dimanche 29 novembre 2015

Ile de Kos, Grèce, novembre 2015




Kos, samedi 21 novembre 2015

10 mois de préparation, 10 mois d'attente et d'espoir et, à quelques heures du départ, annulation par l'Ambassade de France de la mission Kaboul, à quelques mois de l'ouverture de notre maternité. Déception générale, compréhension bien sûr au lendemain des attentats de Paris où les fous sont lâchés pour massacrer sans discernement dans une vague de terreur et d'horreur qui plonge chacun d'entre nous dans la sidération et l’effroi.

Tandis que la France tente de panser ses plaies et que les médias tournent en boucle sur les événements et les témoignages de ceux qui ont vu, entendu, aperçu... les réfugiés, eux, continuent à marcher loin des caméras et les ONG restent mobilisées. Appel de La Chaîne de l'Espoir jeudi 19 novembre dans la soirée, dispo? Ok pour monter une nouvelle mission accueil des réfugiés sur l'île de Kos en Grèce? Sac pour Kaboul défait, sac pour la Grèce refait, j'atterris à Kos vendredi 20 novembre à 20h30. Sont déjà sur place depuis une semaine, Jennifer, coordinatrice à La Chaîne et administratrice de la mission Lesbos, en partenariat avec WAHA et Sophie, une infirmière. 
La Chaîne a plus ou moins lâché Lesbos, gérée maintenant entièrement par WAHA et se concentre sur d'autres lieux, d'autres urgences, Kos est de ceux-là. Petite île du Péloponnèse de 40 km de long, c'est un lieu très touristique où se sont croisés au cœur de l'été touristes et migrants dans un climat de tension palpable ayant abouti à plusieurs reprises à des affrontements avec la police. La Turquie est ici encore plus proche qu'à Lesbos, 4 km, on voit les maisons, la côte et cette impression qu'en tendant le bras on peut les toucher. Mais ici toutes les arrivées se font de nuit parce que les gardes côtes turcs coulent les bateaux qui s'aventurent de jour. Alors?

Alors c'est la nuit que tout s'organise et, à peine débarquée de l'avion, j'embarque pour ma 1ère nuit d'accueil et de soins. Les filles ont loué chez Hertz un van dont elles ont fait retirer tous les sièges ce qui laisse un espace pour ranger les médicaments et les pansements qu'elles viennent d'acheter dans la pharmacie locale. Le temps est clair mais commence à fraîchir, je me couvre, pas assez; la fatigue aidant, tout le monde a un peu froid. Je vais consulter dehors, à l'arrière de notre petit fourgon. Tandis que nous finissons de nous installer et de tout ranger dans des tiroirs en plastique empilés, arrivent les 1ers réfugiés. 



Notre van est installé au bout du port, au pied des remparts de la ville, lieu stratégique de passage. Les bateaux accostent plus loin, de part et d'autre de cette extrémité, sur des plages de sable qui bordent de luxueux resorts que je suis passée voir tout à l'heure. Ils arrivent dans la nuit, silhouettes fantomatiques et dégoulinantes, jeunes et moins jeunes, femmes et enfants. Ils sont Syriens, Afghans, Iraniens, Irakiens, ceux-là viennent du Bangladesh, d'Erythrée ou d’ailleurs, dans l'espoir de gagner l'Allemagne, la terre promise dont ils parlent tous sans savoir qu'ils ne sont qu'au début, au tout début du cauchemar. Sur ce lieu improbable où la nuit a pris ses droits, ils arrivent par petits groupes et s'arrêtent d'abord juste à côté de nous où l'ONG "Boat Refugees», avec qui j'ai travaillé à Lesbos, distribue vêtements secs et un peu de nourriture. Puis c'est vers nous que certains se tournent pour nous parler de leur toux, de leur maux de gorge, de leur migraine, de leurs ampoules infectées, de leurs pieds fatigués, de leur dos fracassé. Comment ne pas avoir tout cela quand on vient de traverser la mer dans un Zodiac qui prend l'eau? La nuit majore leur angoisse et amplifie leurs maux. Il nous faut écouter, consoler mais aussi soigner. J'ai à peu près ce qu'il faut et je complèterai demain avec les médicaments qui manquent ce soir. Nous sommes équipés de verres et de bouteilles d'eau pour faire avaler les pilules qui vont bien et puis Sophie a préparé du thé bien chaud dans une grande thermos et les clients se pressent autour de notre bar-dispensaire. Jennifer fait le secrétariat et enregistre les passages : nom, âge - certains ne savent pas ou font semblant de ne pas savoir -, sexe, pays d'origine et motif de la consultation.



La suite du périple comporte un passage obligé par Frontex, organisme européen qui enregistre les arrivées des migrants, vérifie les passeports, prend les empreintes digitales - c'est ainsi que les empreintes de l'un des terroristes de Paris ont "matché" avec des empreintes enregistrées sur Leros - et transmet leurs noms à la police locale, laquelle affichera dans quelques jours les listes de ceux qui pourront prendre le ferry vers Athènes avec LE papier blanc, LE laisser passer pour poursuivre la galère et les autoriser à quitter la Grèce. Assis par terre sur le port, massés devant une grille, lovés dans une couverture qui ne les empêche pas de grelotter, ils sont là, au bon vouloir de Frontex qui va ouvrir ses bureaux après minuit. Et c'est alors une longue file disciplinée parce qu'apeurée, qui vient de franchir la grille qui ouvre sur le préfabriqué qui vient de s'illuminer où les hommes de l'Europe vont débuter leur laborieuse tâche. La file est sage, longue, silencieuse, les fantômes disparaissent un à un et se noient dans la nuit. Ils dormiront ensuite où ils pourront, dans des tentes fragiles au pied des remparts, dans les tentes plus grandes sur le camp géré par MSF dans la ville, dans des hôtels pour les plus chanceux. Les plus riches vont pouvoir payer l'hôtel en attendant de prendre le ferry, d'autres sont regroupés dans des chambres d'hôtels plus sommaires que payent certaines ONG, les moins chanceux dormiront là, par terre, en attendant que finisse la nuit.

Et puis des groupes approchent, les enfants pliant sous le poids de sacs aussi lourds qu'eux. Ils sont regroupés, parqués plutôt, entre des grilles, tandis que, sorti de nulle part, un énorme ferry s'approche du quai, je ne l'ai même pas vu approcher. Il est 1H30 du matin. Le ventre monstrueux décharge des camions, en engloutit d'autres, dévorant aussi les familles trop chargées qui avancent lentement sur la passerelle déployée. Le tout a duré moins d'une heure; glissant sans bruit sur l'eau paisible du port, le ferry illuminé repart vers Athènes avec son précieux chargement.



La nuit prochaine, il reviendra pour embarquer les nouveaux élus, ceux qui, arrivés il y a quelques jours, auront franchi avec succès les barrages de Frontex et de la police et auront trouvé leurs noms sur la liste. Quel drôle de jeu de nuit ! Là-bas, un peu plus loin, PRAXIS, une ONG grecque, tente de recenser les mineurs non accompagnés, pour les regrouper à Athènes, espérant retrouver leurs familles, vaste et difficile tâche car nombreux sont ceux qui mentent sur leur âge et ont - pas de chance - perdu leurs papiers... Il est plus de 3h quand le calme revient et que nous décidons de ranger et... de rentrer à l'hôtel, bien situé sur le port, non loin de notre clinique roulante, ce que l'on appelle en humanitaire une "clinique mobile». Une drôle de fatigue pèse sur mes épaules mais je prends le temps d'une douche avant de m'écrouler, terrassée dans un sommeil sans rêves.

