vendredi 6 avril 2012

Bangladesh samedi 24 mars 2012



samedi 24 mars 2012    20 h heure locale : Paris + 5 heures

Premier jour de mission, après un voyage long et fatigant. Départ de Pau par le 1er avion hier matin vendredi.  Je quitte Philippe que je retrouverai seulement en octobre puisqu'il part, lui, dans une semaine, pour sa traversée, seul et à pied, des USA,  du Mexique au Canada, drôle de challenge ...
Attente habituelle à Roissy, aéroport pourri où il ne fait vraiment pas bon vivre et embarquement pour un vol de 7 h vers Dubaï, à bord d'un Airbus 380 d'Emirates, partenaire d'HumaniTerra, qui offre les billets d'avion pour les missions. Au milieu du vol, l'équipage fait une annonce en arabe d'abord, puis en anglais et en français pour demander un médecin; je suis la seule à bouger. Une jeune fille, allergique à l'ananas, vient de boire un verre de jus du dit ananas et commence à sentir une petite gêne dans la gorge. La chef de cabine a contacté, par radio, un médecin de la compagnie, au sol,  qui a demandé de lui donner un antihistaminique et d'appeler un médecin à bord pour faire une injection d'adrénaline en cas d'aggravation. Alors ça y est je tourne un film, y a-t-il un pilote dans l'avion ? Euh .... Un médecin dans l'avion ? Ben oui, y a moi mais je n'aurai pas à intervenir, heureusement.

Arrivée à Dubaï, aéroport que je commence à bien connaître pour y avoir fait souvent escale et embarquement pour Dacca avec le reste de l'équipe qui vient de débarquer du vol de Paris. Didier, dont le coiffeur est en grève illimitée, vient d'aller faire le plein de pinard au Duty Free; suivent Olivia, l'infirmière, puéricultrice en réa pédiatrique à l'hôpital de la Timone à Marseille  et Luc, le kiné qui bosse en privé. C'est marrant, mais on a  l'impression de déjà  se connaître et le courant circule tout de suite très bien. L'avion n'est pas plein et je réussis à m'allonger et à dormir un peu, en délaissant le délicieux plateau que l'on vient de me porter au milieu de la nuit, qui porte le nom de breakfast et qui sent le graillon dans tout le firmament.
À Dacca, c'est le même membre de Friendship qu'en octobre qui nous accueille. Il nous annonce que les bagages vont partir par voiture et arriveront dans la nuit because le poids dans l'hydravion. In extremis, chacun d'entre nous sauve sa trousse de toilette en plongeant dans les sacs blindés de matériel et de médicaments.
Avec notre équipe, partent, en effet, la fondatrice de Friendship, Runa, accompagnée de son fils de 14 ans et d'un ancien ambassadeur européen au Bangladesh, actuellement à la retraite, qu'elle essaye de taxer pour son ONG. Ceci étant, c'est une femme exceptionnelle, très jolie, très élégante, riche et d'un milieu aisé, qui a investi sa fortune pour créer Friendship et bat ciel et terre, de l'Europe à l'Orient et aux USA, pour trouver des fonds. C'est elle qui a mis en place ce concept de bateau-hôpital qui va à la rencontre des plus pauvres et elle étend les ailes de sa fondation à la formation des professionnels de santé, infirmières, médecins, paramedics, au planning familial, à l'éducation des enfants avec la création d'écoles qui quadrillent le Bangladesh, à des fabriques de vêtements en coton local.  Elle travaille, nous dit-elle, en partenariat avec le gouvernement, sans friction, ce dont je ne suis pas tout à fait sûre. Ce qui est certain, c'est qu'elle abat un boulot formidable dont nous constituons un petit, tout petit rouage.





Le vol en hydravion dure presque une heure, par un temps chaud et brumeux, 35 degrés que l'on supporte assez facilement. L'humidité me semble beaucoup moins intense qu'en octobre dernier. Curieusement, le survol de la péniche et l'amerrissage ne créent pas l'émotion attendue. Le pilote est moins bon que celui de la dernière mission et il se pose au milieu du fleuve, loin, trop loin de ces bras multicolores qui s'agitent pour nous accueillir. La barcasse à moteur vient nous chercher mais Barberousse, the captain, nous attend à bord avec l'équipe qui repart, mission de chirurgie gynéco. On débarque, ils embarquent, l'oiseau blanc redécolle rapidement et les enfants courent pour ne pas perdre une miette du spectacle.











