vendredi 6 avril 2012

Bangladesh jeudi 29 mars 2012



Aujourd'hui on met le turbo pour rattraper le retard d'hier. Je suis au bloc à 7 h 15 pour piquer la première ALR : Manik, 4 ans, rétraction séquellaire de brûlures de trois doigts de la main droite. Didier incise, il est 7 h 50. Pendant ce temps, Olivia commence les pansements et Luc fait chauffer la bouilloire pour refaire les attelles.



Manik
Je pique le bloc axillaire de Manik.



Détail croustillant, je demande le poids de Manik avant de le piquer; on le fait monter sur la balance qui affiche 30 kg. Alors, si lui pèse 30 kg, je dois en peser 100 ! Je confirme, sur cette balance, je pèse 110 kg !!! Alors soit il faut convertir par un savant calcul que je ne connais pas, soit il faut lancer la balance direct dans le fleuve.  
Ça roule bien ce matin, on enchaîne sans perdre de temps tandis que le duo Olivia / Luc  est à fond sur les pansements et les attelles. Je gonfle des ballons qui font rire les petits, je distribue des crayons et des coloriages pour les occuper, la situation est under control. Shahin est toujours malade, bon plan pour Angelina, trop contente de s'habiller pour aider Didier. Quand Shahin est là, il ne la laisse jamais aider, prérogative du mâle, prérogative bien injuste en fait car elle travaille vraiment très bien.
Je vais encore flipper - et Didier aussi - en fin de matinée avec Mostofa, 8 ans, dernière fente labiale de la mission, mais tout va finalement bien se passer; sous les  champs, il respire juste quand il a le temps, mais c'est suffisant.

Le comptable du  bateau  veut absolument nous vendre de l'artisanat local et nous course depuis troi jours. À 13 h nous n'y échappons pas et nous lui achetons des écharpes qui empestent la poussière. On sent que c'est la crise, les prix ont plus que doublé en 6 mois, mais ...

Johnny, mon cuisinier préféré, est monté en grade. Il ne nous sert plus à table mais distribue les tickets pour les consultations à l'entrée de la passerelle. Je le vois faire la police pour que chacun passe à son tour et ça ne rigole pas. Quand je quitte le bateau, il me montre fièrement son paquet de tickets roses et je le félicite. Trop génial, Johnny ! Il me fait vraiment trop marrer.

L'après-midi se déroule au rythme du matin et le programme prévu est  bouclé. Pour la première fois, Luc tente de lever Morzina, mais elle n'a pas marché depuis plus de deux ans avec les séquelles rétractiles de brûlures qui bloquaient ses deux membres inférieurs en flexion. Maintenant que les deux jambes sont opérées et allongées, au boulot pour la rééducation ! Et comme prévu, malaise vagal à la première verticalisation. Cela n'entame en rien son moral et elle me réclame des bonbons chaque fois que je passe à côté de son lit; cet après-midi, elle est radieuse. -"Mary, Mary", elle tend les bras dix fois par jour pour que je  vienne l'embrasser.


Morzina



Dalim, notre dernier patient, a 16 ans et des séquelles de brûlures qui limitent l'extension de son avant-bras sur le bras gauche mais surtout, bloquent son poignet à 90 degrés. Un lambeau et quelques plasties plus tard, le membre supérieur est dans l'axe, bloqué dans une super attelle dont seul Luc a le secret.

Grande nouvelle dans la rubrique "people" :  Olivia a un fiancé sur le bateau ! Mais c'est un secret, ne le dites à personne. C'est un super infirmier, c'est-à-dire plus qu'un infirmier, mais moins qu'un médecin, chargé des pansements des patients extérieurs à la mission, prénommé Moumane. Il cherche toujours Olivia pour lui montrer un pansement ou lui demander une bricole. Plus petit que moi, il la dévore des yeux et lui a demandé si elle était mariée. Olivia le dépasse de deux têtes et  ils forment le couple de l'année. (Lire Gala d'avril 2012).