C'est le soleil qui filtre à travers les rideaux non opaques de la porte fenêtre qui me fait ouvrir l'œil ce matin et il me faut quelques minutes pour réaliser où je suis, persuadée d'être dans la chambre de garde de la clinique que pourtant je ne reconnais pas. Peu à peu mes idées se remettent bout à bout et je découvre le paysage de vacances qui s'offre à moi par la fenêtre, un joli port ensoleillé dans un paysage de carte postale. Voyons, cette nuit, les réfugiés, info, intox ou réalité??? Il est 9h, heure locale, 8h en France. Le petit déjeuner pourrait être bon car le buffet est appétissant et varié, mais tout a mauvais goût : le jus d'orange a un arrière-goût de moisi, le yaourt est aigre, le beurre est rance et la confiture est infecte, mais ce petit déjeuner a le mérite d'exister et je mange pour reprendre des forces, les filles dorment toujours. Contrairement à Lesbos où le patron de l'hôtel était un vrai con, celui-ci est charmant, souriant, attentionné, alors je lui pardonne ce bien mauvais buffet matinal.



Sur la terrasse ensoleillée, je retrouve une famille que j'ai soignée cette nuit. Ils sont iraniens, le père, la mère, le fils de 15 ans et un cousin. Ils ont assez d'argent pour payer cet hôtel quelques jours, mais je suis interpellée par le gaspillage de nourriture qu'ils font; les assiettes débordent et ils n'en ont pas mangé la moitié. Comme ils parlent bien Anglais, j'apprends qu'ils sont ingénieurs dans les travaux publics, mais quand nous parlons de l'Afghanistan, leur discours dérape complètement. Le plus jeune des adultes accuse les Afghans de prendre la route vers l'Europe alors qu'ils sont "riches et heureux" dans leur pays. Et j'ai moi envie de leur demander ce que font ces ingénieurs iraniens aisés sur cette même route de l'exil. Je les quitte avant que la discussion ne s'envenime et je remonte dans ma chambre. Sophie frappe à ma porte vers 10h et nous partons à la pharmacie tandis que Jennifer se livre aux tâches administratives ingrates liées à son statut. Le pharmacien aussi rayonne de gentillesse et nous fait un prix sur nos achats, sans prendre de marge, sa manière de nous aider, de les aider, enfin de nous aider à les aider, c'est simple, non? Allez, on pointe les listes de médicaments, on vérifie le testeur de glycémie pour les diabétiques et on part au HCR récupérer du plastic sheeting pour nous protéger du mauvais temps annoncé pour la consultation de ce soir. Puis c'est le déjeuner dans un petit troquet "Chez Mammy" où la cuisine est locale et donc, comme il se doit en Grèce, baigne dans 12 litres d'huile. Et même si le serveur, baba cool aux cheveux longs, m'explique qu'il s'agit d'une excellente huile d'olive, j'essore dans plusieurs serviettes en papier les poivrons farcis au riz et dégoulinants de graisse qu'il vient de m'apporter et qui sont, au demeurant, délicieux, une fois dégorgés.

Le temps s'est couvert, le vent s'est levé, la pluie est annoncée quand nous partons en voiture longer les plages où arriveront cette nuit les prochains réfugiés. Vers 17h, quand nous rentrons, la nuit est déjà tombée, le ciel est bas et les grosses gouttes de pluie qui nous trempent déjà augurent d'une nuit de soins difficile pour tous.




Kos Dimanche 22 novembre 2015

Les reines de la bricole ont frappé hier soir. Compte tenu du vent et d'une météo bien incertaine, on installe à l'arrière du van un plastic sheeting récupéré au HCR, fixé à une grille métallique et au haillon relevé de notre "papamobile". Nous voilà donc à l'abri pour consulter, un peu coupés du vent, du froid et de la pluie qui finalement s'est arrêtée.

Peu de réfugiés sont arrivés aujourd'hui, ce que nous confirme Nikos, le gardien du port, un Grec sans âge, au visage buriné, souriant et jovial, qui fait chaque soir le tour des équipes d'humanitaires pour les encourager et leur donner les derniers petits potins de "radio Nikos". Il pense que l'absence de bateaux aujourd'hui est liée à la météo dangereuse et aussi peut-être, à la visite d'Alexis Tsipras en Turquie pour 48 h.
Quelques consultants défilent avec les mêmes doléances qu'hier. Fait nouveau, les pastilles Strepsils achetées à la pharmacie pour les angines et autres pharyngites : elles doivent être délicieuses - il va falloir que je les goûte ! - car ils se refilent les emballages vides et défilent nombreux devant la papamobile pour avoir la même chose. L'un d'eux vient d'en avaler 4 à la suite et revient m'expliquer qu'il a toujours mal à la gorge. Comment te dire, mon vieux, que 1- : ça se suce et ça ne s'avale pas, que 2- : 4 en une seule prise n'était pas le bon plan et que 3- : je ne fais pas de miracle et tu vas encore avoir mal quelques jours, alors, non, je ne t'en donne pas d'autres.
Ce Pakistanais arrive en boîtant et me montre son pied qui a doublé de volume. Il m'explique qu'il a senti une piqûre en sautant du bateau et parle de piranhas. Non loulou, là tu délires, pas de piranhas en Grèce mais une méduse peut-être ou une raie? De toute façon je le soigne et il repart toujours en boîtant mais un peu rassuré, avec son pansement immaculé et ses rêves de poissons exotiques…



A minuit 10, les lumières de FRONTEX s'allument un peu plus loin sur le port, mais la longue file d'hier s'est considérablement raccourcie et sur notre stand comme sur celui de Boat Refugees - on dirait les stands d'une kermesse - c'est le calme plat et je propose de plier les gaules parce que je suis vraiment crevée. Accord unanime et après avoir partagé un thé chaud du thermos de Sophie avec les copains d'à côté, on plie le camp. Nikos refuse notre thé mais vient gentiment nous aider à plier le gigantissime sheeting UNHCR. Il est un peu plus d'une heure quand nous rentrons à l'hôtel où nous avons une longue et intéressante discussion avec le gardien de nuit qui est vraiment plein de bon sens et se demande comment la Grèce en général, son île en particulier, et plus largement l'Europe, vont s'en sortir avec cet afflux incessant de migrants. Il nous parle de la nationalité de tous ces gens et s'indigne qu'après les Syriens fuyant bien justement la guerre, autant de nationalités se soient immiscées dans la brèche, gonflant le flux des réfugiés dont le nombre devient ingérable. Que font au milieu d'eux ces Bangladais, ces Iraniens aisés comme ceux d'hier ou ces Marocains arrivés il y a deux jours? Et moi qui suis pourtant là pour les prendre en charge et les aider, je ne suis pas loin de penser comme lui; Jennifer et Sophie semblent aussi basculer dans son camp. Pour moi, cette nuit, la discussion est close. Ma priorité est de prendre une douche et de dormir, dormir, dormir.

Et me voilà ce matin, en pleine forme après une excellente nuit; j'ai dormi non stop de 2h à 9h30, juste du bonheur. J'appelle Agnès pour les news; elle bosse chez elle sur le projet mission maternité Kaboul avec les copines de notre petite équipe et deux vidéos conférences avec Kaboul sont prévues demain et mardi depuis La Chaîne; c'est bon de lui parler, de lui raconter, de savoir qu'elle avance à Paris même si on aurait toutes préféré être à Kaboul... J'appelle Philippe à Pau où le froid s'est installé, les Pyrénées ont blanchi en 24 h, lui bosse dans son grand atelier et Atchoum, notre petit chat blanc, est passé en mode hiver et dort, roulé en boule sur de confortables coussins.

Journée calme, c'est dimanche, tout est fermé et nous nous reposons avant la nuit de garde. A 19h30, direction l'aéroport pour récupérer François, recruté par La Chaîne la semaine dernière pour superviser la mission Grèce, notre nouveau boss. L'avion est à l'heure, nous accueillons François et je trouve toujours amusant de mettre un visage sur une voix. Sur les 20 km que comporte le trajet, nous faisons connaissance. Il vient donc d'arriver à La Chaîne pour évaluer les besoins d'accueil des migrants et placer les équipes aux endroits stratégiques. Il a bossé pour plusieurs ONG et l'UNHCR et il prévoit de circuler sur les îles et à Athènes pour une mission d'évaluation. Attablés dans la chambre de Jennifer pour un pique-nique improvisé fait de chaussons à la feta et d'un spinach pie, nous échangeons les infos. Il semble que - statistiques version HCR - après un gros pic en octobre, la courbe d'arrivée des bateaux s'infléchisse, confirmant notre impression, mais les conditions météo étant ce qu'elles sont... Le vent est fort ce soir et la houle va secouer les Zodiac aventureux. La mise en place du sheeting HCR relève de l'exploit avec le vent qui s'engouffre et le fait s'envoler telle une montgolfière au risque de faire décoller notre papamobile mais Nikos, le chef du port et le patron de "radio Nikos" arrive à la rescousse et rameute des migrants pour nous aider à fixer les tendeurs. Tout est under control, les hommes se bousculent autour de nous et, tandis que Jennifer fait l'appel et tente de mettre tout ce petit monde en ordre de bataille, mais au calme, je commence la consultation. Il n'y a, ce soir encore, que des hommes seuls.
Cette nuit, les toux sont grasses et les respirations sifflantes. Je joue de la Ventoline - non, pas de la mandoline - en tentant de leur faire vite refermer la bouche après les pulvérisations, tandis que leurs copains rigolent. Les antibiotiques - qui, oui, je sais, ne sont pas automatiques - sont bien utiles pour ces débuts de pneumopathie. Encore quelques-uns de sauvés, non mais qu'est-ce qu'on est fort !!!

Minuit 10, FRONTEX allume les lampions de la fête; la file n'est pas très longue et ils seront vite au lit. De notre côté, la kermesse ne bat plus son plein et, tandis que, peu à peu, les stands se vident, tels les commerçants du marché, nous rangeons nos caisses, plions notre bâche et rentrons nous coucher. Il est 1h30 quand nous tournons les clés de nos chambres alignées au 2ème étage pour une nuit qui me semble bien méritée.



Kos Lundi 23 novembre 2015

Nuit un peu courte, mais plutôt bonne; nous nous retrouvons au petit déjeuner où, sur le plan gastronomique, il n'y a rien de changé. Mais comment font-ils pour que le yaourt soit aussi aigre et le beurre aussi rance???
François prend les choses en mains et veut très vite faire le tour des autorités locales et des ONG partenaires sur le site. Jennifer passe quelques coups de téléphone pour caler des rendez-vous. Il fait un temps superbe même si, à l'ombre, le vent est un peu frais, mais cette marche au soleil, sur le port, en allant vers le bureau des coast guards ressemble plus a une balade de copains en vacances qu'à un début de journée de mission humanitaire. Mais ici tout est faussé du fait de notre activité nocturne. Passage par MSF où François et Jennifer doivent revenir plus tard. Comme d'hab, MSF a déployé l'artillerie lourde et ils sont très nombreux. Ils ont un grand bureau où travaillent six personnes - des salariés je pense - suspendues à leur téléphone, un œil sur leur ordinateur et plus loin le bureau du coordinateur, du manager, des logisticiens... MSF, quoi, et ses gros moyens. Plus loin dans la ville, ils gèrent un camp d'accueil sous tentes dont les plus grandes sont prêtées par l'UNHCR et un centre de consultations dans un préfabriqué tout neuf, aux horaires de bureau, d'où l'intérêt pour nous de travailler la nuit puisque les arrivées se font en nocturne et qu'il est important d'être là, au bon endroit, au bon moment. Pour eux, une cinquantaine de consultations par jour, pour nous un peu moins, mais je suis le seul médecin sur une amplitude horaire plus courte. Eux aussi trouvent que les migrants sont moins nombreux; nous verrons ce soir où la météo est belle. François appelle les équipes de WAHA sur Lesbos, ils confirment la tendance à la baisse... à suivre…



A l'hôpital, nous rencontrons le directeur qui parle très mal anglais, mais fait appel à l'un des ses médecins d'origine turque qui nous sert de traducteur. En résumé, sa demande est essentiellement centrée sur la recherche d'un pédiatre, demande qu'il fait depuis plus de six ans, nous dit-il, qui n'aboutit pas et qui n'a donc rien à voir avec la crise actuelle des migrants. Pour nous donc, hors jeu sur ce problème précis d'autant qu'il y a en ville six pédiatres qui bossent en privé. Alors, pourquoi ne pas envisager un partenariat public-privé? Mais de quoi je me mêle???
Je demande à visiter le service de pédiatrie, mais on me dit que ça n'est pas la peine car ce service ne comporte qu'une seule chambre avec un seul enfant hospitalisé. Alors un pédiatre à plein temps ? Peut-être...Depuis mai 2015, il y a eu 1400 passages d'enfants réfugiés par les urgences de cet hôpital, seulement 15 enfants hospitalisés et un bébé dont le transfert à Athènes a coûté la modique somme de ... 20 000 euros...
Concernant leur mobilisation sur une vraie urgence, ils disposent d'une ambulance qui peut bouger rapidement 24/24, nous dit le directeur, mais j'y crois moyennement car le chauffeur n'est pas présent à l'hôpital 24/24. Bon, nous avons leur numéro d'urgence au cas où... On ne sait jamais. A l'arrière de l'hôpital, nous trouvons un matelas et un vieux brancard qui vont être jetés et que nous récupérons et Sophie va chercher la papamobile pour les y mettre. Mais Sophie n'est pas contente parce qu'elle ne veut ni de brancard ni de matelas; François pense qu'ils nous les faut et moi... Je ne veux pas prendre partie, je m'adapte... Pendant que Jennifer et François retournent à MSF, Sophie et moi tentons de ranger le camion. Sophie est assez marrante parce qu'elle fait à la fois les questions et les réponses, me demande mon avis pour faire exactement le contraire alors là-aussi, je m'adapte, je suis, de toute façon, d'accord pour tout dans la mesure où j'ai, dans cette papamobile, vraiment l'essentiel des médicaments pour les soins primaires auxquels j'ai été jusque là confrontée.

