vendredi 6 avril 2012

Bangladesh vendredi 30 mars 2012



Nuit moyenne, j'ai du mal à m'endormir et je suis réveillée à 5h par le bruit sur le bateau et les patients qui, sous ma fenêtre, commencent à pomper de l'eau. Debout à 6 h, je pars distribuer des savons et des dentifrices à l'hôpital de la plage et j'ai vraiment l'impression de faire des heureux. Malheureusement et, comme d'habitude, il n'y en n'a pas assez pour tout le monde…
Je déjeune seule. Je suis un peu fatiguée et la margarine molle et rance, le fond de confiture d'orange que je déteste et qui pue, ne m'enthousiasment guère. Mais Gofour, le cuisinier, me dit qu'il n'y a rien d'autre. T'inquiète mon grand, ça n'a vraiment aucune importance.



Rumon
Départ au bloc où je fais venir tôt Rumon, 4 ans, pour piquer son bloc axillaire. Olivia arrive, Angelina aussi, elles installent le petit au  bloc et font le champ. Shahin est ressuscité et reprend sa place de mec;  Angelina redevient panseuse et  ne peut plus aider Didier...
Pendant qu'en salle de réveil, je pique le bloc de pied du petit garçon suivant, Tamin, 6 ans, Angelina vient me chercher : Didier m'appelle parce que l'enfant bouge. Il bouge ? -"Non mais, Didier, c'est normal, tu viens d'inciser sur le ventre pour prendre une greffe de peau et c'est le bras que j'ai endormi. Allez, un shoot d'anesthésie et tu peux y aller." Je repars en salle de réveil.
Tout se passe bien pour Tamin qui dort paisiblement et  je fais venir Shahazadi, ravissante adolescente de 14 ans qui a, elle aussi, des séquelles rétractiles de brûlures de la main droite. Elle est ravissante, oui  mais elle est aussi terrorisée et je l'installe sur le lit à côté de Morzina qui lui parle et la rassure. Un moment plus tard, elle se détend, me sourit, je peux m'occuper d'elle.

Depuis hier, on nous parle d'une fillette de 7 ans, Sharmin, opérée il y a trois semaines par une équipe allemande de l'ONG "Women For Women". Elle présente, en moins grave, un tableau identique à celui de Mukta que nous avons opérée le premier jour, avec des brûlures du bas ventre responsables de brides qui bloquent l'écartement des jambes. Mais le geste chirurgical a été fait a minima, l'enfant est rentrée à la maison et revient avec une infection du site opératoire. Didier pense qu'il faut tout reprendre à zéro, faire un geste large, débrider, faire tourner des lambeaux. Par l'intermédiaire de James, le médecin de Friendship, il l'explique  à la maman qui refuse l'opération mais veut l'avis de son mari. Il est 13 h 30, nous montons déjeuner.
À 14 h 30 nous avons le feu vert du papa. Voie veineuse, rachi anesthésie + sédation profonde, la petite n'a rien compris et dort déjà. Didier vient d'inciser, début des hostilités pour un festival qui va juste durer... 3 h 30...

Sharmin


Sharmin en salle de réveil.


C'est la journée mouches; un vent très chaud souffle sur le fleuve et il y a des mouches PARTOUT. Elles recouvrent les sièges d'un tapis noir répugnant et velu, elles se posent sur le riz, la viande, les légumes et c'est franchement peu appétissant. Demain on sera peut-être tous malades! En salle de réveil, c'est le cagnard et les petits souffrent malgré les ventilos qui s'essoufflent; au bloc, la clim patine. Bon, on bosse et on arrête de se plaindre d'autant que sous les baraquements de tôle où je suis montée tout à l'heure il fait plus de 40. Pendant ce temps Olivia attaque son douzième pansement de la journée et, sur la grève, les jeunes entament une partie de cricket.

Sur le Costa HumaniTerra, notre bateau de croisière, il n'y a de nouveau plus d'eau au pont supérieur, mais c'est quoi ce bordel, cap'tain? Comme hier, quelques ordres cinglent et le spécialiste de l'eau plonge dans les vannes défectueuses pour remédier au problème.
Morzina est triste; a-t-elle compris que nous partons demain? Tout à l'heure Luc l'a mise debout et tenté de la faire marcher, mais on dirait qu'elle ne sait plus, ses jambes ne répondent pas. Elle m'explique qu'elle ne veut pas repartir là-haut, sous les tôles. Je crains qu'elle n'ait pas le choix; la mission de chirurgie pédiatrique (chirurgie digestive et urologique essentiellement) arrive demain et je vois plein de nouveaux enfants qui font la queue dans les bras de leurs parents pour se faire enregistrer et préparer le dossier. Alors je m'allonge à côté d'elle et je mets de la musique sur mon iPhone. Un silence religieux plombe la salle de réveil. Parents et enfants semblent à l'écoute et dans cette ambiance totalement irréelle où le temps s'est suspendu, Morzina ferme les yeux et passe sa main dans mes cheveux. Moi j'ai juste l'impression de rêver, je fais le vide et je tente de m'imprégner de ce silence, de cette musique, de ces mains qui caressent pour ne jamais oublier.

Il reste des trésors dans mon sac car nous n'avons pas tout distribué : parfums, bijoux, crayons de couleur et cahiers, ballons à gonfler. Pour éviter l'émeute, je partage les bijoux entre les jeunes filles opérées et toutes les mamans à qui je donne aussi des parfums qui semblent leur faire extrêmement plaisir. Nous distribuerons le reste demain matin avec Olivia. Sur le plan médical, nous avons trois gros pansements à faire demain matin avant de partir : Morzina, Mukta et Sharmin, opérée cet après-midi.

Nous venons de dîner dehors, comme hier, sur le pont du guest boat avec une bougie en prime pour le côté romantique de l'affaire. Le ciel scintille et il fait doux. Dernier dîner à bord, demain nous serons à Dacca; je suis triste.
En quittant les autres et avant de regagner ma cabine, je me promène seule à l'hôpital de la plage. J'ai envie, j'ai besoin de m'imprégner une dernière fois de ces images, de ces odeurs, de ces sensations. Dans la pénombre de ce lieu étrange, nos petits patients sont des ombres qui s'endorment sous des moustiquaires poisseuses et seuls leurs pansements blancs me guident vers eux, tels des phares éclairant la nuit pour que je ne m'y perde pas.     




Dehors, sous une bâche installée à la hâte, des corps entremêlés respirent en cadence désordonnée. Il faut héberger les nouveaux arrivants. J'observe en silence ces petits que les mamans protègent ou ces vieux, un peu à l'écart, comme s'ils ne voulaient pas déranger. Si ça n'est pas un camp de réfugiés, ça y ressemble fort et je me dis que j'ai beaucoup de chance d'avoir, comme chaque soir, un lit pour dormir.



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