mercredi 21 mars 2012

Bangladesh lundi 10 octobre 2011




Deuxième jour de bloc, ça roule déjà comme si nous étions là depuis un mois.
Nous dormons moyennement à cause de la chaleur mais je ne suis pas dérangée par les patients. Je suis réveillée à 5 heures et j'ai l'impression que la température n'a pas baissé d'un seul degré. Il règne sur le fleuve un tapis blanc de brouillard humide qui donne à l'espace une ambiance fantomatique.

Passage par les lits d'hospitalisation avant le petit déje, no souci.  Nous sommes au bloc à 7 h 45 et la matinée défile au rythme d'interventions plus courtes et plus faciles pour Didier, pas moins stressantes pour moi car les enfants sont petits. Deux fillettes de 2 ans, toutes les deux brûlées au bras, pèsent 8 kg pour l'une, 6 kg pour l'autre. Les voies veineuses sont difficiles à poser, la marge est étroite entre une bonne analgésie et l'arrêt respiratoire que fait d'ailleurs la plus petite que je ventile tranquillement à l'ambu, sous les champs, en attendant qu'elle récupère.
Il est 12 h 30, les deux pitchounettes dorment dans la fournaise de la salle de réveil, la situation est under control. Jodeba me dit qu'elle a faim, bonne maladie! Il va falloir qu'elle mange pour cicatriser. Marine vient de rentrer de l'île où elle a été, avec la pharmacienne, couper des bambous pour faire des attelles. J'aperçois Massoud dans un bureau de consultations ; il m'appelle pour me donner le dermatome qu'il a commandé samedi à Dacca et qui va permettre à Didier de faire des greffes de peau mince. Trop fort Massoud ! Sur ce coup, il a vraiment assuré! La coursive du bateau est envahie de patients qui viennent consulter les médecins locaux de Friendship; assis par terre ou sur des bancs, ils attendent patiemment leur tour, jeunes et vieux, hommes et femmes et je distribue, moi, des bonbons aux enfants. Tout est gratuit sur le bateau, consultations, médicaments et, bien sûr, la chirurgie que nous faisons, permettant à tous l'accès aux soins. Dehors, en haut de la passerelle, une foule compacte et disciplinée attend son tour pour accéder au bateau, sous une ribambelle de parapluies noirs pour se protéger du soleil plombant.
Nous montons sur le pont supérieur où le repas nous attend. Johnny, notre cuistot attitré, ne nous quitte pas d'une semelle,  guettant nos moindres besoins et ça en devient gênant. Je lui redis que les repas sont excellents mais il ne comprend pas du tout l'anglais et répond par de grands sourires. En fait, c'est comme dans un grand restaurant, les cloches en argent en moins, nous avons notre maître d'hôtel et le service est parfait.

Retour au bloc. Un adolescent de 15 ans a les deux pieds brûlés mais c'est la déformation du pied gauche qui l'empêche de marcher. Intervention sous rachi et, comme hier, grand malaise vagal en milieu d'intervention.

Morzina a 25 ans. Elle habite loin, dans le sud du Bangladesh et a deux petits garçons de 2 et 4 ans qu'elle a laissés à la maison pour venir se faire opérer. Il y a dix mois, accident domestique, ses vêtements prennent feu. Elle est grièvement brûlée aux fesses et aux deux membres inférieurs. Je n'ose imaginer les souffrances qu'elle a endurées jusqu'aux séquelles actuelles. Ses deux jambes sont rétractées en flexion sur ses cuisses, elle ne peut, bien sûr, plus marcher et c'est son mari qui la porte. Elle est ravissante, teint brun, visage fin, cheveux courts et sourire rayonnant mais ses yeux cherchent de l'aide, elle a peur, c'est évident. Avant de piquer la rachi, je caresse son cou, ses épaules, pour tenter de l'apaiser et je demande à Angelina, notre infirmière de bloc, de traduire que nous allons bien nous occuper d'elle et tout faire pour qu'elle puisse remarcher. Elle dit que je suis sa sœur et serre fort ma main. Alors que nous venons de l'installer sur le ventre pour cet énorme chantier chirurgical, je vois de grosses larmes rouler sur ses joues. Didier est un peu tendu, la température du bloc monte malgré la clim qui ne suit plus et, alors qu'il vient d'installer tous ses champs, sketch habituel du malaise vagal. Morzina se met  à vomir et, en bougeant, vire tous les champs. J'attends l'orage... Il arrive.. - "Elle fait ch.. !" et, à Christiane: "Redonne moi des champs, des tonnes de champs" et c'est à ce moment-là que je m'aperçois qu'elle a effectivement ch.. sur le champ opératoire... Retour à la case départ, on nettoie, on repart à zéro et je fais dormir notre patiente pour que Didier puisse travailler au calme. Deux heures, un lambeau et des greffes de peau plus tard, la jambe droite est étendue dans une attelle plâtrée. L'intervention a pas mal saigné; par sécurité et d'un commun accord, nous décidons de nous occuper de la jambe gauche dans 48 heures. Heureuse initiative, la rachi commence à se lever en salle de réveil et elle a déjà très mal. J'ai trouvé du Nubain dans un placard, il va m'être d'un grand secours. Didier a deux boîtes de Bi-Profénid, je prends aussi.
La dernière patiente est une brûlure de la main avec brides de trois doigts que nous opérons simplement sous anesthésie loco régionale.

L'enfant d'hier matin à qui Didier a redressé les doigts est, comme prévu,  hyperalgique et je n'arrive plus à gérer.
En fin de programme, sous Kétamine,  Didier défait le pansement et repositionne, en extension, les doigts qu'il avait bloqués en flexion, dans une attelle plâtrée. Il devrait avoir beaucoup moins mal.

Il est 20 h 15 quand nous quittons le bloc et je monte, avec Christiane, sur la plage, voir les opérés qui y ont été transférés. Sous ce grand hangar de tôle, l'atmosphère est irréelle; à la lumière tremblante et blafarde des ampoules qui se balancent, je retrouve les deux petits de ce matin qui dorment calmement. Mais nous sommes assaillis par des enfants et des adultes au milieu desquels j'ai du mal à reconnaître ceux que nous avons vus en consultation et qui sont déjà programmés et c'est, entourées d'une nuée d'insectes et d'une horde d'enfants, que nous arpentons, dans l'obscurité, cette salle d'hospitalisation pour n'oublier personne. Demain je viens avec une lampe frontale et un lexique pour tenter de comprendre.
Dehors, j'ai un sentiment de malaise; il y a vraiment trop pour les uns et pas assez pour les autres, mais nous ne sommes pas très nombreux à le savoir.





 Ce soir, la douche à l'eau froide dans le baquet me paraît un luxe. Et si je devais, comme eux, me laver dans le fleuve ?
 Comme chaque soir, Johnny a fait de la soupe, à base de manioc, bien gluante et qui tient au corps, mais je n'ai pas très faim. Comme chaque soir, la chaleur écrase et dans ma cabine, parfumée à l'insecticide, il doit faire 50 degrés.
Je viens de repasser en salle de réveil distribuer des anti-inflammatoires. Dans la salle de repos, la télé est à fond pour le personnel du bateau. Je crois que je vais prendre, comme Didier, 1/2 Stilnox pour dormir.

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