Après-midi calme, François et Jennifer vont au HCR, je vais avec Sophie à la pharmacie pour réapprovisionner les médicaments utilisés et nous faisons un point ... presse? Non, pas vraiment, un point quoi, histoire de voir sur quoi François a avancé. Ben en fait, il n'a avancé sur rien de plus
que nous ne sachions déjà et il nous annonce qu'il part mercredi, direction Athènes, puis les Balkans, pour évaluer les besoins d'autres missions plus loin... ailleurs... En clair, ici, on laisse une mission minimum, une infirmière et un médecin, Jennifer repart en principe le week-end prochain
et une relève est prévue pour moi, Sophie restant encore une dizaine de jours. Ensuite, soit le flot des réfugiés augmente à nouveau et on monte en puissance, soit il se tarit et on ferme la mission.
Pendant que nous discutons, François joue avec la clé de notre voiture de location et... la casse en 2 morceaux ! Trop fort François, bravo François !!! Eh oui ! elles sont comme ça les clés des voitures de location chez Hertz! Jennifer appelle Hertz, Sophie, notre chef du parc automobile, est à l'évidence furax, mais s'efforce de ne rien dire d'autant que nous ne récupèrerons la nouvelle clé que demain matin. En attendant ce soir, direction la papamobile à pied, à 30' de l'hôtel, ça va nous faire du bien de marcher. Alors en embarque le matériel habituel du parfait petit urgentiste de nuit dans sa papamobile sur le port d'une île grecque : les lampes solaires qu'on recharge le jour et celles qu'on recharge à l'aide d'une manivelle, les derniers médicaments achetés à la pharmacie, les pommes que l'on pique au petit déje le matin et que les réfugiés viennent nous demander - on a des clients réguliers sur ce coup là - les blousons, les foulards et autres ingrédients anti froid nocturne et la thermos de thé que Sophie prépare tous les soirs et que tout le monde apprécie, mais qu'il va falloir ce soir se trimbaler à la main. Sophie règle ses comptes en la collant dans les mains de François. Arrivée au camion; on check la liste et la thermos manque à l'appel; François l'a... perdue? ... oubliée? Il ne se souvient même pas de l'avoir eu dans les mains... Et tandis que nous partons vers notre lieu de résidence au bout du port, François repart à pied à la recherche de la dite thermos. Lui et son thé réapparaîtront un peu plus tard, il avait remis la thermos dans sa chambre. L'installation du sheeting du HCR prend du temps, François ayant décidé de mieux nous protéger avec un rabat pour nous isoler du froid et de la pluie de nouveau annoncée, permettant aussi une certaine confidentialité pour la consultation, ce qui est plutôt une bonne idée. C'est long et compliqué, Sophie ironise - gentille, Sophie, mais pas tendre et très agressive vis-à-vis de François - et nous commençons à consulter tandis que Jennifer tire sur les tendeurs, s'escrime sur les cordes, bref, fait de son mieux pour aider François et, au final, notre abri de fortune est en nette amélioration.



A cet instant le ferry est à quai juste en face de nous et le port grouille d'une population hétéroclite aux mille langages où des hommes et des femmes courent pour embarquer, tirant par la manche des enfants dont les petites jambes ont bien du mal à suivre cette partie du jeu de piste, mais dont les yeux pétillent devant le monstre illuminé qui va les engloutir sans trop savoir pourquoi. Le pont arrière se referme lentement, le lourd bateau glisse déjà vers son destin tandis que les guirlandes lumineuses qui le dessinent tel un sapin de Noël, s'estompent doucement dans la nuit qui commence à fraîchir.
Il y a du monde ce soir à la consultation et six bateaux sont annoncés. Ils ont été repérés par les gardes côtes et devraient arriver dans une heure. En attendant, nous traitons les crises d'asthme, les brûlures gastriques, les plaies infectées sur des pieds en lambeaux et ce jeune Pakistanais qui me montre son index, porteur d'un abcès que j'incise. Il grimace mais reste très courageux, regardant, non sans effroi, le pus qui s'écoule de son doigt; il repart avec un bon bandage et je lui demande de revenir la nuit prochaine.

Et puis c'est le rush; les bateaux sont arrivés et nous voyons débarquer des familles avec des enfants tout petits. Priorité aux vêtements secs et à la nourriture sur laquelle, assis par terre, à même le bitume, ils se jettent une fois changés. Grands et petits dévorent boîtes de thon, fruits et biscuits et je fais un rapide tour des participants de ce pique-nique improvisé pour constater que tous vont bien et sont en bonne santé. Ils forment maintenant une colonne sinueuse qui se dirige tout là-bas, à l'autre bout du quai vers le préfabriqué de FRONTEX qui s'est, comme chaque nuit, allumé peu après minuit. 
Et brusquement Chris, le responsable de Boat Refugees me demande de venir avec lui chercher une femme qui "va mal" devant les bureaux de FRONTEX. Nous partons avec sa camionnette et je me trouve devant une jeune femme corpulente qui hurle sans que j'arrive à comprendre pourquoi. Son mari, un bébé dans les bras, semble perdu et il y a de quoi. Elle souffre, c'est évident mais je n'arrive absolument pas à comprendre ce qu'elle a. Nous la "chargeons", non sans difficulté dans le camion, je prends le bébé et le mari récupère les deux sacs poubelles qui font fonction de bagages et qui contient ce qui leur reste de vie, direction la papamobile. Et là, en voyant son pied enflé et déformé, la lumière arrive jusqu'à mes neurones un peu ralentis à cette heure avancée de la nuit : fracture ou entorse grave de cheville. Je repars dans le camion de Chris, serrant toujours dans mes bras un adorable bébé d'une dizaine de mois qui, blotti contre mon cou, n'a pas émis la moindre pleur et nous embarquons un migrant qui parle assez bien Anglais pour nous servir d'interprète. C'est un grand moment que nous allons vivre maintenant aux urgences de l'hôpital de Kos. Portes ouvertes, mais désert angoissant. On trouve un fauteuil roulant, on appelle, on crie... Seul le silence nous répond. Je pars d'un côté, l'interprète de l'autre; c'est lui qui gagne, c'est lui qui le premier trouve une présence humaine sous forme d'une jeune femme endormie - normal il est 2h du matin - plongée dans notre équivalent de Gala. On roule notre fauteuil roulant, la femme hurle toujours de douleur, le bébé continue à se faire tout petit dans mes bras, comme s'il ne voulait pas déranger. Je lui montre le pied et demande qu'on fasse une radio. Mais là, comme en France, priorité à l'administration. Nom? Il est incompréhensible et elle s'énerve après l'interprète qui fait de son mieux pour aider. Prénom? C'est de pire en pire, encore plus incompréhensible et elle se mélange entre le nom et le prénom pour remplir un papier dont tout le monde se contrefout puisque, contrairement à ce qui est marqué sur la porte du bureau où nous sommes, nous allons, de toute façon, partir sans payer.

