fais des anesthésies loco régionales. Nadia et Chloé, elles, continuent la prise en charge post op et viennent prendre les consignes pour les enfants trop algiques. Les 10 opérés d'hier vont bien et n'ont plus mal du tout, beau travail d'équipe. 
Le téléphone portable :  fléau de la France, fléau de la Mongolie, INFERNAL au bloc quand on travaille. Il sonne sans arrêt, pour tout, pour rien, pour n'importe quoi et j'en ai vraiment ras le bol. L'un des IADE téléphone d'une main et ventile de l'autre, l'autre arrête de ventiler et va à la fenêtre pour répondre. Et il s'étonne que j'aille le chercher pour le ramener à son ballon. -"Ya un problème? - Non, tu rigoles, garçon, ya juste que l'enfant ne respire plus et que ça me pose, à moi, un problème."



  Ce soir, nous sommes invités à dîner par l'équipe mongole dans une famille kazakhe. Départ à 19h30 de l'hôtel, petit tour en minibus poussif dans la campagne proche où les habitants de Khovd plantent leur yourte au bord de la rivière pour l'été, une sorte de résidence secondaire. Puis accueil sous la yourte d'une famille kazakhe car Khovd est tout au nord-ouest de la Mongolie, à 300 km de la Russie et à la frontière du Kazakhstan.
 C'est une famille musulmane pratiquante et il n'y a donc pas de vodka mais on nous sert un bol de thé au lait puis une grande tasse d'eau chaude, boisson classique dans la région. Bon faut aimer, ok, ça tombe bien, j'ai pas soif. Surtout, le plat traditionnel kazakh est de la viande de cheval grillée, servie dans un grand plat où chacun a le droit de piocher avec les mains, dès que le chef de famille a découpé les côtes avec ses mains bien grasses et son grand couteau. Alors c'est la curée: tout le monde semble se régaler, ok, ça tombe bien, j'ai pas faim et je me rabats sur un petit bol de riz collant et de délicieux abricots secs et nous passons un très agréable moment.






Jeudi 20 juin

Je ne me bats plus pour le petit déje et j'avale en 5' un bol de thé tiède et une tartine de pain rassis à la margarine.
Au bloc où, comme chaque matin à 7h15, je suis seule, j'installe, je prépare les perfs, je prépare les drogues. Arrivée de Saran à 7h45, c'est sympa, et d'un IADE. Quand Delphine et les garçons débarquent à 8h30, le 1er petit de 10 mois dort et je perfuse — non sans mal — la 2ème, grosse mémère de 18 mois, bien potelée et dont les veines sont enfouies dans la graisse. Je trouve une veine au pied et j'endors. Finalement, comme en France, rien n'étonne personne. Même au bout du bout du monde, sur une nouvelle mission difficile à mettre en place, les chirurgiens trouvent normal que les enfants dorment quand ils arrivent au bloc, sans réaliser le travail fait en amont pendant qu'ils ne sont même pas levés. Mais j'ai l'habitude, c'est pareil en France; ici j'aurais juste aimé que les garçons me disent merci...

On enchaîne, AG, rachi avec sédation chez les enfants à partir de 8-10 ans. Il faut lâcher des brides pour déplier un genou, brocher des doigts pour rouvrir une main, prélever de la peau pour la greffer, faire tourner des lambeaux; il faut tout donner à ces enfants et quelques jeunes adultes pour lever un peu de l'impotence fonctionnelle liée aux séquelles de ces brûlures graves. Dans le calme, je cours de l'un à l'autre pour tenter de tout surveiller, de vérifier les saturations, les réinjections, de penser aux antibiotiques, aux antalgiques per et post op. 
J'ai une rachi à piquer pour des brides de pied chez un enfant de 15 ans mais je suis aussi avec Delphine pour un gros pansement de brûlures aiguës sous anesthésie générale chez une jeune femme tombée dans l'huile bouillante et qui a très mal. C'est peut-être la dixième fois que Romain me réclame la rachi et c'est aussi la dixième fois que je lui explique, ce qu'il devrait comprendre, que je suis occupée et qu'en plus j'ai rendez-vous dans une heure chez l'esthéticienne... Bon, passe pour l'esthéticienne, je veux bien retarder mon rendez-vous, mais passe pas pour la brûlure à l'huile bouillante dont je dois m'occuper. Alors mon grand, tu te calmes, t'es pas tout seul et dès que j'ai fini avec Delphine, je me précipite vers toi. Et voilà, fin du pansement, j'amorce l'atterrissage avec l'IADE et je pique la rachi. Chacun son tour, vous êtes trois chirurgiens et j'aide chacun d'entre vous, mais vous me laissez le temps de bien gérer chaque enfant; nous n'avons, vous n'avez, je n'ai aucun droit à l'erreur.



