mercredi 21 mars 2012

Bangladesh samedi 8 octobre 2011



La péniche, 19 h

Nous y voici enfin dans ce Bangladesh qui nous a tant fait fantasmer, sur cette péniche dont nous avons tant rêvé.
Dans la nuit, à l'embarquement pour Dacca, je retrouve donc Didier, égal à lui-même, le cheveu en bataille et l'humour pince sans rire, Christiane, infirmière à la retraite et Marine, jeune kiné de 25 ans. D'emblée le courant passe, notre équipe est au complet, je suis sûre que nous allons très bien nous entendre.
Vol de 4 heures 30, je mange peu et mal, je dors peu et mal et je suis un peu fatiguée, qu'importe. Arrivée à Dacca ; il fait une chaleur torride qui nous écrase telle une chape de plomb. L'air est saturé d'humidité (90% !). On fait comment pour respirer? Eh ben on improvise... Les formalités de police sont très longues, nous n'avons pas d'adresse précise à donner mais grâce aux ordres de mission d'Humaniterra, un policier plus futé que les autres nous donne notre destination, Kurigram, au nord du Bangladesh,  là-haut, tout là-haut sur la carte, les yeux écarquillés, en répétant "poor country ... very poor country". On le savait, ça se confirme. Enfin on passe la police et on met encore une heure pour récupérer les bagages dans un indescriptible bordel de baluchons multicolores et de sacs noirs tous identiques. Ça y est, on a tout. Reste à passer la douane sans se faire ouvrir les sacs, blindés de matériel et de médicaments. L'air de rien, en sifflotant, le nez en l'air, on pousse nos chariots et tout se passe bien.
   Un membre de Friendship, l'ONG locale, fondation d'Emirates, nous attend et nous conduit dans le hall des départs domestiques pour le vol en hydravion.



Sur le tarmac où il fait plus de 40 degrés à l'ombre, nous découvrons l'oiseau volant et le pilote suédois, hyper sympa. Chargement de l'oiseau et décollage, un peu bruyant. Le temps est brumeux, mais la visibilité suffisante pour découvrir un paysage plutôt vert, fin de la saison des pluies oblige, et les bras du fleuve Brahmapoutre que nous survolons, parsemée d'une multitude d'îles.



Le vol dure une heure, puis notre oiseau perd de l'altitude et la péniche apparaît, plantée là, au milieu de nulle part. Virage à droite, grand virage à gauche pour nous mettre dans l'axe de la rivière et nous amerrissons dans des gerbes d'eau. Sur la berge, des centaines d'enfants nous attendent, agitant les bras,  guenilles multicolores comme autant d' arcs en ciel, parapluies noirs où s'abritent, en retrait, les mamans serrant leurs petits dans les bras. L'arrivée de l'oiseau de métal est une fête, l'arrivée de l'équipe médicale en est une autre. Accueillis par le capitaine, grand gaillard à la barbe rousse,  nous débarquons avec armes et bagages sur un petit bateau à moteur qui nous conduit jusqu'à La Péniche, tandis que les enfants, tout sourire dehors, font des signes de la main pour attirer notre attention.



En fait, il y a le bateau hôpital où nous allons travailler et le Guest Boat, amarré à côté, aux parois tapissées de bambou, où nous allons habiter. À l'étage de notre maison, une salle de repas domine la rivière; au rez-de-chaussée, les cabines s'alignent de part et d'autre d'une coursive sombre et étroite. Christiane, qui est venue l'an dernier, nous dit que l'anesthésiste est souvent dérangé la nuit si les patients ont mal et propose que nous allions, toutes les deux, dormir à l'hôpital. En effet, le passage nocturne par la passerelle incertaine du premier bateau, la berge boueuse et glissante et la passerelle qui se balance du deuxième bateau, incitent peu à une garde éloignée. Je serai donc, toute la semaine, de garde sur place et c'est au deuxième étage du bateau hôpital que nous installons notre campement, chacune dans une cabine minuscule, au confort spartiate, une vraie mission humanitaire.


Massoud se présente comme le médecin-chef du bateau; coordinateur médical de Friendship pour lequel il travaille depuis deux ans, il accueille les missions et aide le chirurgien expatrié à opérer, c'est du moins ce qu'il nous dit. C'est un géant, gros et gras, dont l'obésité morbide fait tache dans ce pays où tout le monde crève de faim. Néanmoins ses kilos sont à l'égal de son accueil et de sa gentillesse. Outre son embonpoint marqué, il est facilement reconnaissable à son stéthoscope rouge qu'il promène toute la journée autour du cou. Dort-il aussi avec la nuit? Il nous présente notre cuisinier au ravissant prénom, très couleur locale, de Johnny. Déjeuner en terrasse, vue sur la rivière où quelques  enfants se baignent... Petit arrière-goût de Gange... Nous retrouvons le Nescafé infect des pays pauvres du monde entier, prêts à affronter la consultation et à faire le programme opératoire de la semaine.



Changement de bateau, embarquement sur La Péniche où se bouscule déjà une foule compacte, ramassis de mutilations dans un océan de misère. Nous voyons 35 patients, beaucoup d'enfants et de femmes jeunes et, notre mission étant centrée sur la chirurgie reconstructrice, nous retrouvons exactement les mêmes patients qu'en Mongolie avec de dramatiques séquelles de brûlures. Sauf que... sauf qu'ici, je n'ai pas de respirateur, que je ne peux donc pas faire de vraies anesthésies générales et  que tout va se faire sous sédation profonde et/ou anesthésie loco régionale, sur le fil du rasoir. Du stress en perspective. Nous récusons trois petits de 1 à 3 ans, porteurs de grosses fentes labio palatines et que nous ne pouvons, par sécurité, pas faire sans intubation et assistance ventilatoire. La tristesse des mamans qui repartent avec leur enfant que nous n'opérerons pas, fait peine à voir. Elles viennent de loin dans l'espoir d'un miracle qui ne se produira pas et leurs yeux sont chargés de pourquoi auquel ni Didier ni moi ne savons répondre. On nous dit que certains patients ont traversé le Bangladesh en voiture puis en bateau pour venir jusqu'à nous, tout ça pour ça? Et qui a dit que les hommes étaient égaux? Il était bourré celui-là, non?



C'est autour d'un thé, au pont supérieur de La Péniche, après trois heures de consultations, que nous nous posons pour organiser le programme opératoire, en fonction des temps, bien approximatifs, estimés par Didier pour chaque cas. Les journées sont overbookées et je ne suis pas du tout sûre que nous puissions tout faire. On ajustera au fur et à mesure, d'autant que d'autres patients vont certainement arriver en cours de semaine.
Au bloc, nous rangeons notre matériel. La pièce est petite, 15 m2 à tout casser, en poussant fort les murs. Il y a peu de place pour poser le matériel, on va s'organiser. Début prévu à 8 heures demain matin.
Le soleil se couche peu à peu. La lumière change sur le fleuve et donne à cette fin de journée une note apaisante. Sur la berge, les enfants se sont dispersés et je découvre que sur cette île où est amarré notre hôpital, habite une population de 80 000 habitants, dixit Massoud,  sur une terre de 40 km de long. Difficile de se rendre compte de ce qui se trame au delà du regard, facile d'imaginer que la misère est immense.


La chaleur reste accablante et la douche est la bienvenue, un grand moment! Sous un petit filet d'eau froide pompée dans le fleuve, debout dans un grand baquet pour ne pas inonder la minuscule pièce où sont aussi les WC, je m'asperge avec un broc en plastique rouge usagé pour tenter... et même réussir, youpi!!!... un shampoing sur mes cheveux poisseux de sueur. Je vide ensuite ma bassine dans le trou planqué derrière les dits WC et, le tour est joué! La pièce est inondée, il fait toujours 40 degrés ou plus, mais j'ai les cheveux propres et c'est bien.


Nous nous retrouvons tous les quatre autour du repas que Johnny nous a concocté avec amour dans une chaleur égale à elle-même qui inhibe déjà les effets bienfaisants de la douche et du shampoing. En quittant Didier et Marine pour rentrer sur La Péniche, nous montons, Christiane et moi, dire bonsoir aux patients qui sont hospitalisés sur la berge sous un toit de tôle ondulée. Sur des lattes de bois qui servent de matelas, les plus petits dorment déjà, dans la lumière blafarde et vacillante d'une ampoule qui pendouille et se balance, tandis que les mamans essuient de misérables gamelles en fer avec des chiffons aux aspects douteux. Le spectacle est tellement irréel que j'ai du mal à réaliser que je suis bien là, au bout du bout du monde, au milieu de ces gens que j'aime et que nous sommes venus aider.

Tout à l'heure, sur ce matelas un peu dur, la tête posée sur l'oreiller en béton de ma cabine aseptisée par trois tonnes de bombe qu'un cleaner souriant est venu déverser pour me débarrasser de l'invasion de fourmis et de quelques araignées qui font la même croisière que moi, je vais dormir, bercée par le ronronnement du groupe électrogène, en rêvant aux enfants que j'endormirai demain.    

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