Ce couple n'a pas un rond, pas de famille, pas de téléphone portable, un signe dans cette vague de migrants. Encore plus endormie que la lectrice de Gala, ce que je pense être une manipulatrice radio et que je trouve d'emblée très antipathique, embarque le fauteuil roulant dans ce qu'elle appelle son " laboratory" dont elle me refuse l'accès et c'est le traducteur qui aide à mettre notre blessée sur la table de radio. Quand elle ressort, je vais vers elle : - "broken"? - " ..... " elle se fout de moi ou elle n'a rien entendu ? je répète : - "broken"? Même question, même silence en guise de réponse et j'ai vraiment envie de la traiter de connasse, ce dont je ne me prive pas d'ailleurs car elle ne parle que Grec. Et puis débarque une jeune femme en pantalon de bloc qui parle anglais et m'explique que, non, ça n'est pas cassé et qu'en fait elle n'a rien, juste une crise de panique. Dans la rubrique foutage de gueule, bienvenue sur le podium! Alors c'est quoi la suite du programme? C'est un calmant que Miss Gala est en train de lui coller dans la bouche en lui faisant avaler de force avec une seringue d'eau de 20 ml qu'elle lui pousse dans la bouche, tandis que la patiente tousse et s'étrangle! Donc, si j'ai bien compris, on s'en va? Mais alors pourquoi vient-on de l'emmener dans une chambre? Et c'est seulement à ce moment là que je m'aperçois que ses vêtements sont trempés ! Mais je suis trop nulle! Quelqu'un vient d'apporter des vêtements secs - un peu d'humanité dans ce monde de brutes - et je l'aide, non sans mal, à se changer car elle pleure toujours et se mobilise très difficilement. Finalement Chris et moi arrivons à comprendre qu'elle doit rester 1h dans cette chambre sous surveillance à cause du calmant et que la suite de l'histoire va se dérouler dehors. Chris me dit qu'il reviendra les chercher et qu'il connaît un hôtel qui accueille les réfugiés indigents, la chambre étant prise en charge par une ONG.

Retour au port et sur la route je me sens mal; plusieurs dizaines de personnes, hommes, femmes, enfants, sans doute celles des bateaux arrivés tout à l'heure, marchent lentement et sans but le long de la mer vers un inconnu épais comme la nuit, cherchant où se poser pour dormir. Mais cette fois, ils sont si nombreux que nous ne savons pas quoi faire pour eux; Chris ralentit, me regarde et reprend le chemin du port, les laissant à leur sort de migrants. J'ai le cœur lourd, les larmes aux yeux. Je retrouve les filles, nous démontons le campement et rentrons à l'hôtel. Il est 4 heures du matin, le gardien nous accueille avec sa gentillesse habituelle. Il aime que nous lui racontions la nuit et c'est la première fois, en cette aube qui va bientôt pointer, que j'ai du mal a m’endormir.



Kos mardi 24 novembre 2015

Nuit un peu courte, mais le soleil qui brille en ce matin radieux redonne l'énergie nécessaire à cette nouvelle journée. Petit déjeuner au soleil, en T-shirt, sur la terrasse de l'hôtel, un petit goût de vacances, un vrai moment de break qui fait du bien. Je bouquine entre thé et café tandis que Sophie remonte se coucher et que Jennifer et François ont rendez-vous avec la Sécurité Civile. Je repasse à la pharmacie, avec Sophie, en fin de matinée, pour tenter de trouver un anesthésique local injectable après l'incision, à vif, la nuit dernière, de l'abcès du doigt. Mais le pharmacien me dit qu'il ne peut pas s'en procurer et je me rabats sur un anesthésique local en spray qui sera moins efficace, mais soulagera quand même.

Nous rencontrons un membre de FRONTEX, le seul Français de l'équipe qui nous explique son rôle en partenariat avec la police locale. Ce que l'Europe veut créer, sur chaque île d'arrivée des migrants, est un "hotspot" défini comme un lieu où sont regroupés Frontex, la police et un poste médical pour accélérer les procédures et que soit délivré, immédiatement après l'arrivée, le fameux laisser passer qui permet de quitter l'île par le ferry, débarquer à Athènes et poursuivre la route de l'Europe. Ces lieux sont actuellement difficiles à identifier car les populations locales s'y opposent. Ici, sur Kos, une des îles les plus touristiques de la Grèce, l'activité liée au tourisme a chuté de plus de 60 % avec l'arrivée des migrants. Ce qu'il nous dit et que les réfugiés ne savent pas est que ce fameux papier blanc qu'ils brandissent tous en signe de victoire, ne leur donne aucun droit d'asile, juste le droit de circuler en Europe pendant 6 mois avec expulsion au bout et retour au pays s'ils ne sont pas accueillis dans un pays européen en tant que demandeur d'asile à l'issue de ce court laps de temps. Lui pense que beaucoup vont être expulsés parce que la vague initiale est devenue tsunami et qu'il va être impossible de l'éponger. Il nous parle aussi des migrants non Syriens qui tentent de se faite passer pour des Syriens, actuellement prioritaires avec les Irakiens dans cette mouvance de population. Certains disent qu'ils ont perdu leurs papiers, d'autres ont acheté un faux passeport qu'on peut se procurer pour 200 dollars. Mais les fraudeurs sont très vite repérés par les traducteurs qui reconnaissent aisément l'accent, distinguant le vrai du faux et par les quelques questions très précises sur le pays qui sont posées en cas de doute. Ces réfugiés là n'ont même pas le loisir de franchir la barrière FRONTEX et se retrouvent rapidement, comme au jeu de l'oie, ramenés à la case départ.



Tracassée par mon aventure aux urgences de cette nuit, je demande à François, grâce aux contacts qu'il a déjà, de retrouver, via Boat Refugees, le lieu où la famille a été prise en charge. A 17 h, c'est chose faite et nous partons vers l'hôtel, géré par Human Relief Foundation, originaire du Qatar, qui accueille les plus démunis des migrants, les loge, les nourrit et les aide dans les démarches indispensables à la suite de la route. Le jeune père de famille est dans le hall et me reconnaît tout de suite. Il nous conduit vers la chambre où sa femme et le bébé dorment paisiblement. Elle ouvre les yeux en nous entendant et semble heureuse de me retrouver, plaisir partagé d'autant qu'il est évident qu'elle souffre moins. Son visage est plus reposé, elle sourit. Son pied, par contre, ne sourit pas et je suis certaine qu'elle a une grosse entorse qu'il est impératif d'immobiliser car elle ne supporte aucun appui. Nous leur proposons, François et moi, de venir les chercher demain matin pour les ramener aux urgences de l'hôpital et faisons traduire le message par un réfugié qui parle un peu anglais car ils sont Kurdes irakiens et je veux être sûre qu'ils ont bien compris. Lui nous dit qu'il doit se rendre à 9h à la police, nous irons à l'hôpital après.

A 19h, François nous convoque, Jennifer et moi, dans sa chambre et nous annonce que Sophie est virée de la mission et qu'elle prend l'avion à 8h demain matin. Validation par le siège à Paris, fin du spectacle, la messe est dite ; il vient de prévenir Sophie. Motif invoqué : elle ne s'entend pas
du tout avec lui et s'oppose à toutes ses décisions. Jennifer est sonnée car Sophie est son amie depuis longtemps, je suis personnellement moins impliquée affectivement, mais je me demande quand même si avant l'échafaud, il n'y aurait pas eu moyen de parler, quitte à se séparer ensuite. Par ailleurs, décision de dernière minute, un de ses copains logisticiens arrive jeudi soir et lui-même ne repartira que vendredi.

Ce soir, François ne dîne pas avec nous et ne viendra pas avec nous sur le port. Nous nous retrouvons entre filles pour débriefer dans un petit resto italien, avant d'aller bosser. Sophie est triste et ne comprend pas; elle tient cependant courageusement le cap et vient d'écrire au siège de La Chaîne. Je ne sais pas trop quoi lui dire, il n'y a rien à dire en fait. François est chef de mission, il décide, Paris valide, nous respectons mais dans la rubrique - " j'te pourris l'ambiance " on va devenir bon.
Sur le port, la papamobile est vite installée, son auvent vite déplié, le bar à thé est ouvert. Plusieurs bateaux arrivent ce soir et le rythme des consultations est régulier. Devant les grilles, s'entassent pêle-mêle, à même le sol, des corps qui grelottent dans des couvertures trop fines, uniquement des hommes seuls. Ce jeune Pakistanais de 18 ans m'explique dans un anglais bredouillant, qu'il veut partir au Canada via l'Allemagne et cet Afghan du même âge a un plan précis, 15 jours en Allemagne et direction la Suède. Ils me demandent ce que j'en pense. Clairement je pense qu'ils vont se planter mais, dans une fuite courageuse, je fais semblant de ne pas avoir compris la question. Je longe la grille et ses occupants pour m'assurer qu'aucun n'est malade lorsqu'arrive Nikos, celui que nous croyons être le gardien du port. Nous apprenons ce soir par les gardes-côtes qu'il a débarqué il y a 15 jours et s'est auto proclamé gardien du port pour organiser les lignes de migrants qui marchent en file indienne silencieuse vers FRONTEX. Comme il a, sur cette population jeune et instable, une autorité dont ils ont un peu peur, les gardes-côtes le laissent gérer, sa part à lui de bénévolat. Ce soir il repère un groupe de 3 jeunes qui tentent de s'immiscer dans la file; il les refoule car il les reconnaît, ils sont déjà venus il y a 48 h. Physionomiste, Nikos ! Je pense que dans les bureaux de FRONTEX, ils auraient été aussi rapidement démasqués. Alors que tous se sont levés, que tous se sont alignés sans broncher et que Nikos organise la file faisant passer celui-ci devant, celui-là 4 rangs derrière, dans un ordre aléatoire dont lui seul détient le secret, les grilles s'ouvrent et la transhumance commence, les ombres s'estompant dans la nuit, faiblement éclairée par quelques malheureux réverbères.



A 2 heures, Jennifer n'arrête pas de bailler, Sophie n'arrête pas de cloper, j'ai moi aussi mon compte, mais de nouveaux bateaux viennent d'arriver. Quelques jeunes parlent arabe et nous nous approchons. Nous comprenons vite que ce sont des Algériens et, pour la première fois, au milieu des migrants, je n'ai aucune compassion pour eux; je leur trouve un air de voyous et je me demande vraiment ce qu'il viennent faire dans la vague et où ils vont.
Dans ce nouveau flot, je repère aussi beaucoup d'Afghans. Une famille se dirige vers nous, le père, la mère et leurs 3 enfants. Je suis étonnée de leur "standing". Ils sont très bien habillés et pas du tout mouillés, ce qui m'interpelle et laisse à penser qu'ils ont traversé dans des conditions très privilégiées que je ne connais pas. Le père nous parle dans un anglais impeccable et donne la main à son aînée, une fillette de 7 ans, tirée à 4 épingles, qui porte sagement un petit cartable rouge. La petite est diabétique et il nous demande de vérifier sa glycémie pour ajuster son injection d'insuline, ce que je fais, tandis qu'elle me tend timidement son pouce et grimace à peine lorsque je la pique. La glycémie est normale, le papa est rassuré et semble gérer parfaitement le traitement et l'ajustement des doses. Voyager dans ces conditions, avec un enfant diabétique, est un challenge osé et je ne suis pas sûre que 2h30 du matin soit l'horaire idéal pour lui injecter son insuline, mais je n'interviens pas. La petite sœur de 6 ans a mal à la gorge, nous dit le papa, mais elle refuse obstinément d'ouvrir la bouche et serre les dents quand je m'approche. Un intervenant de passage me dit de lui donner des antibiotiques, ce que je ne fais pas et le papa comprend très bien que ça n'est pas utile. Le dernier enfant, un bébé de quelques mois, dort paisiblement dans un kangourou sur le ventre de la maman dont je n'ai pas entendu le son de la voix. La famille au complet est déjà repartie; tout ce petit monde aisé va dormir à l'hôtel et je me demande quel avenir se dessine pour ces enfants " de riches" au milieu des milliers d'autres réfugiés.

Nous rassemblons nos dernières forces pour décrocher la bâche, ranger sommairement la papamobile et rentrer à l'hôtel. Il est proche de 4 heures quand nous souhaitons bon voyage à Sophie qui part dans 2 heures à l'aéroport pour le 1er vol vers Athènes.



Kos mercredi 25 novembre 2015

Le froid me réveille ce matin, je n'ai dormi que 3h et je suis fatiguée. Dehors le ciel est gris et bas. Par la fenêtre, j'aperçois un petit bateau de pêcheur qui tire un Zodiac vide, arrivé dans la nuit, bonne pêche ! Sophie est partie et a glissé un petit mot sous ma porte, mais je n'ai rien entendu.
Départ vers 10h avec Jennifer et François pour chercher la jeune femme blessée que nous devons emmener aux urgences pour son entorse. Le couple revient du poste de police, lui poussant un fauteuil roulant où elle est installée, son enfant endormi sur les genoux. Je découvre avec surprise que sa jambe est déjà immobilisée dans une attelle plâtrée et il faut l'ingéniosité de plusieurs traducteurs car ils parlent kurde irakien qui n'a rien à voir avec le kurde de Syrie pour que nous finissions par comprendre, qu'après notre passage hier soir, ils ont été aux urgences. En fait, la jambe est très mal immobilisée, en position vicieuse et cette cheville ne guérira pas sans chirurgie, mais là n'est pas le problème immédiat. Ils ont LE papier blanc de la police et sont déjà inscrits sur les listes, ils partent ce soir et veulent absolument garder le fauteuil roulant. Nouvelle prouesse des traducteurs pour leur expliquer que c'est impossible car il doit y avoir 3 fauteuils roulants sur l'île pour tous les migrants et que nous allons lui donner des béquilles, ce qu'elle refuse parce que trop fatigant. Stop compassion même si ça n'est pas toujours facile; nous partons au HCR, récupérons des béquilles toutes neuves, la faisons lever et l'obligeons à marcher avec ce nouvel accessoire. Pour nous, contrat rempli, mission accomplie, le voyage s'annonce ardu pour ce jeune couple et son bébé.

Pause déjeuner dehors à la cantine "Chez Mammy" où le serveur baba cool nous propose chaque jour la spécialité du jour. Il a intégré que je suis végétarienne et me sert de délicieux épinards au riz, très parfumés, dont je me régale. Jennifer et François mangent du poisson frit, un rayon de soleil traverse les nuages, François est détendu, méconnaissable, après s'être pris, la nuit dernière, une biture avec l'équipe MSF; le calme revient, tout va bien.

Break à l'hôtel pour une sieste avant la garde de nuit; pour moi, échec, impossible de m'endormir malgré les yeux qui piquent et la fatigue qui pèse, je bouquine. Les autres dorment pendant 2 heures et je les envie. Nous nous retrouvons pour ménage et rangement du camion garé maintenant, par François, devant l'hôtel, ce que Sophie refusait avant parce que ???? Juste parce que... Le brancard est nettoyé, les tiroirs de rangement mieux disposés, le ballot de couvertures supplémentaires de l'UNHCR stocké dans le local à bagages de l'hôtel, nous sommes prêts pour la bataille de la nuit.
François nous invite à dîner dans une petite taverne grecque, typique. Il fait froid et le feu de cheminée qui danse au rythme d'une musique langoureuse, fait de ce lieu un endroit bienveillant où nous nous sentons bien. Je fais provision de chaleur avent la nuit qui s'annonce rude et nous
partageons un bon moment, convivial, avec un François totalement métamorphosé depuis le départ de Sophie dont personne ne reparle considérant que la page est tournée et que nos priorités sont ailleurs.

Au bout du port, le vent souffle de plus en plus fort et complique sérieusement notre installation. La mer est agitée, houleuse; traverser cette nuit serait suicidaire. La bâche s'envole, claque, se retourne et il nous faut l'aide de quelques migrants compatissants pour réussir à la fixer. Malgré cela, notre abri est sommaire et le vent s'engouffre dans les pans du sheeting. Les gens se massent autour de nous et je laisse Jennifer enregistrer les consultants et organiser la queue pour commencer à travailler. Tous ces hommes seuls sont arrivés à l'aube après, nous disent-ils, une traversée de 9 heures... 4 km à parcourir, 9 h de traversée, où est la faille??? Le vent, le mauvais temps, les courants... Les traits sont creusés, les visages marqués, les corps voûtés dans les couvertures qu'ils tentent de serrer autour de leur cou. Les discours sont identiques, ils ont froid, ils ont mal aux jambes, au dos, aux épaules, ils toussent. Dans ce groupe, tous sont jeunes, 18 - 22 ans, Afghans ou Bangladais, et nous en repérons un de 15 ans!!! qui voyage seul et qu'il va nous falloir signaler à PRAXIS. Nous soignons, tant bien que mal, les corps fatigués, les cœurs dévastés, les âmes fracassées et tentons de calmer les espoirs fous de ce jeune Pakistanais, sans papiers, sans passeport, qui nous explique, très sûr de lui, qu'il part demain et sera, dans quelques jours, en Allemagne. Comment lui faire comprendre que son projet n'est que chimère, qu'une fois à Athènes, il ne sortira pas de Grèce, que les frontières macédoniennes sont fermées - sauf pour les Syriens, Afghans et Irakiens - et que son papier blanc n'est en fait qu'un avis d'expulsion?



Autour du thé brûlant que j'ai préparé et qu'il partage avec quelques copains, il continue son délire sans nous écouter, sans nous entendre, sans nous croire, englué dans son rêve abyssal. Et puis je me fais bousculer par un Iranien qui veut passer devant tout le monde parce qu'il a mal au pied. Est-ce suffisant pour me serrer et me secouer le bras? Il est grand, gros, ses traits sont épais, son regard mauvais; il est surtout fortement alcoolisé, comme tous les copains qui l'entourent et pourrait devenir agressif. Je n'ai pas du tout envie de le soigner... Je le ferai quand même. En haussant le ton, nous obligeons ses copains à s'éloigner et je bande son entorse sans même lui parler, sans même le regarder car son attitude me déplaît. Je suis là pour lui, je dois faire pour lui, mais ce ne sont pas les bonnes règles du jeu. Nous sommes soulagées de les voir s'éloigner vers les grilles où se regroupent, de nouveau très nombreux ce soir, les postulants pour FRONTEX.
Le vent est tellement fort, qu'en m'éloignant vers les quais, j'ai du mal à tenir debout. Les vagues grossissent, les bateaux hésitent au bout de leur amarre ... Craquera? Craquera pas? Et brusquement, une énorme bourrasque arrache tout, la bâche s'envole, les chaises s'envolent, la poubelle s'envole, je vais peut-être, moi aussi, m'envoler et la lumière s'éteint. Nous nous retrouvons dans un noir opaque où seuls les rayons de lune tentent de traverser la nuit. Là-bas, le long des grilles, les fantômes se blottissent les uns contre les autres pour s'encourager, pour se protéger, pour rester en vie. Dans le vent qui se calme un peu et à la lumière renaissante des réverbères qui se rallument, François propose de lever le camp. Il est 1h, il ne devrait plus y avoir de bateaux cette nuit. Sur les quais de FRONTEX, la transhumance est en marche.




Kos jeudi 26 novembre 2015

Couchée plus tôt, réveillée plus tard, je me sens beaucoup mieux ce matin et, en l'absence de rendez-vous particulier, je décide de sortir marcher pour m'imprégner de l'ambiance "migrants de jour" après l'ambiance "migrants de nuit". Sur la promenade qui longe la mer, ils sont là, assis sur des bancs, scrutant la côte turque qu'ils ont quittée hier, déroulant le film de leur périlleuse traversée. Ils sont là, entre oubli et ennui, dans l'indifférence générale des habitants de l'île qui ne les voient même plus et semblent les avoir intégrés au paysage en ce mois de novembre venteux et pluvieux où les touristes les ont définitivement abandonnés. Sur le camp de tentes blanches géré par MSF, ils semblent errer sans but, dans l'attente qui s'étire, tristes et inquiets, le regard un peu vague. Devant le poste de police, la file s'étire, silencieuse et docile, bercée par une nouvelle espérance, de nouvelles illusions.Devant le panneau où sont affichées les listes de ceux qui vont partir, se croisent les heureux et les déçus, entre joie et tristesse, un peu comme le jour des résultats du bac où chacun cherche fébrilement son nom. Mais ici, reçu ou recalé, la dignité est de mise et il y aura une nouvelle chance demain.



Sur le port la nuit, Boat Refugees travaille jusqu'à 2 h, puis Kos Solidarity prend le relais jusqu'à 7h. Ils nous ont proposé de passer à leur store pour prendre ce qui nous intéresse. Dans un bordel sans nom de cartons empilés, s'entassent des vêtements pour hommes, femmes, enfants, des chaussures et des chaussettes, des shampoings, des couches, des boites de lait pour bébé, un véritable bric à brac digne d'un drôle de marché de Noël. Mais surtout ils ont des pansements et des bandes dont ils ne se serviront pas et que je leur taxe, tandis que Jennifer prend quelques boîtes de lait et de bouillie, des biberons et des couches. J'ajoute à notre carton quelques sachets de lingettes et, en les remerciant, nous leur promettons de revenir car il nous est difficile de stocker de grosses quantités à l’hôtel.

Ce soir, à 17h, comme tous les jeudis, a lieu, au siège du HCR, la réunion de coordination de toutes les ONG qui travaillent sur l'île, ce qui permet à chacun, rituel dans toute crise humanitaire, de savoir qui fait quoi et où.
François est parti à l'aéroport chercher Romain, le nouveau logisticien qui devrait rester 1 mois puisque cette fois, c'est sûr, - quoiqu'avec François, rien n'est jamais vraiment sûr - François part avec nous samedi matin, direction Lesbos via Athènes, tandis que Jennifer et moi rentrons sur Paris. Petit dîner de filles, nouveau restaurant de pâtes fraiches délicieuses, mais dont je n'arrive pas à avaler la moitié, et départ au port... sous la pluie... Nous sommes deux nanas complètement seules sur ce port avec notre papamobile et, championnes toutes catégories du sheeting, nous ne mettons que 10´ à nous installer pour nous abriter, sous une pluie qui s'intensifie. J'ai les pieds trempés, le corps transpercé par l'humidité et le froid. Nous pensons que, compte tenu des conditions météo déplorables, Boat Refugees s'est mis aux abonnés absents, mais ils débarquent finalement vers 22h, seulement deux volontaires qui viennent boire un thé avec nous, mais ne déchargent pas leur camion. De réfugiés, point. Mais peu à peu, ils arrivent, par petits groupes, une famille afghane avec trois enfants qui toussent et que je soigne, plusieurs jeunes Pakistanais qui me disent, sans trop y croire eux-mêmes, qu'ils ont mal à la gorge parce qu'ici le service thé-petits gâteaux est au top et réchauffe tandis que les bourrasques de vent reprennent comme hier et que, malgré les parpaings, nous avons bien du mal à bloquer les bords de la bâche.