Il est 14h30, je m'accorde vite fait un Nescafé classic, le plus dégueulasse du monde, celui 
que Nescafé réserve aux pays pauvres et donc aux humanitaires, celui qui fait des trous dans l'estomac, mais qu'on boit quand même quand le coup de pompe arrive. En pleine forme donc, après ce Nescafé es-spécial humanitaire, je retourne dans l'arène, comprenez le bĺoc, au milieu des cris, des téléphones portables, des boîtes d'instruments qui s'entrechoquent, des discussions chirurgicales sur les indications de lambeaux ou de greffes et du stress qui fait le quotidien d'une journée de 12h avec des chirurgiens et qui donne la migraine.
18h : les chirurgiens garçons viennent de terminer un lambeau de creux poplité, Delphine n'en n'a plus pour très longtemps avec les vilaines brides périnéales de cette petite fille de 2 ans tombée assise dans une bassine d'eau bouillante. Chloé et Nadia sont parties acheter quelques souvenirs locaux. Les chirurgiens partent à leur tour et je reste avec l'IADE pour réveiller ma petite princesse qui prend son temps pour ouvrir un œil. Je la garde un long moment au bloc pour être sûre que tout se passe bien et je l'installe dans sa chambre avec l'extracteur d'oxygène que l'IADE retirera avant de partir.
Je viens d'apprendre que le directeur de l'hôpital invite l'équipe au restau ce soir avec les chirurgiens mongols qui ont travaillé avec nous. Le minibus crachoteux , conduit par un chauffeur imbibé de vodka, nous prend à l'hôpital. Le trajet est douloureux; imprégé d'alcool, notre chauffeur n'a pas tous ses neurones connectés. Il cale, le véhicule tousse,  sursaute, tressaute, s'arrête et repart, tourne à droite au lieu de tourner à gauche, fait demi-tour au milieu de la piste poussiéreuse, certes peu passante, mais quand même, et nous dépose finalement devant un restaurant très chic où nous attendent, dans leur habit de lumière rutilant, le directeur de l'hôpital, nos  amis chirurgiens mongols, mon copain anesthésiste, la surveillante du bloc, la médecin physiothérapeute qui a travaillé avec nos deux petites copines et la comptable de l'hôpital. Mais surtout il y a aussi le Gouverneur de la province de Khovd qui veut nous remercier d'être venus aider la population et bla bla bla... et bla bla bla... Discours politique habituel que Saran traduit dans les grandes lignes. À notre tour de remercier et bla bla bla... et bla bla bla... Discours humanitaire habituel que Saran traduit dans les grandes lignes. On recommence avec le Député, de passage dans la région et copain du Gouverneur. Nouveau bla bla politique et je suis sûre que Saran ne traduit pas la moitié, vu la différence de longueur entre le discours mongol et la traduction française. Bon, on devrait survivre parce que finalement ton discours pépère, avec ton chapeau de cow-boy que tu n'as même pas pris la peine d'enlever, on le connaît déjà par cœur. 
Comme chaque soir de mission, la bière mongole coule à flots mais cette fois-ci c'est plus qu'à flots, c'est le Niagara; chacun a déjà bu 3 ou 4 bières d'1/2 litre et quand y en n'a plus y en a encore. Les Mongols servent et re-servent et ont une impressionnante descente, François et Romain suivent à la corde, Delphine et Chloé tiennent bien la route, serrées de près par les interprètes, Nadia et moi qui ne buvons pas étudions le tiercé dans l'ordre.
Le repas est délicieux car ils ont eu la délicatesse de proposer des légumes chauds et du riz à ceux qui ne veulent pas de viande; je ne sais pas ce que je mange, mais c'est excellent. Nous finissons par de succulents pruneaux importés de Russie et des dérivés de brugnons que je laisse fondre dans la bouche pour en savourer la douceur, le goût sucré et ce petit plus indéfinissable des mets dont on rêve et qui régalent. 
Un chanteur mongol vient agrémenter cette soirée hors du temps où plus rien ne compte que l'instant, ce bonheur d'être ensemble et ces souvenirs rares que chacun se fabrique et emmagasine.
Avant les adieux, chacun de nous reçoit un cadeau, une très jolie veste sans manche en laine de chameau qu'il fera bon mettre en hiver quand le froid reviendra. Bayershlä, bayerstaï, au revoir et merci, nous promettons de revenir, cet hiver sans doute si MDM suit pour la logistique.
Pour éviter le chauffeur du minibus et sa vodka, nous décidons de rentrer à pied; rien n'est très loin à Khovd. 
Il est minuit; à l'hôtel l'eau chaude vient d'être branchée et nous pouvons nous laver correctement, abstraction faite de l'inondation de la salle de bain et des wc. Bonne nuit, c'est bon de se sentir propre.