La péniche est amarrée plus au nord qu'en octobre, tout en haut du Brahmapoutre, presqu'à la frontière indienne et l'île de sable blanc ressemble à un désert d'où sont sortis les baraquements au toit de tôle, l'hôpital de la plage.
Il paraît que là-bas, là où le regard ne porte pas, il y a un village et une école et nous décidons, mercredi matin, de prendre un break pour aller à la rencontre des habitants. Didier est ok; le programme, ce jour là, ne débutera que vers 11 heures.
Déjeuner fait de poulet, riz, légumes sur le guest boat où s'installent Didier, Olivia et Luc. Je vais dormir sur le bateau-hôpital pour être proche des opérés la nuit. En octobre j'avais la chambre 401!!! Cette fois j'aurai la 403 qui a 2 fenêtres, vue sur la plage d'un côté, sur la mer de l'autre, ouaih, bon sur la rivière boueuse, ok, mais c'est de l'eau  et c'est pareil. Et j'hallucine complet quand je vois le cleaner, faisant fonction de femme de ménage, qui sort un fer à repasser pour mettre à plat le tissu chiffonné qui va faire fonction de drap !






Immense bonheur des retrouvailles avec le staff local; le sourire de chacun en dit long sur le plaisir qu'ils ont à nous revoir; Luc est venu il y a un an, Olivia découvre et savoure. Shahin, Angelina, Celina, l'équipe du bloc, les cuisiniers dont mon copain Johnny, toujours aussi couleur locale, l'équipage ...  ils sont tous là pour nous recevoir. Manque à l'appel Massoud, le médecin gros et gras qui est en formation et je n'ose pas demander si c'est une formation de médecine ou de cuisine... Il est remplacé par un jeune médecin, très gentil, James, qui vit sur le bateau avec sa femme et sa fille d'un an qui fait, devant nous, ses premiers pas.







Nous sommes un peu au radar pour la consultation où défilent plus de 30 patients, petits et grands, plus petits que grands en fait, tristes et apeurés, vêtus pour certains de guenilles témoignant de leur extrême pauvreté. La plupart ont de graves séquelles de brûlures et il y a plusieurs fentes labiales chez des tout petits que je récuse; je ne veux prendre aucun risque pour l'anesthésie. Didier opérera seulement les plus grands avec des fentes labiales simples, sous sédation associée à une bonne anesthésie locale. S'ils bougent d'un poil, je sens, je sais, que je vais me faire engueuler ...
Et, comme je le rêvais, Morzina est de retour; c'est cette jeune femme, grièvement brûlée aux membres inférieurs complètement rétractés, qui ne marche plus depuis 2 ans et que son mari porte, que nous avons opérée en octobre pour déplier la première jambe et qui revient pour que Didier opère la seconde. Elle arrive, dans les bras de son mari et c'est comme si nous avions rendez-vous. Elle n'a pas changé et je retrouve son sourire plein de douceur, ses yeux rieurs et ses bras fins qui me serrent pour me dire juste - " je t'aime".
Fin de la consultation; c'est autour d'un tchaï - thé - que nous faisons le programme de la semaine. J'emmène Olivia "visiter" l'hôpital de la plage et le paquet de bonbons que j'ai apporté, assailli par les petits gourmands, téméraires ou timides, ne résiste pas longtemps. Morzina est assise sur les lattes de bois, sans matelas, tout au fond du hangar; elle m'appelle et me présente sa maman qui, cette fois, l'accompagne avec son adorable petit garçon de 2 ans.


Avec Morzina.




Morzina


Je regagne ma suite pour aller prendre une douche. Même bassine en plastique verte, même pichet rouge au plastique usagé, même eau froide du fleuve qui lave mal les cheveux et fait sursauter en ruisselant sur les épaules, même inondation de la "salle de bain" tandis que l'eau s'écoule difficilement par le petit trou planqué derrière les WC. Rien n'a changé; je suis partie hier, je reviens aujourd'hui et je reprends très vite mes marques. Je n'ai pas de vêtements de rechange puisque les sacs, privés d'hydravion, ont pris la route et arriveront ensuite par bateau mais je suis propre et ça fait du bien.


La nuit est tombée brutalement; je n'ai même pas vu le soleil se coucher ni les ombres s'étirer. Dehors, sur la plage, sous ma fenêtre, les bruits de gamelle rythment le temps en battant la mesure. Je n'entends plus les enfants, ils doivent dormir. Avant d'aller rejoindre les autres pour le dîner sur le guest boat, je vais repasser par l'hôpital pour embrasser Morzina. Et puis je vais essayer de dormir, malgré la chaleur qui persiste, sur ce drap magnifiquement repassé et cet oreiller en béton. Il nous faut être en forme tôt demain matin pour vite ranger le matériel qui sera arrivé dans la nuit et commencer le programme à 8 h.
















Bangladesh dimanche 25 mars 2012



Difficile de m'endormir hier soir à cause du bruit sur le bateau et de l'oreiller bétonné qui casse le cou. Plutôt bonne nuit ensuite.
À 7 h, je change de bateau pour le petit déje où j'arrive la première. À cette heure de la journée, la lumière est belle sur le fleuve et les barques dérivent dans le silence de l'eau qui s'écoule tranquillement, tandis que le soleil se lève paresseusement.
Thé au lait en poudre, pain grillé, confiture de fraises garantie sans un seul gramme de fraise, rien ne manque et je profite de ce moment de calme, partagé avec Olivia qui n'a pas très bien dormi. Je pars au bloc ranger le matériel, les sacs sont bien arrivés dans la soirée.

Didier et Olivia me rejoignent, Luc arrive peu après. Dans la pièce, face au bloc qui n'a pas grandi d'un pouce depuis la dernière mission, chacun range son bazar et c'est un joyeux capharnaüm.
La première petite patiente vient d'arriver. Elle s'appelle Asanou Djaham, elle a 3 ans et sa maman, aussi apeurée qu'elle, la tient dans ses bras. 








Elle a une fente labiale et des séquelles de brûlures rétractiles aux 2 pieds. Nous n'opérerons que le pied droit, le plus atteint. Kétamine dans la fesse, nous faisons sortir la maman pour que je pose son cathéter et fasse le bloc de pied pour qu'elle n'ait pas mal au réveil. Pour ceux qui savent que je  ne sais pas, YES !!!! Je réussis. Au bloc, je l'endors et c'est le dilemme habituel entre pas trop pour éviter l'arrêt respiratoire et pas assez pour éviter de me faire engueuler par Didier. Incision, ok, 10 minutes s'écoulent et le sketch commence - " Elle bouge"; j'opte donc pour la solution numéro 1, je plombe l'anesthésie, la petite fait, comme prévu, un arrêt respiratoire et je la ventile au masque sous les champs. Cette année nous avons un extracteur d'oxygène et je ne suis donc pas limitée quant à l'utilisation.

 Sketch 1, deuxième acte : Didier qui est vraiment en forme, a besoin tout de suite, là, immédiatement et en même temps, de broches pour fixer les orteils qu'il vient de déplier, de xylocaïne adrénalinée et d'une cupule stérile. Les broches d'abord, trop fines, trop longues, trop courtes, je respire à fond et ça se termine tout simplement par de grosses aiguilles roses qui font parfaitement l'affaire sur ces tout petits orteils. La xylo adrénalinée ensuite, je n'arrive pas à la trouver... - "Ça vient ?"  - "Ben... non ça vient pas, je cherche..." La cupule stérile enfin, y en a  pas, because j'ai apporté plein de grandes cupules en plastique mais, sorties du sac à 8 h, elles ne sont pas stériles à 9, - "Tu peux comprendre ou pas ? Parce que moi la cupule non stérile, la xylo et tes broches, je te fous tout dans le fleuve et tu te démerdes." Changement de ton - lui : "J't'aime très fort" – Moi : "On dirait pas". Le calme revient et l'intervention se termine sans autres exigences de mon chirurgien ... préféré ? Non, c'est Delphine et il le sait, elle aussi d'ailleurs...
Il fait froid au bloc avec la clim et c'est une petite fille aux mains et aux pieds gelés que j'installe au réveil avec une grosse peluche. Elle se réveille tranquillement, elle n'a pas mal, le bloc de pied marche, cool.
Asha, 12 ans est une jolie fillette au visage déformé par une fente labiale. Je demande à Angelina de traduire que je vais juste la faire dormir un peu et qu'après l'anesthésie locale qui va être désagréable et douloureuse, tout ira bien. Comme un  courageux petit soldat, elle monte au front avec juste quelques grimaces et l'intervention roule sans  problèmes.