Ce soir nous finissons avant la nuit et Luc a une super idée : marcher jusqu'au village proche que l'on aperçoit du bateau. Tandis que Didier tente de zapper sur internet les news du monde entier, nous partons à pied tous les trois, Olivia, Luc et moi. Un pâle soleil baisse à l'horizon tandis que nos pas soulèvent la poussière du chemin qui nous conduit vers quelques masures, plantées ça et là au milieu des bananiers. Notre arrivée ne passe pas inaperçue; radio village fonctionne mieux qu'internet et les enfants sortent de partout. Plus loin des vaches au squelette anguleux se partagent un peu de paille. Il y a cette petite fille ravissante, un foulard noir sur la tête, qui ne veut pas être photographiée, cette adolescente aux très fins qui pause telle une princesse, tous ces petits galopins qui se bousculent pour être sur toutes les photos. Il y a ce bébé morveux, tout nu dans les bras de sa jeune maman. Il y a aussi cette très vieille femme aux traits creusés, aux rides fossilisées, accroupie devant un feu sur lequel elle jette un peu d'eau. Elle est sans âge, 100 ans ? 1000 ans ? Et debout à côté d'elle ce tout petit garçon qui marche à peine, le corps nu, gris de poussière, secoue une bouteille de plastique vide et risque juste de tomber dans le feu. Il y a cette autre vieille en sari rouge qui veut nous montrer sa maison où il faut se courber pour rentrer, là-bas celle qui, accroupie, remplit une bassine de terre et cette petite fille en rouge avec des nattes relevées qui vient vers nous avec quelques maigres brebis qu'elle tient en laisse. Il y a tous ces gens et puis il y a nous, au milieu d'eux, remplissant nos yeux et  nos cœurs de souvenirs, savourant l'instant magique que personne, jamais, ne pourra nous voler.


"Elle est sans âge. 100 ans? 1000 ans?"







Notre retour à la péniche ne passe pas non plus inaperçu; les enfants nous suivent, nous poursuivent, nous accompagnent, nous marchent sur les pieds et répètent en boucle les seuls mots d'Anglais qu'ils connaissent : -"What's your name ?" Nous les laissons au pied de la passerelle tandis qu'ils agitent les mains en criant -"tata"... "au revoir" peut-être en Bangla? je ne le saurai pas.
Je passe avec Olivia par l'hôpital de la plage pour faire laisser à jeun les enfants qui auront un pansement sous kétamine demain matin. Une maman nous montre un tout petit  bébé et un biberon vide; elle réclame du lait que je n'ai plus et, tandis qu'Olivia pointe la liste de ses petits, la même femme au sari noir, aux yeux cernés et au regard vide, secoue en même temps mon bras et le biberon vide. Je n'ai plus de lait, je n'ai pas de mot, nous repartons vers le bateau.

La douche s'annonce périlleuse car il n'y a plus d'eau au pont supérieur de la péniche hôpital où je loge. J'interpelle le capitaine; il donne des ordres cinglants à deux membres de l'équipage qui partent immédiatement farfouiller dans des vannes et des tuyaux pour rétablir la situation. On n'rigole pas avec Barberousse et quand il donne des ordres, c'est exécution immédiate. Tant mieux pour moi, l'eau revient et je peux me laver.




Ce soir nous dînons sur le pont du guest boat. La soirée est très douce et, incroyable!  il n'y a ni moustiques ni moucherons. Le bordeaux, apporté par Didier, arrose un repas sans surprise, mais gai et  nous passons une excellente soirée. Crevée par le boulot mais ragaillardie par le pinard, Olivia est à fond et devrait bien dormir.

Belle journée, bon travail, belles rencontres. Demain est notre dernier soir, l'hydravion nous récupère samedi et nous dormirons à Dacca. J'ai du mal à penser au départ d'ici, au retour là-bas, mais demain est un autre jour qu'il nous faudra savourer.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire