dimanche 14 octobre 2012

Mongolie octobre 2012



Vendredi 5 octobre 2012
En route vers la Mongolie

Nouveau départ vers la Mongolie, en ce matin de début d'automne où l'été s'attarde. Il fait doux, partons-nous vraiment vers le froid? Bonne nouvelle, Air France n'est pas en grève. Mauvaise nouvelle, l'avion est en panne.-"Suite à un incident technique, le vol de Pau vers Roissy est retardé..." Et cet incident technique va plomber ma matinée.  Quand je rejoins Didier et les autres à l'enregistrement de Turkish Airlines, le dit enregistrement est déjà terminé, mais bloqué par Didier qui m'attend. Il y a nos bagages perso et plus de 200 kg de matériel. Je suis accueillie par une connasse qui gueule parce  que j'ose demander une place près de l'allée! -"Et si vous continuez, je ne vous enregistre  pas, l'avion est plein!" -"Laisse tomber, poufiasse, tu m'as déjà enregistrée." Alors on fait les comptes, 1 sac + 2 sacs + 12 sacs + quelques cartons = 2700 euros de surtaxe de bagages. C'est L'Oréal qui paye, merci Liliane. Un grand black nous prend en charge et grâce à son badge - "bip bip" - les barrières s'ouvrent par magie pour passer les contrôles de police et la douane. L'embarquement est terminé depuis longtemps déjà quand nous montons dans l'avion. Contrairement à ce que nous a dit l'autre connasse, les derniers rangs du fond sont vides et nous nous y installons tous les cinq en nous étalant. Nous cinq, ce sont Didier et moi, les vieux, François qui est chirurgien et qui est déjà venu deux fois avec nous en mission, Delphine, sa sœur, infirmière, 1ère mission, et Eric, le kiné qui était avec nous en juin. Notre hôtesse répond au doux nom de sœur sourire, une abrutie finie. Mais kesse konfout sur cette compagnie turque? Sœur sourire, donc, visage figé, œil mauvais, a dû se faire plaquer par son mec ou engueuler par la chef de cabine. Ce qui est sûr est que son boulot l'emmerde et qu'elle nous le fait savoir. Elle ne sourit pas, elle grimace, elle ne parle pas, elle aboie dans un très mauvais Anglais, elle ne pose pas notre délicieux plateau repas, elle le jette et je la remercie avec un grand sourire en la traitant de pauvre conne, ce qui ne sert à rien car elle ne comprend pas le Français, mais ça me fait du bien.  Après 4 h de vol, on amorce la descente, le Bosphore scintille dans un ciel sans nuage, atterrissage à Istanbul. C'est devenu un grand aéroport moderne avec duty free clinquant; on est loin de l'aéroport pourri où je suis arrivée pour ma toute première mission au Kurdistan il y a plus de 30 ans! 3 heures d'escale, on traîne, on boit un coup et on embarque à nouveau sur un airbus de la merveilleuse Turkish Airlines. Nous ne sommes pas au bout du sketch. Vol de 9 h 30, de nuit, avion plutôt confortable, écran télé et steward souriant qui sert le repas gentiment. À mon avis, celui-là, trop sympa, devrait se faire virer sous peu. Et en plein milieu de cette douce nuit dans les étoiles, alors que nous avons enfin réussi à nous endormir, les lumières s'allument brusquement pleins phares. Une douce voix hurle qu'il nous faut nous lever, prendre tous nos bagages et descendre de l'avion pour une "escale technique". Attendez, les gars, les filles, y a un bug, on a mal compris ou c'est une blague pas marrante du tout. Mais comme sur cette compagnie, y sont pas, mais alors pas du tout, marrants, ils haussent le ton et on se retrouve tous complètement au radar, nos sacs sur le dos, nos manteaux dans les bras, les yeux à peine ouverts, à trébucher dans un escalier jusqu'à une salle glauque où nous sommes parqués avec interdiction de bouger, les portes étant gardées par des soldats. Pour info et pour que vous n'y alliez jamais, nous sommes à Bishkek, au cœur du Kirghizistan. 40' plus tard, retour au bercail, on remonte l'escalier, on se réinstalle dans l'avion et on redécolle. Il est du genre 2 h du mat mais avec le jet lag, je ne sais en fait pas du tout quelle heure il est pour nous. Deux choses sont sûres : il fait nuit et nous sommes crevés. Alors, histoire de rigoler un peu plus et pour éviter qu'on se rendorme, on nous sert des œufs brouillés bien gras en nous expliquant que c'est l'heure du breakfast.
La fin du vol est, comme les œufs, un peu embrouillée. La fatigue aidant, chacun somnole comme il peut. Il fait déjà grand jour et on n'y comprend plus grand chose au jour et à la nuit. Atterrissage à Ulaan Baatar à 11 h - Paris + 6 heures - formalités de police toujours un peu longues et récupération des bagages. Contrairement à la mission de juin, tout est là, les 200 kg de matériel et nos bagages perso. Mais c'est un difficile et violent bras de fer qui s'engage maintenant avec la responsable des douanes : elle ne laisse RIEN sortir de l'aéroport en dehors des bagages personnels. Je suis, moi, un cas particulier car il y a dans mes sacs de 30 kg des médicaments et du matériel en plus des jouets pour les enfants et, accessoirement, de vêtements de rechange, réduits certes au plus strict minimum, mais quand même. Je tente le forcing, je mets mes 2 sacs sur un chariot et je pars vers la sortie; elle me rattrape, me prend par l'épaule et avant de recevoir une baffe, je fais demi-tour. Arrivée de Battorgil, directeur du service des brûlés et de Sara, l'une de nos interprètes. Battorgil plane à 8000, on dirait que c'est lui qui vient de faire 24 h de voyage. Sara négocie comme elle peut. Il n'y aura aucune négociation possible, on nous pique TOUT et c'est aussi simple que cela.  Départ à l'hôtel, différent de celui de juin qui était plein, mais qui avait le gros avantage d'être à moins de 10' à pied de l'hôpital. Celui là est à 40', un peu loin, il faudra sans doute y aller en voiture. Nous déjeunons sur place et prenons la route de l'hôpital pour la consultation. Nous retrouvons Khisghee, la chirurgien chef des brûlés, enceinte de 5 mois et un peu fatiguée. Consultation habituelle des horreurs habituelles chez des petits brûlés aux séquelles invalidantes aussi dramatiques qu'habituelles. Il y a plutôt moins d'enfants à opérer cette fois-ci au niveau des séquelles rétractiles, par contre la visite dans le service nous laisse découvrir une multitude de petits de moins de 3 ans, brûlés aigus, et il va y avoir beaucoup de pansements à faire sous anesthésie. Nous faisons le programme de la semaine, mais Khisghee propose de faire un break demain et de commencer à opérer seulement lundi en caressant l'espoir de récupérer nos sacs dans la matinée. 
Nous nous donnons donc rendez-vous demain matin et rentrons à pied à l'hôtel dans la douceur étrange de cette première soirée mongole. Je suis bien, je voudrais déjà commencer à travailler.



Samedi 6 octobre
         18h 15 : nous venons de rentrer de l'hôpital après les consultations, 45' à pied de notre nouvel hôtel, très bien, mais trop loin. Le wi-fi marche bien, c'est cool.
        
Ce soir douche, petit resto et demain on part voir des bergers dans la steppe : mouton, lait de yak fermenté; on ouvre la mission avec une journée gastronomique, on bosse après.
Tout est ok par ailleurs, la météo est printanière, il doit geler lundi...



Dimanche 7 octobre
         Journée de break avant même d'avoir commencé à bosser ! Couchées à 21 h 30 - je partage la chambre de Delphine, l'infirmière - nous nous endormons rapidement et c'est la femme de ménage qui nous réveille en tambourinant à la porte, il est 9 h 50 et nous avons dormi 12 h!!! Le rendez-vous pour le départ en balade est fixé à 10 h, il nous reste 10' pour sauter dans nos jeans, nous laver les dents, avaler un semblant de petit déjeuner - dommage, le buffet a l'air somptueux! - et rejoindre, à l'heure, le reste de la bande.






         Nous partons à 2 voitures, dans une circulation hallucinante, vers la steppe, chez des éleveurs. Voyage toujours un peu long, chaotique et fatigant, qui nous amène jusqu'à une yourte pour un traditionnel et douloureux repas mongol. La yourte reste un lieu convivial et accueillant où le visiteur est un hôte qu'il faut choyer selon la coutume mongole. Le lait de jument fermenté a un succès tout relatif, les petits gâteaux au fromage mongol qui sentent juste le vomi n'ont pas non plus un succès fou et sur la soupe bien grasse de mouton flottent des yeux qui clignotent. Didier, gentil et prévoyant, a acheté des fruits secs, quelques yaourts, du pain et de la Vache qui rit locale; tout est donc ok pour moi. Il fait un temps radieux, presque chaud et nous profitons de ce dernier soleil d'automne. Il doit geler demain. 





         Tandis que le soleil baisse, le couple, en costume traditionnel, longue robe bleue pour elle, rouge pour lui avec un chapeau, se dirige vers le troupeau pour la traite. Et nous voilà, troupeau au milieu du troupeau, mélangés aux moutons, puis aux chevaux et aux juments, pour recueillir ce fameux lait fermenté capable de faire vomir un régiment entier. Il n'est que 15 h et pourtant nous commençons à sentir la fraîcheur; je mets mon écharpe, les mains dans les poches, et nous commençons les remerciements et les adieux avant de reprendre la route pour un périple qui va durer plus de 3 h, la circulation devenant de plus en plus dense à l'approche d'Ulaan Baatar.



         À 19 h, vite fait sous la douche avant de retrouver Titsgué, ma copine anesthésiste, actuellement retraitée, qui nous emmène dîner au restaurant, offert par le mari d'une de ses amies que nous devons opérer demain. Vaudrait mieux une prise en charge sécu, ça lui coûterait moins cher d'autant que nous mangeons moyennement bien. -"Non mais, t'arrête de gueuler quand t'es invitée?  - ok, ok, je mange et j'me tais."
         Retour à l'hôtel. Demain on bosse et on prie pour que Battorgil récupère tout le matériel et accessoirement mes sacs. C'est marrant mais j'ai comme un petit doute, on verra. Nous partons tous en taxi demain matin pour 8 h car les médecins mongols ont un meeting avant de commencer la journée. Il est vrai que l'hôpital est loin - 40' à pied - mais ça me paraît jouable en partant tôt et en marchant bien, on est bien rentré à pied hier soir. Je verrai mardi matin.




Lundi 8 octobre
         Nuit  moyenne, lever 6 h 30. Delphine, l'infirmière, a besoin de temps pour se doucher et se maquiller...
         Je monte seule prendre mon petit déje peu avant 7 h, jus de fruit, mauvais yaourt car aux fruits et mongol mais yaourt donc ok, pain-beurre-confiture, le bonheur. Delphine arrive, puis Didier, je descends faire un brin de toilette, me maquiller - pour les yeux, j'mets quoi c'matin ? plutôt tendance verte, non bleue pour assortir mon maquillage avec mes yeux - me faire les ongles, un p´tit coup de fond de teint et me voilà ok. Entassés à 5 dans un petit taxi, nous arrivons à l'hôpital. Ça y est, il fait froid.
         Namsré est mon infirmière anesthésiste pour la semaine. Grand sourire, elle semble contente de me retrouver et je la sens plus dynamique que sur les missions précédentes. 
         Premier enfant, 1 an, 12 kg, je fais la checklist de ce dont je dispose. Avec de la kétamine et du propofol chinois, ça devrait aller. Cette petite fille a déjà été perfusée 50 fois et j'ai du mal à la piquer mais c'est bon au 2ème essai. Je l'endors, je l'intube, je trouve François pour l'installation, billot comme ci, billot comme ça et nous commençons. Il n'y a pas d 'aide en salle et Delphine dit qu'elle va s'habiller, je lui explique que c'est non. Ce sont les chirurgiens ou les internes Mongols qui doivent s'habiller car on est là aussi pour faire de la  formation. 



         Didier vient me chercher pour sauver des enfants en péril dans la pièce d'à côté. Une chirurgien zélée fait, sans anesthésie, de gros pansements de brûlures à des petits bouts qui hurlent de douleur. Jacques, je suis désolée de te dire que tout ce que tu as tenté d'inculquer en juin sur l'analgésie pour les pansements est passé direct aux oubliettes. Donc je recommence; je fais arrêter immédiatement les pansements, d'autant que, dans le couloir, devant la porte, les 5 enfants qui attendent hurlent aussi. Sous kétamine, le calme revient dans la salle et dans le couloir et les pansements s'enchaînent enfin dans la sérénité retrouvée.
Au bloc, Jacques, on ventile toujours en oxygène pur, le branchement sur l'air n'a pas été fait. Air ??? euh... barko...
         Je réveille la petite, sans souci, je la garde au bloc à côté de moi le temps qu'elle récupère bien et j'endors la copine de Titsgué, notre ancienne anesth, actuellement à la retraite, avec qui je suis restée amie. Changement de gabarit, 90 kg, elle a une fracture du poignet mal bricolée dans un petit hôpital à la campagne et c'est parce que c'est la copine de Titsgué que Didier l'opère, because rien à voir avec Opération Sourire... Alors on débidouille le montage, on pique de l'os sur la crête iliaque, on rajoute, on ajuste, on remet une plaque et youkoulélé, v´là un poignet ké tout neuf. Et keskon dit à Didounet?
         Sur la table à côté, rachi chez une jeune adulte pour des greffes de peau sur la cuisse et là, ma petite Delphine, bad news, ta copine Russe sévit toujours et forme son fils!!! La cata annoncée, il ne sait même pas enfiler les gants sans faire de fautes d'asepsie. Au secours!!!
La bonne nouvelle arrive de Sara, il semble que les douaniers soient revenus à la raison et libèrent tout notre matériel et mes sacs pris en otage. Tout devrait arriver dans quelques heures, info ou intox? Tel Saint Thomas, je ne croirai que lorsque je verrai... En fait, je n'y crois pas du tout...
         15h, pas le temps de déjeuner - les autres ont bouffé du poulet et des frites... bon, j'dis ça comme ça puisque j'aime pas l'poulet...-  je réveille, j'endors, j'ai juste un peu de boulot et Battorgil, tranquille, fait des pansements et va aller à l'aéroport... tout à l'heure... Mais tu te fous de la gueule de qui? T'attends quoi? Que la douane soit fermée? Je dois vraiment avoir l'air furax car il se fait remplacer pour les pansements et part avec Sara, notre interprète, effondrée de constater son évidente mauvaise volonté. 
         En repartant au bloc, j'entends de nouveau des enfants hurler! Même combat que tout à l'heure, même femme chirurgien, mêmes pansements sans anesthésie sur un tout petit qui se débat et hurle de douleur. Et dans le couloir, 6 enfants attendent de passer à la gamelle. Alors là stop, on arrête de jouer ou je vais me fâcher très très fort. Kétamine pour tout le monde et les pansements s'enchaînent de nouveau dans la paix. Jacques, j'ai envie de pleurer et tu me manques vraiment. 
         Au bloc, on vient d'installer un alcoolo qui a été opéré d'un hématome sous dural et qui a une volumineuse escarre du scalp. Enorme chantier sanguinolant pour faire tourner un lambeau tandis que j'ai beaucoup de mal à le maintenir profondément endormi; comme tout alcoolique qui se respecte, il consomme à toute vitesse tout ce que l'infirmière anesth réinjecte. On y arrive quand même. 
         18h : le dernier patient rentre en salle. 19 ans, brûlure électrique de la main gauche, rétraction des doigts, il refuse l'ALR et je suis obligée de l'endormir. Didier officie...
         19h : Didier est toujours sur la main, retour de Battorgil... sans les sacs!!! Il est arrivé trop tard, le chef douanier était parti et on verra demain, je vais l'étrangler... Sara qui l'accompagnait et se défonce pour nous est furieuse et complètement découragée. Et pendant ce nouvel intermède, arrêt du respirateur pour cause de panne d'oxygène! Je ballonne à la main pendant que Namsré appelle un technicien de l'hôpital et tout rentre dans l'ordre au bout de 20 minutes. À 19h 45 je suis autorisée à entamer la descente; je coupe les gaz et j'attends la question rituelle de Didier quand il a envie de se barrer. Elle arrive : "Il est loin?". En fait le reste de l'équipe est déjà loin et, comme d'hab, sauf quand tu es là, ma petite delf, je me retrouve toute seule avec Namsré et les panseuses qui rangent la salle. Réveil, extubation et Didier, en civil, me rattrape quand il me voit  brancarder dans le couloir mon gros bébé de 80 kg. -"T'as besoin d'aide ?" - "Non, non, ch´fais juste prendre l'air au brancard!"
         Bon, ça y est, 20 h passées, je suis décalquée mais finalement on a bien bossé. Resto direct à La Route de la Soie, delf j'ai pris notre petite salade aux pousses d'épinard qu'on partage et le risotto aux champignons ké trop bon.  
         Retour à l'hôtel, je suis fatiguée et un peu triste. Battorgil se fout de nous et ça bouffe mon énergie, et puis il y a eu trop de cris d'enfants, trop de larmes, trop de douleurs, trop de peurs et je ne suis vraiment pas venue pour ça.
         Jacques tu me manques vraiment pour hurler stop à la douleur et je vais me battre pour qu'aujourd'hui ne se reproduise pas demain. Et toi ma petite delf, tu me manques pour ces moments de bloc que nous seules pouvons partager dans des sourires et des regards complices qui n'appartiennent qu'à nous.
         J'essaye de continuer à écrire pour que vous ne manquiez rien et si j'étrangle Battorgil demain, je demande au jury les circonstances atténuantes mais avec la préméditation, je crois quand même que je risque perpète...








Mardi 9 octobre
         Encore froid ce matin quand nous faisons du stop pour arrêter le taxi qui nous emmène à l'hôpital. Je me chope Battorgil d'entrée mais comme il ne parle pas Français, il fait semblant de ne pas comprendre et me répète Sara, Sara. Mais je suis sûre qu'il comprend  le mot aéroport et qu'il sait que je suis furax.
         Je pars voir les opérés d'hier et tout le monde est ok. Pendant le week-end, 6 jeunes ont loué une chambre d'hôtel pour sniffer du gaz. L'un d'eux a allumé une cigarette et fait exploser ses copains. 2 sont en réa, les 4 autres sont sur des lits, dans le couloir, because plus de place dans le service, le visage et les mains carbonisés, spectacle assez horrible, et merde... un bébé de 10 mois est mort en réa cette nuit... et merde...
         La première petite princesse que j'endors ce matin a 11 mois. Fillette au regard apeuré, blottie dans les bras de sa maman, elle devient, après l'injection de kétamine, une poupée de chiffon que j'emmène au bloc dans mes bras. Une nouvelle infirmière anesth bousille une belle veine du pli du coude, merci, mais je réussis à piquer une toute petite veine de la main et j'entends - "respect", c'est Didier qui regardait et que je n'avais pas vu, merci chef. Endormie, intubée, je la protège des grosses pattes de François qui la tire puis la pousse pour être bien installé. Tout doux François, elle est petite et fragile.
         Sur la table à côté, une jeune anesth pique, à l'aveugle un bloc de bras puisque mes aiguilles de stimulation sont toujours... à l'aéroport... Didier complète par une anesthésie locale.
Il est 10 h, la salle est studieuse et coucou, qui voilà qui voilou à la porte du bloc? Mon copain Battorgil qui cherche... qui cherche quoi? Eh bien nos listes de colisage qu'il a... disons... égarées. Le premier qui rit est muté dans le Kazakhstan!!! 
         Didier et François terminent ensemble, mais je garde la petite un moment après l'extubation pour être sûre de ne pas avoir de souci dans le service. En l'absence de salle de réveil, je ne peux prendre aucun risque.
         La suivante à 7 ans; terrorisée sur son brancard dans le couloir, personne n'arrive à la calmer et je la passe en salle pour l'endormir rapidement. Une fois endormie, nous défaisons les pansements. Elle est tombée il y a quelques jours dans de l'huile bouillante et elle est très grièvement brûlée sur le ventre, les fesses et les 2 membres inférieurs. Le spectacle agresse, l'odeur indispose, voilà la vie de cette petite fille de 7 ans... Et nous partons pour un gigantissime chantier de détersion puis de greffe, d'abord à plat dos puis à plat ventre. Bilan des courses, 3 heures d'anesthésie, réveil sur table à la fin du pansement d'une petite fille gelée à cause de l'inondation par l'eau des lavages.
         À 14h, entre 2 grains de riz aux raisins, je demande à Saran d 'appeler Sara à l'aéroport. Me croirez vous si je vous dis qu'elle est depuis 9 h ce matin devant le bureau des douaniers qui sont en réunion? Battorgil l'a rejointe dans la matinée mais personne n'est sorti leur parler. Non, non, ça n'est pas un sketch, c'est juste une tentative ordinaire de dédouanement ordinaire d'une Opération Sourire ordinaire. Je vais convulser... 15h: bloc terminé, les autres patients se sont annulés parce que c'est mardi, jour de tous les dangers en Mongolie où il ne faut pas se faire opérer car on risque de ne pas se réveiller. Donc exit la petite de 2 ans dont la lèvre brûlée a cicatrisé de travers, déformant son visage, exit la jeune épileptique de 18 ans brûlée aux 2 bras à la suite d'une chute dans l'eau bouillante en convulsant, exit aussi un autre enfant de 2 ans dont l'état s'est aggravé et qui est en réanimation.
         Appel de Sara, toujours à l'aéroport depuis ce matin. Tout est ok, les papiers sont signés, les accords sont donnés, nos sacs vont être libérés MAIS car il y a un MAIS, le douanier responsable de la clé qui ouvre la salle au trésor est parti avec la dite clé........................
 ............................................................................................................................................ .................................................................................................................. Désolée, je viens de convulser en apprenant la suite de l'histoire : la clé est retrouvée mais nous n'aurons pas nos sacs, il manque un papier non signé par le ministère de la santé. Cette fois je suis au bord des larmes et le programme étant terminé, je plante tout le monde et je rentre seule, à pied, à l'hôtel. Si je fais le bilan des courses, Didier, Delphine et moi venons en Mongolie depuis près de 10 ans, 2 à 3 fois par an, bénévolement, sur notre temps libre, aider une population défavorisée en leur apportant un peu de technique, beaucoup de matériel et une certaine dose d'amour. Depuis 1 an déjà, toute une commande de MDM est bloquée par la douane mongole et toujours pas récupérée. Cette fois, de nouveau, des douaniers zélés nous ont piqué dès notre arrivée juste 200 kg de médicaments et de matériel médical, un détail. Dans la foulée, ils ont aussi piqué mes 2 sacs perso et dans ces sacs il y a quoi? Quelques médicaments et un peu de matériel, ok, mais surtout des dizaines de peluches pour les enfants, des jouets, petites voitures, poupées, puzzles, des gâteaux que j'ai faits avant de partir pour donner aux petits et que je vais pouvoir jeter, des parfums et des bijoux pour le personnel de bloc et, très accessoirement mes affaires perso. Et on me pique tout cela au nom de quoi? je veux juste qu'on m'explique, je n'accepte pas l'injustice.  J'appelle l'Ambassade de France pour demander de l'aide parce que, cette fois, la coupe est vraiment pleine. J'explique la situation, on doit me rappeler. 45' plus tard, j'ai mis le feu à l'Ambassade; l'Ambassadeur lui-même a appelé le ministère de la santé et l'un de ses conseillers a appelé les douanes et Battorgil. On commence à y voir plus clair. Le ministère refuse la lettre que l'Ambassadeur propose de faire pour débloquer la situation car il y a une procédure que Battorgil n'a pas suivie. Il doit demander une "licence" au ministère de la santé mongole pour faire rentrer en Mongolie tous nos médicaments et notre matériel. Cette "licence" est le sésame qui ouvre toutes les portes fermées à clé et depuis notre arrivée, Battorgil se fout de nous et nous mène en bateau car, me dit l'attaché d'Ambassade, il ne l'a toujours pas demandée mais il doit le faire... ce soir... demain... un jour... peut-être. Et voilà, nous sommes otages de Battorgil pour une raison qu’il ne nous explique pas, mais qui semble politique, d'après Sara, l'une de nos interprètes, car depuis les élections il n'est plus en odeur de sainteté et risque de gicler de son poste de chef de service. Les choses s'éclaircissent un peu, mais n'avancent pas du tout. Et dans l'hypothèse où rien ne se débloque d'ici vendredi, il n'est même pas sûr, version Ambassade, que je puisse repartir en France avec mes sacs. 
         Donc tout va bien ce soir, je relativise, même si j'ai un petit coup au moral. Demain va se lever sur un jour nouveau, d'autres priorités, d'autres enfants qui souffrent, demain peut-être le sésame nous ouvrira la porte contre laquelle nous frappons.




Mercredi 10 octobre
         Dîner japonais hier soir, je déteste, mais avec un bol de riz c'est ok et les autres se régalent. Il fait de plus en plus froid, - 7° hier soir, on annonce - 9 pour vendredi, ce qui, pour la Mongolie n'est pas froid du tout, il faut juste se réhabituer. Delphine me prête des gants, les miens sont... à l'aéroport. Départ en taxi, comme d'hab, à 7 h 45, grand soleil mais vent glacial. J'aperçois Battorgil en arrivant à l'hôpital, j'essaye de lui parler, mais il se sauve en courant. Rien de plus à faire que d'attendre et d'espérer, j'ai le blues... Les cris des enfants qui arrivent au bloc me remettent les idées en place. Il faut consoler, câliner et puis endormir et surveiller pendant que les garçons opèrent, pas le droit à l'erreur. En face du bloc, dans la salle de soins, les pansements des petits s'enchaînent. Ouf! on vient me chercher pour les sédater et tout se déroule dans le calme. Dans une salle plus loin, la Russe me demande de calmer une femme brûlée à 80 % au cours d'une cérémonie chamanique. Je n'arrive pas à avoir les détails mais, en dehors du visage, il n'y a plus un intervalle de peau saine, c'est l'horreur. Avant d'injecter la kétamine, je caresse sa joue et je l'embrasse, quitte à avoir l'air con, on n'en est plus à ça près... Ses yeux tristes se ferment, elle s'endort, les hostilités peuvent commencer... En revenant au bloc, je croise 2 des adolescents explosés à l'hôtel, les mains et le torse bandés, ils ont l'air ailleurs, totalement défigurés, bon début dans la vie...
         Fin de matinée: Didier est convoqué par le directeur général de l'hôpital de traumato, patron de Battorgil. Il veut comprendre ce qui se passe dans son hôpital car l'Ambassadeur de France est annoncé cet après-midi avec juste 10 personnes du ministère de la santé. Y a comme de l'agitation depuis mon appel à l'Ambassade hier soir. Retour de Didier au bloc. - "Ça bouge, t'as bien foutu la merde !" Eh oui, et j'en suis fière, mais nous ne crierons victoire que lorsque TOUS les sacs seront ici, dans le couloir de l'hôpital.  Vers midi, c'est un petit garçon aux cheveux longs que j'enlace pour l'amener au bloc; ses bras serrent mon cou, sa tête est blottie sur mon épaule et il hurle dès que je le pose sur la table. Je demande à l'infirmière anesth de lui faire un peu de kétamine dans la fesse et je le berce jusqu'à ce qu'il commence à dormir. Je le pose maintenant sans cris, je le perfuse avec un peu de mal et je commence l'anesthésie. Lui a une très grave brûlure du thorax, du creux axillaire et du bras qui bloque son coude à 90 degrés. Départ avec François pour une longue histoire de lambeaux, de greffes puis, avec Eric d'attelle de posture. 
         13 h 45: branle-bas de combat dans les couloirs de l'hôpital, arrivée de l'ambassadeur de France avec une cohorte de conseillers, du vice-ministre de la santé du nouveau gouvernement avec une autre cohorte de conseillers, d'une équipe de télévision et de plusieurs journalistes. Didier et moi sommes embarqués dans le flot avec Sara, Battorgil, Khishgee, le directeur et plusieurs médecins de l'hôpital. Il y a également un neurochirurgien, un radiologue et une kiné de l'hôpital d'Orléans qui travaillent depuis plusieurs années en partenariat avec l'hôpital de traumato. Je confie mon petit bonhomme à l'infirmière anesth en lui demandant d'envoyer quelqu'un me chercher en cas de problème et je rattrape Didier.
         Alors résumons cette passionnante réunion. Pendant 30', en traduction simultanée, bravo les interprètes, on se congratule, on se remercie, on se félicite de la fructueuse collaboration franco-mongole, le vice-ministre mange des bonbons, l'Ambassadeur regarde sa montre toutes les 5', la télé filme et on sonne la fin de la récré. Avant de se quitter, photo de famille, bye bye et à bientôt... 
         Je me précipite sur l'Ambassadeur qui est déjà à la porte - "Et nos sacs ? - Ne vous inquiétez pas, on fait le maximum." Parole d'Ambassadeur... À cet instant précis, j'hésite: je hurle? je pleure? je me roule par terre ou je prends le vice-ministre pour taper sur l'Ambassadeur?
         Ils sont déjà tous barrés et je me retrouve seule, comme une conne après cette réunion ambassado-ministérielle avec le sentiment amer d'une séance de guignol qui n'a servi à rien. Même sentiment chez Sara, notre interprète. Et maintenant, on fait quoi? Vous allez rire; on attend que Battorgil recopie - cette nuit, nous dit-il - sur le formulaire du ministère de la santé via internet les 20 pages du listing MDM de matériel et de médicaments avec les références du fil truc muche, de la sonde truc chouette et du redon machin chose.  Demain matin il ira, nous dit-il, chercher LA licence, LE sésame et moi je suis sûre que demain, comme aujourd'hui, il ne se passera rien. 
         Je repars au bloc, le cœur gros, mais je souris à toutes les mamans qui dans le couloir serrent dans leurs bras leur enfant brûlé enrobé de pansements. Il me reste 2 jours pour continuer à me battre. 
         Au bloc, pas de souci en mon absence; je me remets aux manettes et ça n'est que 5 heures après l'induction que je réveille mon petit garçon aux cheveux longs tandis qu'Eric posture son bras à 90 degrés avec une attelle un peu sophistiquée. Sur la table à côté, Didier déplie les doigts brûlés d'une jeune fille de 18 ans dont les doigts de l'autre main ont été amputés. Nous finissons tous peu avant 18 h; la maman du petit attend toujours devant la porte du bloc et ne se départit pas de son sourire quand je lui rends son fils. - "tsouguéro = il va bien". Je l'accompagne dans la chambre pour bien vérifier l'installation, elle sourit toujours, à qui? à quoi? à lui? à moi? à la vie? peut-être, qui sait?
         Eric et moi décidons de rentrer à pied; les flemmards prennent un taxi, mais il y a tellement de circulation que nous arrivons ensemble à l'hôtel. 
         Ce soir, échec de dîner au resto indien, pas de place, on ira demain. On se rabat sur un italien, au décor kitsch mais à la cuisine délicieuse, le Marco Polo, Delphine, où nous passons une excellente soirée, riche en éclats de rire permettant d'évacuer le stress de la journée.
Demain est un autre jour. Sésame ouvre toi?