Asha

Le déjeuner nous permet de nous poser, de discuter avec Olivia et Luc qui a fait une super attelle de pied pour Asanou pour qui j'ai gonflé un ballon sur lequel j'ai dessiné un bonhomme aux cheveux longs.  Quand je l'ai laissée au réveil, sous la surveillance de Célina, elle secouait le ballon en riant. Pendant le repas, Johnny, notre fidèle cuisinier, égal à lui même, ne nous quitte pas des yeux et tente d'anticiper nos moindres désirs. Pour le café, il sait, sans nous le redemander, que celui de Didier est avec du lait et sans sucre et le mien, noir mais avec sucre. Il note maintenant la commande de nos deux comparses. Bravo et merci, Johnny.




Retour de la pause repas. Asha dort, Asanou pleure, pas parce qu'elle a mal mais parce qu'elle veut manger une pomme. Nous en avons eu à midi, il doit en rester. Je monte attendrir Johnny et je redescend avec une pomme rouge sur laquelle la petite se jette.

Je sais déjà que l'intervention suivante va être longue et difficile. Mukta, 12 ans, s'est brûlée il y a 4 ans en bas du ventre. Les cicatrices sont tellement rétractiles que son ombilic est descendu sur le pubis et qu'elle ne peut plus écarter les jambes. Olivia la tient pendant la rachi et, pour ne pas qu'elle s'agite. Je la fais dormir pendant les presque 4 heures que dure l'intervention. Je mélange des drogues dans une recette totalement improvisée pour maintenir le cap au mieux, en dansant sur le fil tendu d'une anesthésie casse-gueule d'où il m'est interdit de chuter. Et c'est avec soulagement que je vois Didier commencer le pansement tandis que la rachi commence à se lever. Ouf !!! Sauvée par le gong, il va falloir maintenant jouer serré pour qu'elle n'ait pas mal.


Mukta
Mukta
Mukta en salle de réveil
Le tchai que l'on nous propose est le bienvenu avant d'opérer Maria. Le temps a changé, le ciel est devenu gris, on dirait qu'il va pleuvoir. Là-bas, entre l'horizon et le fleuve, une bande de brume s'est faufilée et ondule telle un serpent.
Maria, 12 ans, nous attend pour libérer les brides qui bloquent l'intérieur de sa main après une brûlure électrique. 


Je la fais somnoler pour piquer son bloc axillaire, elle dort toujours pendant que Didier l'opère, elle se réveille dans son lit, regardant, étonnée, son poignet où j'ai enfilé un bracelet.
Maria

Fin du programme, il est 21h. J'entends Asanou éclater de rire et ça fait du bien.
Il fait noir quand nous sortons; la nuit a déjà englouti le chemin qui mène à demain.



Bangladesh lundi 26 mars 2012



Passage en salle de réveil avant de me coucher hier soir. Asanou et Asha dorment, Maria est calme, Mukta gémit parce qu'elle a mal et je la calme avec du Nubain. Nuit sans problèmes ensuite, elles ont toutes bien dormi.



Asanou

6 h 45 ce matin avant le petit déje : le pansement de Mukta a beaucoup saigné, sa maman est très inquiète. Je fais traduire de la laisser à jeun, nous referons le pansement ce matin sous anesthésie.
Sur le guest boat, le petit déjeuner est servi. Monsieur l'ambassadeur à la retraite discute sur le pont avec Olivia. C'est un grand et gros monsieur jovial, cheveux blancs dégarnis, sourcils épais et ventre proéminent. Il ingurgite en peu de temps deux omelettes dégoulinantes de graisse, une assiette de légumes banglas, deux grosses galettes soufflées cuites dans l'huile et qui ressemblent à des ballons de rugby et réclame, sans bouger de sa chaise, son  black  coffee; on sent qu'il a l'habitude d'être servi. Je viens de préparer mon thé; -"Et moi, j'pourrais pas avoir juste ma tranche de pain de mie grillé ?" Johnny se précipite, adorable Johny, tandis que Monsieur l'ambassadeur termine son pantagruélique repas du matin.





Didier émerge, je pars préparer le bloc. Grande matinée pour nous : nous opérons notre petite copine Morzina pour déplier sa deuxième jambe; bientôt elle pourra remarcher. Elle m'attend, sagement assise sur un lit, sourit en me voyant, nous nous embrassons. 






Quand Didier arrive, la rachi est piquée avec l'aide d'Olivia, Morzina dort, allongée sur le ventre, Shahin commence le champ. A la différence de la première fois, pas de malaise vagal, pas d'incidents. Forte de l'expérience d'octobre, je pense que je gère mieux, que j'anticipe d'avantage mais Didier a du mal à déplier la jambe gauche plus brûlée que la droite déjà opérée et il se casse la tête pour trouver des zones à peu près saines pour les prises de greffe. En 2 heures tout est plié ou plutôt déplié, nous faisons le pansement et Luc fait une attelle. Nous la ramenons dans son lit, elle se réveille doucement. Didier : - "T'as du Lovenox ? Faudrait pas qu'elle fasse une phlébite"  Moi - "Ben oui, bien sûr, t'en veux 1 ou 2 injections par jour ??? Non mais, coucou Didier, on se réveille, on est bien en mission humanitaire sur une péniche, au Bangladesh, et j'ai pas déménagé tous les médicaments que tu utilises à l'hôpital. Alors, j'te trouve de l'aspirine et ça fera fonction de prévention de phlébite".







Pause Nescafé... yessss !!! et fin du programme de la matinée en douceur avec le pansement de Mukta qui est plein de sang. Ça y est, le Nescafé humanitaire commence tout doucement à me ravager l'estomac.

Le couloir est blindé d'enfants qui cavalent ou de plus petits blottis dans les bras des mamans. Distribution de nounours et de ballons et puis dehors, avec Olivia, nous donnons  ce que j'ai comme lait en poudre, sachets de céréales pour les petits, de café pour les adultes. Rapidement ça frôle l'émeute, comme à chaque fois et, en un flash, me reviennent les images du Kosovo, toutes ces mains tendues vers... un morceau de pain... Avec ces cris, ces hurlements plutôt. Mon esprit, parti un instant vers les tentes blanches de cette autre mission, revient sur la péniche. Fin de la distribution, break déjeuner.

Je repars avec Olivia pour piquer le bloc axillaire d'Arifa, Cette petite fille de 8 ans a une rétraction complète, post brûlure, de l'avant-bras sur le bras droit et quelques rétractions des doigts. Je suis vraiment contente parce que mes ALR (ALR = anesthésie loco régionale pour les non initiés) marchent très bien, ce qui me permet de faire juste une petite sédation pendant l'intervention et d'avoir une bonne analgésie post-opératoire.


Arifa

Arifa
  
La fente labiale de Shaiful, grand garçon de 15 ans, va se faire, comme hier, en expliquant bien, sous anesthésie locale et petite ou plutôt grosse sédation parce qu'il a mal et qu'il bouge. Mais sans accès à la tête, c'est plus que chaud pour moi.

Shaiful


Alors que nous sommes au bloc, arrive, par bateau, une femme d'une soixantaine d'années, très gravement brûlée il y a... 21 jours!... dans l'incendie de sa maison. Elle a le dos, les fesses et toute la face postérieure des 2 membres inférieurs brûlés. Et elle est vivante, sans perfusion, sans antalgiques, sans rien finalement ! Elle ne gémit même pas pendant qu'un infirmier local fait son pansement, puis la perfuse sur nos conseils et repart, comme elle est venue, en bateau, à plat ventre sur une civière. James, le médecin de Friendship, nous dit qu'elle va être évacuée vers un centre de brûlés mais je ne comprends pas où et j'ai peine à imaginer le dit centre de brûlés.
Dans son lit, à côté du bloc, Morzina hurle, créant un stress bien inutile pour les autres patients et leurs familles. Je lui fais une tonne de calmants et elle se rendort.

Je n'arrive pas à croire que nous finissons notre deuxième journée opératoire. Les lits d'hospitalisation de la salle de réveil commencent à se remplir mais j'ai renvoyé ce matin Ashanou et Asha vers l'hôpital de la plage. La visite sous ces tôles est un pur moment de bonheur. À la lumière blafarde des ampoules crasseuses qui se balancent, au milieu de milliers de petits insectes qui tournoient, la vie bourdonne autour d'une gamelle partagée en famille, d'une dispute d'enfants, d'un cri de bébé. Est-ce la vie ? Juste la survie ? Non, nous sommes là pour les aider à continuer à vivre, conscients de ce privilège; nous sommes là pour nous remplir du sourire des enfants qui donnent à la vie une autre dimension repoussant le ciel vers des horizons d'espoir.



Bangladesh mardi 27 mars 2012



Il y a une invasion de moucherons; ils sont partout, tombent dans les verres et les assiettes, rentrent dans les narines et tournent autour des enfants qui sont grognons. À 22 h hier soir, il faisait plus de 35 degrés en salle de réveil et Mukta a 39. Je lui donne du paracétamol et je fais une distribution générale d'antalgiques pour que tout le monde dorme. Dans ma cellule que j'ai bombée à l'insecticide, les moucherons se sont scratchés sur le lit et sur tout ce qui est posé dessus. Il y a vraiment une invasion de moucherons et ils sont vraiment partout.





J’étais un peu fatiguée hier soir, journée normale pourtant. La douche à l'eau froide avant de dîner ne me remet pas les idées en place et je me tartine le visage avec du dentifrice. Il est vrai que, pour limiter le poids, je n'ai apporté que des échantillons et que....  Qu'est qui ressemble plus à un échantillon qu'un échantillon ?...  Mais quand même. Bon, tant que je ne me mélange pas les pédales avec les drogues anesthésiques, qu'importe l'utilisation que je fais du dentifrice.

Nous mangeons des papayes cuites mélangées à des carottes; c'est étrange mais bon. Le dessert se veut être du pain perdu, fait avec du pain de mie détrempé et baignant dans... du lait ??? Étrange aussi comme consistance et comme goût; seul Luc, le plus courageux, se ressert. Dans le contrat d'assurance pris, pour nous, par HumaniTerra, il est pourtant bien spécifié que la responsabilité d'HumaniTerra n'est pas engagée en cas d'intoxication alimentaire. Alors, Luc, kamikaze ou juste un peu téméraire ?

Nuit sans rêves au milieu des cadavres de moucherons.
6 h : la péniche se réveille, moi avec. Dans le matin qui pointe, Johnny passe la serpillère dans la coursive devant ma cabine. Débarbouillage vite fait et visite des patients en salle de réveil; ils vont bien. Mukta n'a plus de fièvre, me tend les bras, me sourit pour la première fois.
Dehors les drapeaux de Friendship et d'Emirates claquent dans le petit vent matinal qui fait clapoter l'eau du fleuve. Les pêcheurs ont déjà lancé leurs filets, une odeur d'oignons frits flotte sur le guest boat.
Runa, la fondatrice de Frienship, son fils et l'ambassadeur sont repartis hier et nous sommes de nouveau tous les quatre. Une orange au petit déje, royal ! Pleine de vitamines, il en faut. Je pars seule au bloc où Olivia me rejoint rapidement. Didier et Luc prennent leur temps, les mecs, quoi...




Demain, sur les conseils de Runa, nous prenons un RTT le matin. Départ en bateau vers 7 h 30 pour visiter un village sur une île voisine, nous n'opérerons que l'après-midi. Je suis heureuse de ce projet; important pour nous de voir qu'il y a une vie au delà du bastingage. Barberousse s'occupe du bateau et de notre guide, Didier commence à négocier de se lever plus tard et de partir plus tard mais nous, les trois autres, faisons front, c'est non,  Didier.

Cinq enfants au programme aujourd'hui entre 8 et 14 ans. Olivia m'aide à faire les ALR, à piquer les rachis, fait les pansements des opérés des deux premiers jours. Je suis contente de voir qu'elle prend ses marques; c'est une super infirmière, très gentille  très souriante. Elle a de l'expérience, ça se voit et elle s'investit vraiment à fond dans la mission.

Roticul
Roticul

Roticul, 8 ans, est notre premier petit patient; il a des brides rétractiles sur deux doigts de la main droite. Il est installé au bloc, somnole après son bloc axillaire, le champ est fait, Shahin est habillé, nous attendons Didier. Il arrive, 10 minutes plus tard. - "Vous m'attendez ?
- Non, non, Didier, on joue aux cartes... " Matinée dans la bonne humeur entre deux parties de cartes — ouaf ! ouaf ! — entrecoupées d'un bangla tchai. Recette : 3 litres de lait concentré sucré et quelques pincées de thé - "Dis donc, cuistot, tu t'es pas un peu gouré dans les proportions ?"

Les aubergines du repas de midi sont un régal et j'apprécie les attentions du cuisinier qui me prépare des légumes deux fois par jour puisqu'il sait que je suis végétarienne. Les autres savourent  une viande en sauce qu'ils accompagnent de pastis acheté à Dubai ... Faut c'ki faut ... "Dono bad", je remercie le cuisinier en bangla, trop forte la meuf !


Les cuisiniers. Johnny est à droite.



Le programme de l'après-midi se déroule plus vite que prévu et nous rajoutons une patiente, notée pour demain. Comme demain matin nous partons en croisière, c'est très bien d'avancer ce soir.
Je jongle un peu avec Massum, 8 ans, que Didier opère d'une fente palatine. Même combat qu'hier sous anesthésie locale et sédation mais hier 15 ans, aujourd'hui 8 ans, difficile d'expliquer et plutôt chaud à gérer. Mais il y a un Dieu pour les médecins anesthésistes humanitaires qui protège les enfants et les empêche de faire un arrêt respiratoire quand l'anesthésiste impuissant doit injecter des drogues pour faire dormir, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ..... Non, mais kesseke j'raconte  ? Pour faire dormir donc, sans  accès aux voies respiratoires. Massum en est la preuve... vivante... Puis-je ajouter -"Dieu merci ?"...


Massum
L'hôpital de la plage.






Il fait encore jour quand  nous terminons et nous montons faire la visite à l'hôpital de la plage. Tout le monde va bien; nous reconnaissons nos petits aux bandages encore blancs. Olivia refera les pansements demain. Nous sommes entourés par les uns et les autres, regards complices, sourires affectueux, c'est de cette grande famille que nous faisons partie.
Le coin cuisine est, un peu à l'abri, derrière les baraquements. Les femmes, accroupies autour des feux qui crépitent, épluchent de maigres légumes ou préparent de minuscules poissons faméliques pêchés dans la rivière. Le repas ne sera pas gargantuesque mais il sera. Deux œufs blancs s'entrechoquent dans une marmite d'eau bouillante noircie par les flammes.


La cuisine de l'hôpital.

Au milieu de ces gens, un sentiment de paix m'envahit, magie de l'instant où plus rien ne compte et où l'on voudrait que le temps s'arrête. Je sais que, cette fois encore, le retour au quotidien va être très difficile.
Là haut, sur le pont du bateau et dans l'indifférence générale, le capitaine psalmodie ses prières et se prosterne.



Bangladesh mercredi 28 mars 2012



C'est une matinée vacances qui s'annonce et, comme prévu, vers 7 h 45, après le petit déjeuner, nous partons vers les îles dans un petit bateau à moteur avec un guide qui nous dit être  coordinateur de Friendship. En fait, on nous emmène visiter un village modèle de Friendship où les enfants, sages et bien habillés, assis par terre dans un bâtiment flambant neuf, se lèvent quand nous arrivons à l'école, répètent, en cœur, après la maîtresse : - "WELCOME TO BANGLADESH !" et nous chantent des comptines. 









Dehors on nous montre des jardins potagers tirés au cordeau, une autre et encore une autre école. Ce village est splendide, entouré d'hibiscus blancs; rien à voir avec la population du bateau et on ne peut que féliciter Friendship pour le travail accompli. Mais pour un village modèle, combien de milliers de villages miséreux et pourris? Ceci n'est pas le Bangladesh; le Bangladesh, c'est cette autre île, non prévue au programme, où nous demandons à nous arrêter parce qu'il y a un marché, un marché où il n'y a rien à vendre en dehors d'énormes et solides roseaux chargés sur de grandes barques plates. Pas de fruits, pas de légumes, juste des sacs de toutes petites arachides et j'aperçois une poule dans un panier à l'arrière d'un vélo. Là, les enfants sont en guenilles, courent pieds nus sur la plage sous un soleil de plomb, viennent vers nous mais ne nous chantent pas de chanson. Plus haut fument des petites gargotes où les plus chanceux iront partager une assiette de riz ou un morceau de poisson qui baigne dans une sauce jaunâtre d'aspect douteux.





Retour à la péniche, il est midi. Nous remercions notre guide pour cette balade, je ne devrais peut-être pas l'écrire mais tant pis, sans grand intérêt pour moi, ce que, bien sûr, je ne lui dis pas.

Nous allons payer cet après-midi nos vacances de ce matin. Au bloc et en salle de réveil, c'est le bordel complet. Shahin est malade, il n'y a qu'Angelina pour aider Didier et donc plus de panseuse. Je vais donc être anesthésiste et faisant fonction de panseuse tandis qu'Olivia a plein de gros pansements à refaire. Comme les enfants ont mal, je dois les endormir un peu et je cavale entre la surveillance du patient au bloc, les petits qui délirent sous kétamine pour les pansements et les fils que réclame Didier et que je ne trouve pas. Olivia gère au mieux, Luc fait les attelles et, au milieu de ce joyeux bordel, je découvre la maman de Morzina qui, assise à côté de sa fille, partage, à pleines mains, une bassine de riz. Si le riz tombe sur les compresses stériles du pansement de Maria, ça va faire mauvais genre et je la fais sortir ainsi que tout le petit monde venu en visite et qui papote allègrement. Ça n'est plus un bloc, ça n'est plus une salle de réveil, c'est un poulailler qui caquète où il nous est impossible de travailler.


Celina et Angelina



Les patients de cet après-midi sont difficiles et longs à opérer. Nous sommes obligés d'annuler le dernier, un petit de 8 ans, pour une fente labiale que nous reportons à demain... ou après-demain... 
Sans nous concerter, Didier et moi tirons les mêmes conclusions de la promenade de ce matin : À NE JAMAIS REFAIRE. Nous étions, bien sûr, tous les quatre contents d'y aller mais il y a trop de travail et, c'est vrai, on n'est pas venu pour ça, d'autant que deux enfants viennent d'arriver et se rajoutent au programme. Il nous reste seulement deux jours pour opérer et nous devons impérativement tout boucler.

Après la soirée moucherons, c'est la soirée cafards. Ils traversent la salle de douche pendant que je tente un shampoing et il y en a un énorme dans ma chambre à qui je règle son compte à coups de trois tonnes d'insecticide local.

Le dîner diététique - beignets de poulet et pommes de terre sautées, le tout dans 12 litres d'huile - se termine par un dessert, typique bangla, nous dit le cuistot, auquel personne ne touche, désolée cuistot : on dirait des spaghetti très fins qui trempent dans... mais au fait, dans quoi trempent-ils?





À l'hôpital de la plage, l'ambiance est inchangée. Certains opérés - deux fentes labiales - sont déjà repartis avec des consignes pour les soins mais nous sommes, sans doute, plein d'illusions. À l'hôpital de la plage, le fils de Morzina joue avec la petite voiture que je lui ai donnée, insouciant de cette drôle de vie qui lui est imposée.