mardi 6 novembre 2012

Kaboul dimanche 4 novembre 2012


Repas agréable hier soir avec Alexander qui rentre de Bruxelles où il a présenté le FMIC à un groupe de députés européens. Il est déçu par le non intérêt des députés présents, 3 seulement qui n'écoutent rien et laissent tomber un silence pesant lorsqu'Alexander demande s'ils ont des questions. Suit une réunion à thème politique avec ces mêmes députés et des mollahs afghans et c'est une agitation fébrile qui anime l'assistance car les mollahs réclament "des armes modernes, des armes perfectionnées, des armes du XXIème siècle". Et si… si l'on remplaçait ces armes par la paix, si l'on investissait l'argent des armes dans la santé, la prévention, l'éducation des enfants afghans ? Et voilà, ça y est, Mary - c'est comme cela qu'ils m'appellent ici - tu rêves encore. Au menu de ce dîner, du riz, of course, et des épinards, génial ! Mais pourquoi y a-t-il dans la gamelle plus d'huile que d'épinards ? Ça gâche un peu le plaisir de manger des légumes. Mais le fromage de brebis que j'ai apporté fait le bonheur de tous, surtout d'Alexander qui habite là toute l'année. Ici nous vivons à la guest house où les chambres sont disposées en carré autour d'un patio central avec de la verdure. Malheureusement ces locaux sont mal entretenus et se déglinguent un peu, dommage car c'est un outil de travail essentiel. Les douches sont rustiques et fuient, les salles de bain sont facilement inondées, certaines lampes sont cassées, certains chauffages ne fonctionnent pas. Nous nous retrouvons pour dîner dans une grande salle et une cuisinière afghane nous prépare les repas. La recette de l'huile aux épinards (qui la veut?), c'est elle. À 21 h, la fatigue devient pesante et chacun regagne sa chambre. J'arrive à peine à lire quelques lignes, je dors déjà profondément mais brièvement. On tambourine à ma porte; c'est un médecin de réa qui a besoin que je l'aide pour intuber un enfant en détresse respiratoire. Allez, pilote automatique pour enfiler mon jean, mon polo et une polaire, traverser le patio faiblement éclairé et monter les marches qui conduisent à l'hôpital. Arrivée en réa, pas d'autre choix que de me réveiller complètement. Dans un bureau attenant, les deux jeunes réanimateurs de garde et un infirmier discutent en Dari avec le papa de l'enfant. Je demande qu'on m'explique. Il s'agit d'un petit garçon de 1 an, pesant à peine 10kg, porteur d'une myocardiopathie très sévère, en grande détresse respiratoire et hémodynamique. La question posée au papa est : "Es-tu d'accord pour l'assistance respiratoire car ton enfant va mourir ?" Ambiance... La réponse, moi, je la connais en regardant ce petit corps dénutri et cyanosé qui cherche désespérément l'air de la vie. Avec ou sans assistance respiratoire, il ne passera pas la nuit. Bien sûr, je ne donne pas mon avis et la réponse du papa étant oui, nous préparons l'intubation. Je l'intube après 2 arrêts cardiaques que nous récupérons, nous branchons l'assistance respiratoire... Il mourra une heure après mon départ de la réa...Il est plus de minuit quand je traverse l'hôpital endormi surveillé par des gardes et j'ai, cette fois, un peu de mal à me rendormir.
Le jour me réveille à 6h, je somnole jusqu'à 7; petit déje et départ à l'hôpital peu avant 8 h. Il fait doux et le temps est radieux. Le bloc s'éveille doucement, s'organise lentement. Rassoul est off aujourd'hui, je travaille avec 2 médecins et 3 infirmiers anesthésistes; il y a 3 salles à faire tourner, je vais en chirurgie digestive. Et là maintenant, comme en France, il y a de plus en plus de papiers à remplir. Nous faisons toutes les prescriptions en Anglais, la feuille pour la salle de réveil - recovery -, la feuille sur les conditions d'intubation - une étude en cours -, la feuille pour les prescriptions post-op que l'on double sur l'ordinateur pour la pharmacie. On est loin, très loin, de l'hôpital d'Ulan Bator où la paperasserie est réduite au minimum syndical. Bon je remplis, je coche, je réponds au questionnaire imposé et je suis sûre que j'en oublie la moitié, on verra bien.