Jeudi 11 octobre
         Grand soleil sur Ulaan Baatar ce matin. Il filtre derrière le rideau à 6 h 30 pour me faire signe  de me lever même si j'aimerais bien traîner un peu au lit. Allez Amaiiiii, tu te motives, tu sors de dessous la couette et tu te lèves. - "Mais euh... c'est pas les vacances ?"  Je descends au petit déje où j'arrive, comme d'hab, la première et là je joue, comme chaque matin, à mon jeu favori : piquer le maximum de trucs pour porter à mes copines du bloc dont le petit déjeuner est plus que frugal. De jour en jour, la logistique s'améliore. J'ai des petits sacs plastique dans les poches où je stocke des petits pots de confiture aux parfums variés, des petites barquettes de miel et quelques plaquettes de beurre. Ce matin, je prends même 2 bananes et 3 yaourts et je fais ensuite une OPA sur les tartines de pain frais que j'enveloppe dans une grande serviette blanche que je pique... euh... que j'emprunte sur la table voisine. Reste à sortir de la "cantine", euh... du restaurant... le plus discrètement possible. Les poches gonflées par mon butin, les tartines coincées sous mon pull qui me donnent une poitrine opulente, je marche vers la sortie, je souris aux serveurs,
         -"Bayershla, bayersteï" "merci, au revoir", ça fait couleur locale et je dégage vers l'escalier que je dévale en courant. Dans la chambre, c'est le sac prévu pour donner le linge à laver qui me sert de cabas; j'en pique un chaque matin, j'en retrouve un nouveau le soir. Eh oui, moi, chuis comme ça, je lave, je lave du linge que je n'ai pas puisque je suis réfugiée. 
         Devant l'hôtel, on fait du stop, un particulier s'arrête pour se faire 3 sous et on s'entasse à 5 dans une voiture pourrie, moi sur les genoux d'Eric. -"Tchiguérré, tchiguérré" = tout droit, tout droit et puis -"Dzoom" = à gauche et je me retrouve la tête écrasée contre la vitre latérale, je devrais survivre. Ces trajets en taxis illégaux, coutume courante ici, permettent d'améliorer l'ordinaire des particuliers que l'on paye en liquide. 3000 tougriks pour l'hôpital (1 euro = 1760 tougriks), 5000 le soir pour aller en ville. L'essence coûte 1500 tougriks le litre. OK j'en rapporte, à c'prix là, on va quand même pas se priver !
         À l'arrivée à l'hôpital, c'est la fête au bloc et les panseuses se régalent du petit déjeuner de l'hôtel. J'ajoute que je ponctionne aussi chaque soir les petits sachets de thé , café, sucre que je trouve dans la chambre, sur un petit plateau près de la bouilloire. Et qui je vois au bout du couloir? Mon ami Battorgil qui m'annonce ses premiers mensonges de la journée : il a travaillé toute la nuit, il part au ministère de la santé et il m'emmène cet après-midi à l'aéroport chercher les sacs. Une heure après, il est toujours là, j'envoie Sara lui botter le cul. Mais il ne peut pas partir, il a besoin tout de suite de notre CV à Didier et à moi. Tu rigoles, garçon, on te l'a déjà envoyé 5 ou 6 fois et puis, tu sais, ni Didier ni moi ne l'avons dans la poche, alors tu vas faire sans...
         Allez, fini de rigoler, début du bloc. Otgongargal, ravissante fillette de 5 ans, attend sur un brancard, lovée dans sa couette, serrant très fort la main de sa maman. La séparation est douloureuse, mais j'ai un joker : une poupée Barbie, déguisée en infirmière de bloc, que Delphine, notre infirmière mais qui bosse en fait dans un labo pharmaceutique, a récupéré sur un stand lors d'un congrès. C'est le seul, l'unique cadeau dont je dispose actuellement, le reste est... à l'aéroport. Les larmes sèchent, un pâle sourire revient, je la roule jusqu'au bloc et je l'endors. C'est Didier qui joue pour déplier la jambe rétractée par la brûlure, faire des plasties en z et un lambeau.
         Sur la table d'à côté, François attaque, sous rachi, la couverture d'une volumineuse escarre sacrée.

         Battorgil réapparaît tout sourire. Il devrait avoir la licence en début d'après-midi. En pratique nous partons à 14 h, Battorgil, Sara et moi, pour 1- récupérer la licence au ministère de la santé 2- récupérer les sacs à l'aéroport. Rien n'est gagné, j'attends, j'espère, je ne crois en rien pour l'instant. 
         Une multitude d'enfants tout petits s'entassent dans le couloir devant la salle de pansements; il en sort de partout dans les bras des mamans. Les uns hurlent, les autres tètent le sein, celui-là somnole sur une épaule rassurante. Toutes les mères ont le regard triste et on sent qu'elles s'entraident, qu'elles se soutiennent dans cette équipe de mamans d'enfants brûlés, gravement traumatisés. Nous, on s'organise; je pique la kétamine dans le couloir et les cris redoublent, mais une quinzaine de pansements s'enchaînent ensuite dans le calme sur les petits corps endormis. Les horreurs succèdent aux atrocités; des mains, des pieds, des jambes, des visages, seuls ou en association, sont mutilés, écorchés, défigurés. On lave, on frotte, on essuie, on barbouille de marron, de violet, de vaseline, il n'y a plus de tulle gras depuis 2 jours, il est... à l'aéroport... Mais il faut faire quand même, couper des compresses, bricoler, inventer, imaginer des solutions palliatives avec des produits chinois qui traitent tout... sauf les brûlures. Alors l'un des jeunes très gravement brûlé de l'explosion du week-end, repart du bloc comme il y est venu, gémissant sur son brancard, sans pansement refait pour matériel "barko" = il n'y en n'a plus. Et voilà le résultat des pitreries de Battorgil, on ne peut plus travailler. Demain peut-être...

         C'est vers 13h que j'endors une petite fille de 5 ans que sa maman vient de courser dans le couloir et que nous devons opérer d'une syndactylie; elle a 3 doigts qui sont restés collés à la naissance. Pendant que Didier l'opère, Battorgil annonce qu'il a LA licence et qu'il faut partir au ministère de la santé la récupérer. Je ne sais pas si je dois me réjouir, je m'efforce d'espérer. Surtout je ne peux pas partir car je ne peux pas laisser la petite sans anesthésiste. Sara part avec Battorgil et m'appellera de l'aéroport. Fin de l'anesthésie, réveil, la maman, décomposée, attend toujours devant la porte du bloc. Je sors la rassurer et je ramène la petite dans son lit qui est, en fait, un matelas posé par terre dans le couloir car le service est plein. 



         Les autres sont partis; j'attends un appel de Sara qui doit me confirmer - ou non - la récupération des sacs à l'aéroport. Si c'est oui, j'attends son retour à l'hôpital pour tout ranger, si c'est non... Si c'est non... Je réfléchis... Mais ça va être oui, non ???...
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Eh ben, c'est non et je viens de convulser à nouveau........ Alors cette fois, tout nickel: le ministère de la santé ok, la "licence" ok, les douaniers ok pour confirmer que tout est ok et même la clé de la porte ok. Ben alors ? me direz vous. Ben alors, pour avoir l'immense privilège de récupérer tout notre matériel d'une valeur de plus de 7000 euros, sur lequel la Turkish Airlines a ponctionné 2500 euros supplémentaires pour nous autoriser à le mettre en soute pour son vol pourri, la douane mongole nous demande maintenant la modique somme de 1700 euros, non mais kedale, juste une petite taxe. Alors là pouce, on arrête de jouer, on pose nos billes et on s'en va. Faut que j'vous dise quand même aussi, que le fret bloqué à Ulaan Baatar depuis un an bénéficie, en plus des taxes non payées jusqu'à ce jour, de frais de gardiennage qui s'élèvent actuellement à 3000 euros; je pense qu'on a mis nos cartons dans une suite du Hilton pour qu'ils soient très bien gardés!

         Sara découragée, après m'avoir annoncé la bonne nouvelle, rentre chez elle et moi j'appelle immédiatement l'Ambassade. Je raconte que 15 enfants ont eu aujourd'hui des pansements pourris pour cause de fret séquestré. Silence au bout du fil... L'attachée d'ambassade aurait-elle fait un malaise? ..... -"C'est embêtant"... - "oui, comme vous dites, c'est embêtant, d'autant que demain on ne pourra faire aucun pansement. Merci de prévenir Monsieur l'Ambassadeur de ces petits embêtements." Retour à l'hôtel, je retrouve Didier à qui je raconte mais, à ce stade, nous, les French doctors , on ne peut plus rien faire. On s'est, je crois, donné beaucoup de mal pour tout gérer de front. On a, j'en suis sûre, dépensé beaucoup d'énergie pour tenter de sauver la situation. Acceptons l'échec, c'est à Médecins Du Monde de prendre la main. Moi je préviens Didier que je n'irai pas au bloc demain matin. Sara m'emmène à l'aéroport pour tenter de récupérer mes sacs en enlevant, s'il le faut, les médicaments et le matériel médical. Au moins je pourrai donner tous les jouets aux enfants et distribuer les bijoux et les parfums.
         Ce soir, je suis triste de cette situation injuste où nous nous sentons abandonnés. Nous apprenons qu'à Khvod où Didier et moi devions partir, 50 patients nous attendent encore...





Vendredi 12 octobre
         Temps gris ce matin et pas de rayon de soleil pour me réveiller. Il a neigé cette nuit et quelques petits flocons continuent à voler doucement juste pour nous rappeler que l'hiver n'est pas loin. Je suis fatiguée mais c'est juste l'accumulation d'un trop plein d'énergie dépensée inutilement. Petit déje avec Didier; on va mettre la pression sur MDM en annonçant qu'on arrête les missions. Ici, nos interprètes et le staff local nous supplient de revenir.  Les copains partent à l'hôpital, Sara vient me chercher, direction l'aéroport. Il fait un froid polaire, le vent est glacial. À 9h, je rappelle l'Ambassade; je veux que l'Ambassadeur mouille sa chemise avec nous et appelle la douane pour faire lever les taxes mais... c'est difficile... il ne peut pas... les douanes, c'est compliqué.... Bon ben, merci pour les enfants qu'on ne peut plus soigner. À l'aéroport, on rencontre 2 nénettes de la douane, l'une souriante, négociation peut-être jouable, l'autre, tailleur bleu marine strict, lunettes d'écaille, regard dur, visage fermé, il va falloir jouer serré. On nous emmène par une porte métallique dans un grand hangar que nous traversons et puis derrière une 2ème porte en fer, je découvre nos sacs entassés. Je récupère les miens et elles me demandent de vider le matériel médical et les médicaments. Je fais semblant de chercher, je prends mon temps; je sors des poupées, des peluches, des petites voitures... Tiens, deux sondes d'intubation! Confisquées dans un grand sac plastique ! Des chaussettes, une polaire... Tiens, des petits robinets pour les perfusions! Confisqués dans le grand sac plastique! Des colliers, des parfums... Tiens, des pansements pour fixer les cathéters! Confisqués dans le grand sac plastique! Je continue à faire preuve de mauvaise volonté et je dis à Sara de leur demander si elles ont des enfants; elle ne veut pas traduire, j'insiste. Je lui demande maintenant de leur faire imaginer leur situation de maman avec un enfant gravement brûlé que les médecins français ne peuvent pas soigner parce que leur matériel de pansements est séquestré à la douane. Pas de réponse immédiate, elles se regardent et finissent par dire à Sara que je peux prendre de quoi faire les pansements. J'escalade la montagne de sacs, je les ouvre dans le désordre et je finis, non sans mal, par trouver des plaques de gélonet et des rouleaux de pansements dont nous avons tant besoin. Dans le capharnaüm général, je ramasse par terre le grand sac plastique où elles ont mis mes affaires, je le remets dans mon sac, je ferme tout et on se casse "Bayersteï, bayershla", au revoir et merci. Dans ce sketch ridicule, je sauve tout, elles ne m'ont piqué aucun médicament et j'ai récupéré tout mon matériel. 
         Retour à l'hôpital. Didier vient d'envoyer un texto à MDM - Opération Sourire; le ton est courtois mais ferme; - "C'est juste le début" me dit Didier. Dans les couloirs et au bloc, je sens comme une certaine fébrilité, pour ne pas dire un certain énervement. Il y a plus de 30 pansements de petits à faire et rien pour les faire bien! Cool les gars, les filles, j'ai la marchandise. Mais Didier me demande en même temps de sédater ces 30 petits à la chaîne et d'endormir un grand brûlé - troisième degré visage, crâne et les 2 membres supérieurs - que je ne sais même pas comment intuber. Alors: 1- je bois un café vite fait, 2 - j'expédie l'anesthésiste mongole aux pansements des enfants, 3 - je me colle à l'intubation difficile pour l'anesthésie du grand brûlé. Tous les jouets sont rapidement distribués, les filles du bloc dévorent le gâteau qu'elles trouvent dans mon sac et se partagent - oserais-je écrire s'arrachent? - tous les bijoux et les parfums que je leur ai apportés.

         L'après-midi se déroule à un rythme effréné; je me sens aspirée par un tourbillon où je cours du bloc à une 2ème salle de pansements en ayant l'impression de ne rien faire correctement. Le café de 15h, accompagné d'un délicieux yaourt que m'a acheté Khishgee, est un break salutaire dans cette course de tarée. Titsgué, ma copine anesthésiste, débarque aussi pour récupérer son amie que Didier a opérée lundi et qui va très bien et j'ai le bonheur de voir arriver Otron, mon ancienne infirmière anesthésiste qui ne travaille plus chez les brûlés, les bras chargés de cadeaux. Plusieurs patients arrivent aussi pour nous remercier avec une yourte en feutrine, un portefeuille, une pochette brodée, un pull en cachemire... À chaque mission, on se fait une nouvelle collection; ma petite delf, je te garde quoi?
         Puis vient le temps, toujours un peu douloureux, de se séparer. Les moments partagés sont intenses et les adieux un peu tristes, nous en avons l'habitude. Mais cette fois nous les laissons dans une situation difficile puisqu'en dehors des antalgiques que j'ai pu sauver, nous ne leur laissons RIEN pour travailler. Au bloc, je n'en finis pas d'embrasser toutes les filles qui ont déjà enfilé bagues, colliers et bracelets et qui veulent me faire boire de la vodka et manger du fromage. Euh... comment vous dire? je n'ai ni faim ni soif, tout va bien, merci.
         Retour à l'hôtel pour ranger, pas grand chose en fait en dehors des cadeaux. Ce soir, comme chaque fin de mission, nous dinons avec nos interprètes et les chirurgiens des brûlés. Battorgil dit qu'il ne vient pas parce qu'il a honte, sans commentaire...
         Dîner dans un restaurant sans intérêt, bruyant, bourré d'expats, assez cher et pas très bon. Mais l'essentiel est ailleurs, être ensemble, partager ce moment hors hôpital et ce repas franco mongol de fin de mission est devenu un rituel. Didier n'est pas très en forme, fatigué et déçu de n'avoir pas pu régler les problèmes de la semaine qui pénalisent avant tout nos petits brûlés; il dit qu'il est amer. J'essaye moi de voir le travail accompli, les soins donnés aux enfants et, même si ma tête résonne encore de leurs cris, mon cœur rapporte, comme toujours, ces sourires qui m'accompagneront jusqu'à la prochaine mission.





 Dimanche 14 octobre
        Voyage de retour long et fatigant hier, même escale à Bishkek et arrivée à Roissy dans la nuit nous obligeant à dormir à l'hôtel. Petit déje aux aurores ce matin avec Didier, derniers moments de complicité avant de nous séparer.
         Dans le vol qui me ramène vers Pau... Toujours ce sentiment étrange de trop peu et déjà cette envie de repartir... ce mélange de tristesse de ce que je laisse et de bonheur de ce que je retrouve... mais je mesure surtout ma chance de pouvoir continuer à faire de la médecine humanitaire...

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