Vendredi 21 juin

Nuit un peu courte, nous avons discuté longtemps avec Delphine; il ne nous reste plus beaucoup de temps à passer ensemble. Le jour me réveille à 7h; je rassemble mon maigre baluchon et après un dernier petit déjeuner mémorable, je pars à l'hôpital. L'anesthésiste me rejoint rapidement et je lui confie tous les trésors qui restent du matériel d'anesthésie que j'ai apporté. Ses yeux s'écarquillent au rythme des cartons qui s'ouvrent et qui ne contiennent pourtant que le minimum indispensable à la bonne gestion d'une anesthésie. Des seringues aux sondes d'intubation, en passant par les cathéters, les tubulures de perfusion et le reste, le paracétamol, les antibiotiques injectables et  le Diprivan dont il n'a pas une goutte car inacessible à Khovd et trop cher, il ne sait plus où donner de la tête et part cacher ces trésors dans sa caverne d'Ali Baba.   
Delphine et les garçons font la visite et laissent leurs consignes aux chirurgiens mongols. Il n'y a qu'un gros pansement à refaire sous kétamine.
Les adieux sont toujours un peu douloureux mais nous sommes heureux de cette première mission dans ce petit hôpital et nous savons que nous reviendrons, car il y a ici beaucoup d'enfants qui ont besoin de nous et ne peuvent pas venir jusqu'à nous à Ulaan Baator.



À l'aéroport, surprise mongole, le vol a plus de 2 heures de retard. C'est tellement habituel que ça n'est même plus une surprise et nous prenons notre mal en patience. Le temps est de nouveau frais, il a plu ce matin. Chacun s'occupe à son rythme, je regarde les montagnes. L'avion à hélices finit par atterrir et dans la salle d'embarquement , je suis abordée par un militaire mongol sans âge parce que gros, libidineux et empestant la vodka. Il prend ma main qu'il serre fort et me fait traverser le tarmac jusqu'à l'avion, couple étrange auquel je me sens totalement extérieur, simple abus de pouvoir. Ça n'est pas moi qui marche si près de lui, ça n'est pas ma main qu'il serre et ne veut pas lâcher, mais c'est bien moi qui monte la passerelle et me précipite auprès de Delphine pour échapper à ce porc et à ses relents d'alcool. 
Vol de 3 h sans problème; quand nous récupérons nos bagages, il tente un nouveau rapprochement, mais je sors rapidement de l'aéroport où Battorgil nous attend avec un autre chirurgien de l'hôpital des brûlés. Il est plus de 22h quand nous nous installons dans une pizzeria mongole où je déguste une délicieuse pizza végétarienne.
Retour au même hôtel qu'à l'aller pour une douche et une très courte nuit. Il est 2h quand nous dormons, 4h quand nous nous levons, 5h quand nous arrivons à l'aéroport pour un décollage prévu à 7h15 vers Moscou.    



Samedi 22 juin

À l'aéroport où nous arrivons à 5h, les yeux un peu cernés, tout se passe bien, trop bien même pour un vol sur Aeroflot. Aucun Russe ne nous crie dessus pour aller vers l'enregistrement, suspect, une hôtesse souriante prend nos billets et distribue les cartes d'embarquement, de plus en plus suspect, et il nous reste 1h15 avant le vol, tout baigne! Mais ça ne va pas baigner longtemps; le vol prévu à 7h15 vient d'être retardé à 8h puis à 9h. L'équipage que nous avons vu monter dans l'avion, vient d'en débarquer et il est impossible d'avoir des explications, car personne ne parle Anglais dans ce bel aéroport. En montant un peu le ton, on réussit à  faire venir une hôtesse qui baragouine trois mots d'Anglais et on nous annonce que le vol ne décollera pas avant 14h au mieux, à cause d'une tempête - grand ciel bleu sur Ulaan Baator pourtant ce matin mais, bon, va pour la tempête - que donc on n'aura pas la correspondance pour Paris mais un vol Moscou-Paris à 20h30 ce qui, fuseaux horaires aidant, nous amène en France à 22h30 et nous oblige à dormir à Paris, en espérant qu'il y aura de la place à l'hôtel Ibis de Roissy. Restent à régler pour demain les correspondances train pour les Lyonnais et Air France pour moi. 
L'attente de 10h à l'aéroport d'Ulan Baator est longue et fatigante et c'est finalement à 15h30 que nous décollons vers Moscou.  À bord on nous refait le coup du délicieux repas, chicken or beef ? et y aurait pas une salade composée pour moi? Mais bon, tant pis, je vais continuer le régime jusqu’au bout. À Moscou, Delphine a la bonne idée de réserver les chambres à l’Ibis pour nous éviter de dormir par terre dans l’aéroport et après un dernier chicken or beef sur le Moscou-Paris, bienvenue en France !


Dimanche 23 juin

Courte nuit à l’hôtel et c’est à 6h ce matin que nous nous séparons. Chacun retourne vers son quotidien avec ses émotions, ses souvenirs, ses projets de revenir.  Pour moi, c’est une nouvelle page qui s’écrit et qui se tourne mais chaque retour me rapproche de mon prochain départ. En octobre je serai de nouveau au Bangladesh avec d’autres enfants à soigner, d’autres enfants à aimer.