François et Romain arrivent bien plus tard, alors que je suis au bord de la congélation malgré les verres de thé brûlant, indispensables à notre survie. Romain : l'air plutôt sympa du baroudeur baba cool, cheveux longs bouclés et 40 clopes par jour en forme d'exploit, à chacun son trip et l'avenir qu'il se dessine. Vers 1 h, toujours sous la pluie, tandis que les lumières de Frontex s'éteignent, nous décidons de plier notre baraque à frites pour rentrer au chaud avant la pneumonie. Le quai est maintenant de nouveau désert et ces conditions météo déplorables ne sont pas un atout pour les candidats à l'exil. La météo demain n'est pas réjouissante non plus; dans les rues de Kos, les lumières de Noël brillent depuis deux jours mais notre tête est ailleurs.



Kos vendredi 27 novembre 2015

Dernier jour à Kos, je pars demain avec Jennifer, reprise à la clinique lundi à l'aube; 10 jours vite passés, 10 nuits bien occupées malgré la fatigue, une bonne mission.
Ce matin à 9h, pendant que François et moi partageons un café, j'aperçois un bateau de pêcheurs qui tire un Zodiac plein de réfugiés; ils approchent du quai sur une mer d'huile. Nous abandonnons notre café à peine entamé et nous précipitons en courant jusqu'au débarquement.
J'aborde un homme d'âge mûr; il me dit qu'il est Syrien et qu'il arrive avec sa famille, sa femme et 2 enfants, qu'ils sont 40 sur le bateau, avec des Afghans, et qu'il ne connaît pas les autres nationalités. Le fond du bateau est sec; ils sont peu mouillés et semblent en bonne forme. Seul un homme jeune craque et sanglote dans les bras d'un de ses compagnons d'infortune. Quelques membres de Boat Refugees les ont vus aussi arriver et les conduisent sur le camp tout proche de MSF où sont les grandes tentes de l'UNHCR. Ceux-là seront sur le port ce soir pour l'enregistrement auprès de Frontex. Au pied des remparts où des dizaines de petites tentes logeaient des migrants en fin de semaine dernière, tout a été nettoyé. Il n'y a plus de tentes, plus de déchets, la zone est propre et accueillante, volonté de la municipalité de regrouper les migrants dans le camp de toile où les tentes sont grandes et plus adaptées, à l'abri du vent, dans une zone arborée. François et Romain qui font, ce matin, le tour des lieux un peu stratégiques de l'île, nous disent qu'il y a très peu de monde à la consultation MSF située au cœur du camp. Ces gens seront peut-être chez nous ce soir, à la papamobile - bar dispensaire avant le passage obligatoire par l'enregistrement. Météo moyenne depuis le milieu de la matinée, les températures sont fraîches, le temps est nuageux, la pluie n'est pas loin.
Jennifer et moi faisons l'inventaire du camion avant l'arrivée ce soir du nouveau médecin qui me relève. Nous voulons lui laisser tout au clair, libre à lui de compléter la pharmacie s'il le souhaite. A notre demande, Romain a apporté de la xylocaïne injectable pour les anesthésies locales et de la
pommade bétadinée, idéale pour les pansements d'abcès comme ceux que j'ai déjà, à 2 reprises, incisés.



Dans l'après-midi, nouveau tour de piste pour Romain qui doit prendre contact avec la coordination de MSF, le HCR, la Sécurité Civile, les Coast Guards et autres personnalités importantes et utiles sur l'île. Nous repassons à l'hôtel Csikaz qui a hébergé 48 h notre réfugiée et son entorse et récupérons les béquilles qu'elle a refusé d'utiliser. Nous ne saurons pas si elle a ou non embarqué sur le ferry avec le fauteuil roulant. La directrice de cet "abri" me demande aussi de voir une jeune mère afghane de 16 ans dont j'aperçois le mari qui doit en avoir 40. Elle me montre des résultats d'un bilan thyroïdien fait à Kaboul et une boîte pleine de médicaments adaptés, c'est donc ok pour elle. Mais son bébé de deux mois fait de drôles de mouvements de tête et son visage un peu carré me fait évoquer une anomalie génétique. Jennifer appelle MSF pour que l'enfant soit vu par le pédiatre grec qui accepte de travailler bénévolement avec eux et nous envisageons, pour les jours à venir, que le médecin de notre équipe appelle chaque jour la directrice pour organiser, si besoin, l'après-midi, une consultation sur place, principe même de la clinique mobile.

De nouveau ce soir, François est à l'aéroport pour récupérer Vincent, le médecin qui me remplace. Jennifer, Romain et moi partons sur le port où, sous le vent mais sans pluie,nous installons la bâche de la papamobile. Peu de monde en ce début de soirée mais nous allons vite déchanter. Alors que les garçons rentrent de l'aéroport et repartent tous les trois "boire un coup", normal, les filles bossent, les hommes trinquent, c'est le rush et Jennifer, en assistante modèle, organise l'attente, tandis qu'il nous faut éloigner, non sans hausser un peu la voix, les spectateurs qui, désœuvrés, sont juste plantés là pour nous regarder travailler et nous réclament un verre de thé. Comment vous dire les gars que, là, on bosse et qu'on ouvrira le bar un peu plus tard? Et les biscuits? Plus tard aussi, et les pommes? On vous l'a dit aussi, later...



Ce soir, comme les autres soirs, la toux est le principal motif de consultation. Mais beaucoup se plaignent de douleurs musculaires diffuses, liées à la fatigue et à l'humidité du séjour dans le bateau. Cette femme marche lentement et cache son visage dans ses mains gantées; elle me montre sa tête, son dos, ses épaules, ses jambes puis lève les bras au ciel, semblant implorer un Dieu qui l'a abandonnée. Je pense qu'elle est juste épuisée et je la laisse partir avec quelques paracétamol et des paroles d'encouragement, totalement déplacées dans la situation où elle se trouve. Mais que dire? Que faire? Quand il n'y a plus rien à dire parce qu'on se sent dépassé et plus rien à faire parce que la situation est ingérable et que je serai, moi, dans quelques heures, au chaud dans un lit? La série des abcès continue et j'en incise encore deux ce soir qui devraient bien évoluer avec les gros pansements à la pommade bétadinée apportée par Romain.
Les garçons reviennent tard et se la jouent cool. Il est 3h30 et les lumières du ferry qui approche, redonnent vie au troupeau momifié par le vent glacial. On se remet dans l'action et les candidats au départ se dirigent vers le monstre de métal pour embarquer vers leur utopie, baluchon sur le dos, sac poubelle à la main. Les autres s'alignent pour la marche ordonnée du troupeau qui se dirige lentement vers Frontex.

Pour Jennifer et moi, c'est la fin d'une histoire courte où nous aurons croisé, rencontré, aimé, des migrants de passage, des regards profonds comme l'angoisse, des yeux cernés, des visages épuisés, des petits innocents, ayant déjà derrière eux un passé d'adulte parce que là-bas, au pays
de l'enfance heureuse, des fous les ont jetés sur le chemin de l'exil. Demain nous volerons vers la France, le cœur un peu gros de ce que nous laissons ici, mais avec le sentiment d'avoir donné juste un peu d'humanité.