Les enfants arrivent en hurlant quand on les enlève des bras des parents et j'enchaîne des anesthésies de tout petits de moins de 2 ans. Bloc caudal pour Moh Elyas, 2 ans, en complément de l'anesthésie générale pour une orchydopexie bilatérale, efficace puisqu'il n'a pas du tout mal au réveil. Anesthésie plus stressante pour Luftfullah, 9 mois, super rigolo à l'induction, qui agite ses petits pieds et joue avec les fils de ses électrodes. Il ne joue pas longtemps parce qu'il dort maintenant et que Djallil, le chirurgien, va l'opérer d'une vilaine fente palatine. Transfert 24h en réa pour le post op immédiat. Djallil maîtrise bien maintenant ce type d'intervention et je repense à ses apprentissages avec José, un chirurgien espagnol, à l'ouverture de l'hôpital il y a 6 ans. Mais ce matin, il y a aussi le retour de Mohammed Din. Ses yeux pétillent, son sourire est éclatant, son visage rayonnant, nous nous embrassons. À 14h30, il m'attend pour déjeuner et nous partageons ce moment simple, cette soupe aux yeux gluants, spécialité du chef, que je ne peux vraiment pas avaler mais je savoure cette immersion complète en milieu afghan. Il a appris quelques mots de Français, nous échangeons en Anglais. Nous parlons de tout, de rien, du soleil et de la guerre, du dernier attentat il y a 10 jours dans une mosquée pour les fêtes de l'Aïd, 40 morts, 20 blessés graves, de ses enfants qui grandissent, de sa maman diabétique pour qui j'ai apporté des médicaments. Nous rions, étonnés et heureux de nous être enfin retrouvés. Je l'emmène à la guest house pour lui donner les médicaments, les tenues de sport rouges qu'il m'a demandées, des jouets pour ses enfants, des parfums, des crèmes de soin pour sa femme, du thé, du café, toutes ces petites choses qui font rentrer le soleil dans un quotidien un peu terne. Alors que nous discutons dans ma chambre, la porte grande ouverte, je vois débarquer un garde et ça me met très mal à l'aise. Je lui dis que tout va bien, M. Din lui parle en Dari, il s'éloigne, nous retournons à l'hôpital. Nous croisons Alexander qui demande à mon ami s'il est content de m'avoir retrouvée; il n'attend pas la réponse qui se lit sur son visage. Demain je lui donnerai une petite liasse de dollars; il garde précieusement l'argent que je lui donne depuis 2 ans, cette fois, ça y est, le compte est bon, il va acheter son computer et c'est une immense joie pour moi. Djallil a 2 urgences de chirurgie digestive, 2 "crevettes" qui sont en ICU (réa). La 1ère a 5jours et pèse 1,5 kg, la 2ème a 15 jours et pèse 1,6 kg. J'endors avec Abdullah, un autre anesthésiste et un infirmier anesth et nous ne sommes pas trop de trois pour reposer les perfusions sur ces veines minuscules et assurer les gestes minutieux qui permettent la sécurité de ces trop petits bébés. Tous deux ont une atrésie duodénale. Djallil opère bien, nous n'avons pas d'accident. Là-bas, tout près en fait, au bout du couloir, tandis que nous ramenons l'un dans son incubateur pour emmener l'autre, les parents échangent des regards interrogateurs et inquiets. D'un côté un papa fier qui nous regarde droit dans les yeux, mais où est la maman ? De l'autre une maman triste qui regarde par terre, la tête enfoncée dans les épaules, mais où est le papa ? Au bloc, deux étudiantes se passionnent pour le programme opératoire, l'une envoie des textos, l'autre, assise par terre, vient de s'endormir. Moi aussi je suis fatiguée et j'ai, depuis l'avion, très mal au dos. Il est près de 19h quand nous ramenons le dernier bébé en ICU. Il règne ici une agitation fébrile permanente à la lumière crue et agressive des néons qui ne s'éteignent jamais. J'en parle à chaque mission : mais quel est l'abruti qui a conçu cet éclairage? Ici, pas de petite lampe pour chaque enfant, ici il ne fait jamais nuit, il fait jour le jour, il fait jour la nuit, ici les enfants ne peuvent jamais se reposer. Ici, c'est le domaine des hommes, infirmiers hommes, 2 femmes seulement mais beaucoup moins performantes, réanimateurs hommes, mais c'est Amina la chef de service et elle est très performante.  La nuit est tombée depuis longtemps; les jours sont courts en Afghanistan. Retour à la guest house, douche et dîner, énormes ravioli à la viande arrosés d'une sauce violette aussi gluante que grasse, qui veut la recette? Mais il y a de la soupe, un peu bof, mais t'arrête de faire la difficile, qui veut la recette? Et il y a du fromage, des grenades délicieuses et du fromage blanc Nestlé. Nestlé a envahi l'Afghanistan, le lait en brique est Nestlé, le fromage blanc est Nestlé, le beurre est Nestlé, les jus de fruits sont Nestlé.

Je remonte en ICU voir mes petits opérés. Le rigolo de 9 mois avec sa fente palatine va très bien, il est extubé et dort calmement. Le premier petit poids est stable et respire tranquillement, bien à l'abri dans son incubateur, au rythme imposé par la machine. L'état du deuxième est plus préoccupant. Près du lit un vieux monsieur ne le quitte pas des yeux et ses épaules voutées accusent le passage du temps et semblent signaler l'imminence de la mort. Je rentre. L'hôpital s'endort tandis que la nuit sature l'espace et inonde le monde. J'ai froid. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire