lundi 7 juillet 2014

Afghanistan, juin 2014

Kaboul vendredi 20 juin 2014

1er soir à Kaboul pour cette nouvelle mission de La Chaîne de l'Espoir. Il s'agit cette fois d'une mission concernant la phase 2, projet Mère-Enfant, ouverture d'une maternité de niveau 3 avec service de réanimation néo-nat. Je suis ici avec Agnès, sage-femme référante de ce projet, une amie de cœur avec qui l'entente est parfaite. Nous nous aimons beaucoup et pour moi, c'est important.
Départ hier de Paris avec Agnès, par un vol de nuit vers Dubai sur un A380 d'Emirates. Bon accueil à bord, bon repas - Air France peut aller se rhabiller - et finalement pas trop mauvaise nuit en dehors du froid. La clim est au taquet et je grelotte toute la nuit. À Dubai, on grelotte toujours; 40 degrés dehors, 16 dans l'aéroport, il faudrait une doudoune. Des kilomètres de couloir, train, bus et nous voilà au terminal 2, celui d'où partent les vols plus pourris, les low cost. Le nôtre est FlyDubai, tout à fait correct mais où rien n'est servi à bord sans payer. Agnès et moi dormons, sans cesser de grelotter, une grande partie du vol qui décolle avec une heure de retard. Le survol de Kaboul aux collines brun foncé, lorsque l'avion est en approche, a pour moi ce je ne sais quoi d'émouvant, d'envoûtant, d'un peu magique. Retour dans ce pays que j’aime.



Le 4x4 de l'hôpital nous attend avec un chauffeur que je ne connais pas. C'est vendredi, notre dimanche, les rues sont calmes, délivrées des embouteillages déments habituels. Il y a des manifestations liées aux élections mais nous les contournons sans problème; arrivée au FMIC, safe. 
Ici tout est calme, peu de monde à la guest house. Alexander, le directeur médical, est en vacances. Il y donc seulement Sophie, Sabeira, Agnès et moi. Sophie a une formation de gestion; elle représente La Chaîne à Kaboul depuis 8 mois, assure une partie du relationnel avec l'Ambassade et certains services locaux et s'occupe du projet d'agrandissement de la maison des enfants, cette maison où vivent les enfants pauvres en pré et post opératoire. Sabeira est anesthésiste, d'origine afghane, je lui donne un peu plus de 60 ans, nous communiquons en Anglais. Nous sommes, toutes les deux, anesthésistes référantes pour la maternité. Elle vit en Allemagne avec sa famille et vient pour de longues missions au FMIC car elle est retraitée et n'a plus d'enfants à charge. Elle parle bien sûr couramment le Dari et je lui demande si elle serait d'accord pour nous donner chaque soir à Agnès et moi, un petit cours de Dari accéléré. Bien sûr nous connaissons des mots, mais nous avons du mal à les aligner pour faire des phrases et c'est tellement important de parler pour mieux communiquer ! Début des cours demain soir sans faute.

Agnès et Sophie







Notre programme de la semaine est difficile à organiser en raison des conditions de sécurité qui se sont encore durcies du fait des élections. Déjà demain nous sommes bouclés ici, trop dangereux de sortir. Alors, nous allons visiter le chantier de la maternité pour juger de l'avancée des travaux qui ont déjà 4 à 5 mois de retard, ce qui, dans le contexte de l'Afghanistan, n'est pas grand chose, je vais aller un peu au bloc et en réa voir mes copains et aider Agnès... euh... tenter d'aider Agnès... pour commencer... le rapport ??? Agnès est super forte en projet, en rapport et autres compte-rendus; elle mélange les mots et les fait danser dans des paragraphes ordonnés d'un projet médical plus que compliqué; bref, elle m'impressionne et moi, la petite anesthésiste de terrain qui ne sait faire que de l'anesthésie, j'ai l'impression de jouer dans la cour des petits. Je tente de le lui expliquer, elle fait semblant de ne pas comprendre. Qu'importe, notre duo fonctionne et c'est juste l'essentiel.
Dès que nous pourrons sortir, nous irons visiter des maternités de Kaboul, dont Malalaï, 110 accouchements par jour comme qui rigole, et d'autres centres en périphérie. Je veux aussi aller voir Florence, une infirmière française avec qui je communique depuis plus de 2 ans, convertie à l'Islam et mariée à un chirurgien afghan qui s'occupe des enfants brûlés. Je leur ai apporté 20 kg de matériel pour les brûlés et je veux aller visiter l'hôpital Indira Gandhi où ils travaillent. Agnès et Sophie aimeraient venir avec moi.
Et puis, pendant que nous dînons, mon ami infirmier anesthésiste Mohammed Din qui est de garde ce soir, m'appelle pour savoir si je suis bien arrivée. Je lui dis de venir chercher le traitement antidiabétique que j'apporte pour sa maman pour un an car le générique que l'on peut acheter ici n'a aucun effet sur le diabète, éloquent !!! Et bien triste de constater une fois encore cette gigantesque inégalité. Depuis que je lui apporte ses médicaments de France, elle va bien et son diabète est parfaitement équilibré.
Voilà, journée sans grand intérêt si ça n'est celui d'être, enfin, de retour à Kaboul.





Samedi 21 juin 2014

Bonne nuit malgré la chaleur, j'avais vraiment besoin de récupérer du voyage et aussi de la semaine de folie avant le départ. Bon, ce matin, grand soleil et ce parfum d'Afghanistan, le muezzin, le Dari qui chante à mes oreilles mais quel réel bonheur d'être ici! 
Petit déje avec Agnès. J'aimerais comprendre pourquoi le grand pot de yaourt Nestlé que je sors du frigidaire et sur lequel je lis "sweet and tasty yoghurt" est totalement rance avec ce goût aigre qui le rend pour moi immangeable. Bon, allez, tu commences pas à faire la difficile et tu bois un délicieux jus de mangue et du thé. Non mais ok, ok, j'posais juste une question. Pour le beurre c'est niet aussi, y en n'a pas, reste la confiture de... de pomme ? Ok, va pour de la pomme, c'est marqué sur le bocal, et ce savoureux pain afghan qui procure une sorte d'émotion que seules les cinglées dans mon genre peuvent appréhender. En résumé, super petit déje, un bon moment de la journée.
8h : direction le bureau informatique pour faire paramétrer mon iPad et l'ordi d'Agnès pour avoir accès au wifi du FMIC. Bon accueil, comme d'hab, c'est bouclé en 5'. Retour à la guest house pour m'apercevoir qu'en gmail, je reçois mes messages mais je ne peux rien envoyer. Nouvel avis de l'informaticien qui me dit que c'est because le serveur local de gmail, planté ! bon ben... ok. Mais Agnès ké décidément trop forte, me fait faire une manip sur mon compte orange et kesske je vois ?ben ça y est, ça marche depuis Orange, zankiou Agnès.

En revenant de l'informatique, nous rencontrons Mohammed Din qui sort de sa garde avec le grand sac où sont entassés les médicaments pour sa maman et des petits cadeaux, thé, café, sucre, stylos et bonbons pour ses enfants. Un garde le suit manifestement très en colère et je comprends qu'il l'accuse de vol et qu'il l'empêche de quitter l'hôpital avec sa précieuse cargaison. Finalement j'arrive bien; direction le bureau des gardes où il fait en Dari une sorte de certificat de donation en listant ses trésors; je signe Mary, anesthesiologist et hop ! Libération immédiate de mon copain qui me serre dans ses bras et m'embrasse avant de partir. Alors oui, ici, on ne s'embrasse pas entre filles et garçons, mais nous, on l'a toujours fait et on le fait encore. En y réfléchissant, je me dis que le garde est jaloux de cet infirmier compte tenu de son statut et des cadeaux qu'un médecin expat lui fait.
Agnès et moi, comme tous les expatriés au FMIC, avons un téléphone afghan avec tous les numéros utiles en cas d'urgence, sécurité, Ambassade de France et le reste. C'est avec ce téléphone que j'ai appelé hier soir mon amie Florence pour lui dire que nous sommes actuellement "locked down", bouclés à l'hôpital pour risques d'attentat. Dès que nous aurons le droit de mettre le bout du nez dehors, direction Indira Gandhi. Et toute la journée, sur le dit téléphone, des messages d'alerte se succèdent, envoyés par la sécurité. Tout cela a le mérite d'être clair, on ne sort pas, on est cloîtrés ici et je crains fort que ce soit pareil demain car on entend les cris des manifestants depuis le guest house. 
Maintenant nous nous mettons au travail. Sophie récupère de grands plans de la maternité et Agnès et moi essayons de comprendre étage par étage, l'organisation de ce gigantesque chantier. Nous nous étonnons que les urgences pédiatriques et obstétricales soient mélangées, car l'obstétrique en Afghanistan est une histoire de femmes, d'où la nécessité du recrutement d'un personnel exclusivement féminin et il est difficile d'imaginer de mélanger des femmes venant accoucher aux papas qui amènent leurs enfants aux urgences pédiatriques. Nous tentons d'appréhender les circuits patients, la répartition des salles de pré travail et des salles d'accouchement, leur superficie, leur accès, l'arrivée des fluides médicaux. Sophie note nos remarques et nous organise pour lundi matin une réunion avec le chef de chantier et des responsables locaux du projet. Objectivement, je suis loin de l'anesthésie de terrain, mais mon expérience d'anesthésiste en obstétrique me permet de faire quelques remarques qui me semblent judicieuses. 
Déjeuner dehors, à l'ombre, pour moi un peu, voire beaucoup, un parfum de vacances. Riz lentilles, repas de la cantine que l'on savoure parce qu'on a le temps, qu'il fait beau, que l'on travaille avec des gens que l'on aime et que finalement c'est délicieux surtout lorsque le dessert est une grosse mangue juteuse qui fond dans les doigts et la bouche. Le Nescafé "matinal et equilibrado" est égal à lui-même, tout va bien.


Départ pour la visite du chantier sur lequel travaillent des ouvriers pakistanais, 24h/24, ce qui n'est pas sans poser des problèmes car ils sont constamment contrôlés par la police afghane qui leur demande leurs papiers et vérifie leur visa de travail. Et nous voilà, Sophie, Agnès et moi, en nus pieds et sans casque au milieu de ce gigantesque chantier de 4 niveaux, notre future maternité. Actuellement niveau 3 en cours, on a un peu de mal à imaginer, mais avoir vu les plans ce matin aide un peu, aide même beaucoup. Les salles d'accouchement semblent un peu petites et leur configuration en longueur risque d'amener à mettre la table d'accouchement face à la porte, not a good idea, mais à voir. Plus loin, le bloc pour les césariennes et celui pour la chirurgie gynéco, mais là, l'absence de cloison fait travailler l'imaginaire et laisse divaguer l'esprit vers une configuration qui ne sera probablement pas la bonne. En tout cas, en pataugeant dans la boue, en enjambant des planches cloutées, en évitant des poutres qui risqueraient de nous décapiter, nous réalisons l'immense travail accompli, en tentant d'imaginer tout ce qui reste à faire. Superbe projet, vraiment ! Dans 8 jours débute le Ramadan et l'on imagine difficilement ces ouvriers courageux bosser non stop sous la chaleur accablante sans manger et sans boire. Il est question de doubler les équipes pour organiser le temps de travail en tranches horaires plus courtes leur permettant de faire face.







Retour à la guest house, un grand verre d'eau, un bol de thé et je monte en réa voir les enfants. Bonheur de retrouver des infirmiers que je connais depuis longtemps, depuis l'ouverture de la réa en fait. À certains, j'ai appris l'art et la difficulté de la prise en charge d'un petit intubé et je me régale aujourd'hui de voir leur dextérité et leur compétence. Mais beaucoup sont partis vers des hôpitaux afghans pour deux raisons clairement exprimées : un meilleur salaire et le respect de leur personne qu'ils ne ressentent pas ici avec le staff pakistanais et c'est vraiment dommage. D'autres les ont remplacés bien sûr, mais d'autres aussi partiront pour ces mêmes raisons. En réa il n'y a pratiquement que des infirmiers hommes, les femmes sont des exceptions et pour les avoir vus travailler, je trouve qu'ils ont beaucoup plus de dextérité que les filles, en particulier dans la pose des voies veineuses difficiles chez les tout petits. En réa ce soir, il n'y a pas de grands enfants, que des bébés et je pense qu'il serait intéressant, au moment de l'ouverture de la réa néo nat de la maternité, de mutualiser les moyens et de récupérer les bons éléments de la réa actuelle pour former les nouveaux. 
Je connais bien l'anesthésiste de garde ce soir, il s'est spécialisé en anesthésie pour la chirurgie cardiaque pédiatrique et c'est un bon, un très bon. Il semble heureux de me voir, me serre dans ses bras et nous discutons longtemps de son travail et de l'ouverture à moyen terme de la chirurgie cardiaque adulte au sein du FMIC avec 2 lits adultes soustraits à la réa pédiatrique. Sa femme est gynécologue obstétricienne et s'est formée à Malalaï, la plus grosse maternité de Kaboul. Une nuit de garde elle a eu... 120 accouchements !!! en 12 heures... Très vite, elle a quitté Malalaï pour ne pas péter un câble et elle travaille maintenant plus au calme dans une petite maternité de Kaboul où elle fait surtout de la gynéco, du suivi de grossesse, quelques accouchements difficiles et des césariennes; retour maison vers 15 h pour s'occuper des ses 4 enfants... Peut-être à recruter pour notre maternité ?
Un petit tour dans le service de chirurgie pour un moment privilégié auprès des enfants et de leurs parents; juste tenter de leur dire qu'ils ne sont pas seuls à ramer auprès de leur petit. Avec patience et sourires, le courant passe; nul besoin de parler la même langue pour dire aux gens qu'on les aime et bercer leur chagrin dans la douceur des mots, même si cela peut sembler complètement taré à ceux qui me liront. Mais que ceux-là se disent que je suis tarée et que je le sais, alors...





Retour à la guest house pour un grand moment, la douche ! Expérience intéressante, chaque soir renouvelée, aventure excitante où il faut apprendre à doser le savant mélange d'eau chaude et d'eau froide via un mélangeur capricieux et un pommeau de douche cassé. Vraiment je trouve dommage, et je le dis à chaque mission, que les chambres de la maison des médecins soient insuffisamment entretenues au risque de les voir doucement mais sûrement se déglinguer. Pas de problème pour nous, on a une chambre, un lavabo, une douche et le reste est anecdotique. 
Nous débutons ce soir, avec Sabeira, notre 1er cours de Dari et Agnès et moi sommes des élèves appliquées. Mots courants, formules de politesse, nous connaissons un peu, mais avons du mal à former les phrases; Sabeira nous guide avec une gentillesse rare et une patience d'ange sur le sentier de sa langue maternelle, passionnant, un pur régal ! Maintenant il nous faut apprendre, réviser, répéter et nous reprendrons demain soir. 

Le jour décline doucement alors que nous sommes encore installées dehors dans la pénombre qui s'installe au son du muezzin et qu'un croissant de lune égratigne la nuit qui descend. Je ne suis pas du tout fatiguée ce soir; rien à voir avec une journée de bloc, pas de cris, pas de stress, juste la déception de ne pas pouvoir sortir pour aller visiter les maternités locales et porter le matériel pour les enfants brûlés à l'Indira Gandhi hospital.
Le dîner est délicieux, des ashraks, plat typique afghan, raviolis aux épinards dont nous nous régalons. Seule, Sabeira qui est Afghane trouve que le goût n'est pas typiquement afghan, not enough spicy , not enough tasty. Pendant le repas, arrive sur nos téléphones un message de levée d'alerte pour demain, génial, nous allons pouvoir commencer à organiser nos sorties.



Dimanche 22 juin 2014

Nuit moyenne, il fait chaud, qu'importe. Je me réveille à 5 h, il fait déjà jour, ce jour qui n'est encore qu'une promesse, la seule dont on est sûr qu'elle sera tenue. Lever 7h dans un ciel d'azur, la journée s'annonce belle.
Après le petit déjeuner, nous partons avec Agnès à l'administration dont les locaux sont situés en face de l'hôpital, de l'autre côté de la route. Il y a eu là encore d'énormes travaux et d'autres sont en cours, c'est la phase 3 du projet de La Chaîne de l'Espoir. L'environnement a été préservé au mieux et nous savourons de marcher sur cette allée bordée d'arbres, denrée rare en Afghanistan. À droite, le terrain de football inauguré récemment que 2 Afghans, en plein soleil, s'acharnent à arroser; effectivement l'herbe est très verte et on dirait un green anglais. Les bâtiments de l'administration sont dans un préfabriqué, climatisé heureusement. Escale aux ressources humaines pour nos badges FMIC qui nous permettent d'être identifiées; le responsable prend nos numéros de portables et nous appellera dès qu'ils seront prêts, en pratique, peut-être, après notre départ mais, bon, pas de médisance, sait-on jamais ??? C'est l'Afghanistan... Ensuite le service marketing, chargé de lancer des invitations pour la "conférence" que je dois faire mercredi sur la "prise en charge de la douleur chez l'enfant". Ils doivent inviter les anesthésistes, pédiatres et infirmiers du FMIC et des hôpitaux de Kaboul. Le début est fixé à 11h, présentation de 30' et réponses aux questions puis déjeuner sur place prévu, c'est sympa. J'apporte les 2 clés USB que Philippe m'a formatées... on ne sait jamais... Effectivement, on ne sait jamais, on sait même que tous les ordinateurs de ce bureau sont incapables d'ouvrir la présentation enregistrée sur ces 2 clés. Court instant de panique; mon seul joker, Philippe, à la maison. J'appelle en zappant complètement le décalage horaire; il est 7h en France, heure correcte pour les braves, mais sonnerie du téléphone qui à cette heure matinale, ferait sursauter plus d'un mec marié à une anesthésiste cinglée qui bosse en Afghanistan. Effectivement, je crois comprendre qu'il sursaute, mais surtout il se montre d'une efficacité redoutable. En 15' le cours est sur Dropbox et repart via la magie d'internet vers Kaboul pour atterrir sur l'ordinateur de la responsable marketing, ravie et rassurée. Ouf ! sauvée par le gong ! Nous rencontrons ensuite la surveillante des soins infirmiers et le surveillant de l'ICU - le service de réa - en charge, dans l'immédiat, du recrutement des sage-femmes pour la future maternité. Finalement, la matinée passe vite et nous déjeunons, comme hier, dehors, à l'ombre, d'une salade de crudités, bienvenue au Club mMed ! 

14h : Sophie nous rejoint et nous partons toutes les quatre, avec Sabeira, à l'hôpital Indira Gandhi. Accueil chaleureux d'Habib, le mari de Florence qui nous attend, elle, dans le bureau de son mari, totalement voilée de noir et portant le niqab. Nous tombons dans les bras l'une de l'autre, nous nous serrons très fort; Florence a les larmes aux yeux, séquence émotion. J'apporte 22 kg de matériel pour les pansements de brûlés, des antalgiques et des cadeaux pour Florence, vraiment très émue. Nous allons passer presqu'une heure à parler toutes les deux; je lui pose beaucoup de questions sur sa vie, elle me répète qu'elle est très heureuse. Puis Habib nous fait visiter son service. L'hôpital Indira Gandhi est un hôpital exclusivement pédiatrique; Habib est le chef de service du secteur brûlés enfants. Actuellement il y a relativement peu d'enfants hospitalisés et les chambres ne sont pas surchargées; 2 petits sont morts ce matin. Il y a plus d'accidents domestiques l'hiver car les enfants sont enfermés dans de petites maisons, multipliant le risque d'accidents domestiques, en particulier brûlures par l'eau bouillante dans la cuisine. Habib insiste pour que je vienne dîner chez eux avant de repartir, je vais voir si c'est possible mercredi ou jeudi en fonction des consignes de sécurité. Nous nous quittons à regret, les meilleurs moments ont une fin.
Embouteillages monstres sur le chemin du retour, telle est la circulation de Kaboul. Le vent se lève alors que nous regagnons la guest house et nous tentons avec Agnès de travailler dehors, au milieu des papiers qui volent et s'envolent; l'écran de l'ordinateur est noir de poussière. Cours de Dari avec Sabeira, on ne rigole pas; interro sur les mots appris hier, les progrès sont lents. 
Ce soir le rideau se baisse sur un sentiment un peu étrange où se mêlent la joie et la tristesse d'avoir retrouvée Florence, musulmane et Afghane.



Lundi 23 juin 2014

Super nuit rythmée par le ronron de la bétonnière sur le chantier proche de la maternité.
Ce matin, réunion de chantier, ça ne déconne pas. Devant 3 tonnes de plans immenses déroulés sur la table, Agnès, Sabeira et moi faisons face à l'architecte, au chef des travaux, au coordinateur médical et au cadre infirmier de la réa actuelle et de la future maternité. Nous reprenons les remarques que nous avons faites le 1er jour en découvrant les plans. Finalement, pas de souci à une entrée commune aux urgences pour les femmes enceintes et les enfants accompagnés des papas; circuit patiente bien individualisé vers le bloc obstétrical par des couloirs non climatisés mais bien aérés. La salle de prières est bien prévue, les salles d'accouchement ont une bonne taille - 16 à 18 m2 - et les tables pourront bien être mises transversalement et non vers la porte, donc c'est génial et dans chaque salle est prévue une table de réa bébé, parfait. Certains aménagements, par contre, n'ont pas été prévus et nous tentons de négocier l'installation d'une banque pour les sage-femmes, face aux salles d'accouchement pour une bonne surveillance des patientes. Ça se corse un peu, il va falloir pousser des cloisons, déplacer des pièces ou les réaffecter; ils prennent note et nous espérons qu'ils en tiendront compte.
Discussion avec le cadre infirmier des CV reçus concernant les sage-femmes mais Agnès a besoin de préciser les compétences exactes des sage-femmes afghanes et surtout ce qu'elles ont le droit de faire, sachant qu'au Pakistan, une sage-femme ne pose pas de perfusion et ne fait pas d'accouchement, ayant juste un rôle d'auxiliaire de puériculture. Ici elles font les accouchements et les font bien ... voir Malalaï ... 120 accouchements en 12 heures !!! Mais ont-elles un droit de prescription ? à préciser.

En début d'après-midi, départ avec Sophie à la "maison des enfants" qui accueille les enfants habitant loin et défavorisés, en post opératoire avant retour à la maison. La maison actuelle est accueillante, colorée, conviviale avec un joli jardin fleuri où courent les enfants, passant d'une balançoire à l'autre et se roulant dans l'herbe. Mais elle est trop petite et une nouvelle construction est en projet sur la phase 3, près de l'hôpital, de l'autre côté de la route. La maison des enfants tourne sur fonds propres, dons essentiellement, et aide complémentaire de La Chaîne de l'Espoir. La discussion porte sur l'accueil des mamans nécessitant une surveillance dans les semaines qui précèdent l'accouchement - femme hypertendue habitant loin par exemple - ou en post partum immédiat pour limiter au maximum l'hospitalisation, source d'infection hospitalière en particulier chez le nouveau-né. Finalement aucune décision ne peut être prise pour des raisons financières. Alors, comment seront prises en charge les mamans en détresse humaine et financière arrivant en urgence pour accoucher ? 1- on s'en occupe bien sûr, 2 - on parle finance et ici on appelle cela le "welfare", un peu notre CMU en France. Un comité d'éthique existe actuellement pour l'hôpital d'enfants pour évaluer les réels besoins de la famille et l'accessibilité au welfare qui peut participer à la prise en charge à hauteur de 20 jusqu'à 100%.








En rentrant nous passons au service financier du FMIC pour essayer de comprendre comment va être assuré l'équilibre financier de la maternité, comment est fixé le prix de journée. Rien n'est très clair actuellement, il s'agit seulement de projections en espérant que les femmes riches viendront dans notre maternité dans nous espérons faire un pôle d'excellence et paieront pour les femmes pauvres. Tout cela est un peu flou et très obscur pour moi car toute cette partie gestion est à des milliards d'années lumière de ma pratique d'anesthésiste de base. J'essaye de comprendre, j'essaye d'apprendre et Agnès qui a bien l'habitude de tout ce management, m'impressionne. 

Sophie ramène des infos d'une réunion au consulat. Les manifestations en ville continuent, mais sont bien contenues par la police afghane. Le 1er candidat Abdullah Abdullah dénonce le comptage des voix et s'oppose à Gasni, le 2ème candidat, car tous les deux sont assoiffés de pouvoir et d'argent. Et au milieu de ce grand chambardement, Hamid Karzai, le président actuel, reste en embuscade et les laisse se battre espérant peut-être reprendre les rennes et arriver comme le sauveur. Vous avez dit Sarkozy ??? Les forces françaises continuent de se retirer et seront parties à la fin de l'année. En octobre aura lieu le sommet de l'OTAN pour préciser le maintien des troupes - bilateral security agreement - et en novembre, la conférence London 2 liée à "Don't forget Afghanistan", aura pour but de demander aux bailleurs de poursuivre leur aide en Afghanistan, notamment en matière de santé. En effet, avec le départ progressif des troupes et des ONG en Afghanistan, le nombre de jeunes sans emploi augmente et et le criminalité s'accroît. Les enlèvements se multiplient et les membres des ONG sont des proies de choix comme monnaie d'échange. Ceci explique cela concernant les conditions de sécurité draconiennes que nous subissons ici. 

Ce soir Zabbi, notre cuisinier, nous a préparé une délicieuse ratatouille afghane et nous apporte comme dessert... des prunes !!! Un régal que nous partageons toutes les quatre, une équipe de filles vraiment sympa où le calme règne, ce qui me permet vraiment de déconnecter du tourbillon souvent violent de la clinique.
Demain matin je vais aller passer quelques heures au bloc; les anesthésistes qui savent que je suis là me réclament, me dit Sabeira, et je suis heureuse de les retrouver.
La bétonnière a repris son ronron et va bercer mon sommeil. Jeudi soir je vais dîner chez Florence et Habib.




Mardi 24 juin 2014

Et que je ronronne et que tu ronronnes, tu ne cesseras donc jamais de ronronner, la bétonnière ? Oui, je sais, tu dois ronronner jour et nuit pour que les travaux de la maternité avancent ! Alors ronronne, finalement je crois que tu m'aides à m'endormir.
Ce matin je pars à 8 h avec Sabeira au bloc pour dire bonjour aux copains. Ce qui est vraiment sympa, c'est que tous sont contents de me voir, qu'ils soient anesthésistes, infirmiers anesthésistes ou panseurs. Même le cleaner que j'ai toujours appelé Babou me dédie son plus beau sourire édenté et me demande des nouvelles de toute ma famille, comme s'il connaissait tout le monde. Peu à peu, les enfants arrivent et je vais d'une salle à l'autre pendant que les petits s'endorment. Rashad, un anesthésiste que j'ai partiellement formé il y a 2 ans, alors qu'il finissait l'équivalent de notre internat français, me fait signe qu'il veut me parler et m'entraîne dans un coin de la salle de réveil encore vide. En fait il me dit qu'il aimerait intégrer notre équipe d'anesthésie de la future maternité car il veut quitter le bloc pédiatrique où l'ambiance n'est pas bonne et où le travail ne lui convient plus. C'est un très bon anesthésiste, bon technicien, très consciencieux, actuellement autonome sur les gardes d'anesthésie et de réa pédiatrique où il y a beaucoup de tout petits. Pour nous, un bon élément car il a une double casquette, anesthésie et réa pédiatrique ; seul handicap, c'est un homme et pour des raisons culturelles en Afghanistan, il ne peut y avoir aucun homme en salle d'accouchement, uniquement des sage-femmes, des obstétriciens et des anesthésistes femmes. Mais il y aura des hommes - il y en a à Malalaï - au bloc chirurgical de gynéco obstétrique et en réa néo nat. Je lui demande de me rejoindre à la guest house car je veux le présenter à Agnès. Avant de partir, je refais le tour des salles d'opération et là, j'hallucine complet: il n'y a aucun anesthésiste en salle sauf Sabeira qui surveille le scope en écrivant ses prescriptions. Tous les autres sont dans le bureau de Rassoul, l'anesthésiste chef de service, à refaire le monde en buvant une tasse de thé. En arrêt devant la porte, j'ai l'impression de tomber de l'armoire ! on a passé des jours, des nuits, des mois à les former, à les aider, à les accompagner, à leur expliquer la rigueur du travail et le poids des responsabilités et ils partagent une tasse de thé pendant que le chirurgien opère un enfant qui dort et se surveille tout seul. C'est une partie de mon monde qui s'écroule et une immense vague de tristesse qui m'envahit, j'ai envie de pleurer. Je quitte le bloc sans dire au revoir à personne et je rentre à la guest house retrouver Agnès et Rashad. Il fait également bonne impression à Agnès et nous lui conseillons d'envoyer son CV que nous appuierons à La Chaîne. 




Officiellement nous devons partir à 11h30 visiter un centre d'éducation à la santé pour les femmes, tenu par les sage-femmes d'"Afghanistan libre". Leur voiture arrive à l'heure et nous attendons Ismaël, le chauffeur de Sophie qui doit nous emmener car la sécurité du FMIC refuse de nous donner une voiture et un chauffeur. C'est fatigant de devoir toujours ruser pour finalement juste pouvoir travailler. Mais à l'arrivée d'Ismaël, le garde se fâche, devenant limite violent et ne veut pas nous laisser partir. Sabeira tente de négocier en Dari, mais le ton monte et l'autre ne lâche rien. Agnès appelle la sécurité qui finalement donne son feu vert et nous partons. Nous ne partons pas loin en fait ; 30 mètres... et le téléphone sonne, le garde nous rattrape, retour à la case départ, "jale" (prison), interdiction de quitter l'hôpital, il y a des manifestations devant la faculté proche, et merde ! 






Mauvaise journée décidément. Sophie qui était à une réunion nous rejoint et nous propose de tenter, un peu plus tard, un nouveau départ chez le directeur de l'AFD, l'Agence Française de Développement, avec qui elle a calé un rendez-vous pour lui parler du projet médical de la phase 2. Nouvelle tentative; Ismaël qui connaît bien les gardes et qui ne dépend pas du FMIC mais de la "maison des enfants", s'est garé dans la cour de l'hôpital; nous montons dans la voiture, nous approchons de la barrière baissée, courte négociation et départ... 30 mètres... 50 mètres... 100 mètres... nous venons de franchir le virage de la route qui descend de l'hôpital et c'est gagné, direction l'AFD. Quartier hautement sécurisé, 1 garde, 2 gardes, 1 barrière, une grosse porte métallique, un interphone, un judas, 2 judas, un sas entre 2 grosses portes, une fouille sommaire et sans agressivité et nous voilà dans une cour gardée par un gros chien loup qui ne semble pas vouloir nous dévorer. Ah mais ! on ne rentre pas comme ça à l'AFD ! Ceci étant, son directeur est un homme plutôt sympathique qui nous reçoit sur un balcon face aux montagnes de Kaboul, nous offre un café et écoute Agnès exposer notre projet médical sur la phase 2 mère-enfant. Dire qu'il semble passionné serait peut-être quelque peu excessif, mais il écoute poliment. J’écoute, moi, sans rien dire en poursuivant mes premiers pas dans ce monde de diplomatie où la réunionnite fait loi. 
Ce qui est clair, c'est que L'AFD, c'est à dire le gouvernement français, finance entièrement la construction de la phase 2, à hauteur de 9 millions d'euros et Sophie m'explique dans la voiture, en rentrant, que le gouvernement afghan assurera, dans les années à venir, les frais de fonctionnement en eau et en électricité, ce qui est énorme aussi. 



Un peu dépitées par l'échec de notre tentative d'évasion ce matin, nous nous arrêtons, sur le chemin du retour, chez Zardozi, artisanat local afghan de très bonne qualité et nous nous achetons de jolies tuniques de couleur. Ça fait du bien de se faire plaisir et ça remonte un peu le moral. Des embouteillages monstres nous attendent pour rentrer et il nous faut toute la dextérité d'Ismaël pour arriver, sans encombre,1 heure plus tard, à la maison. Sabeira n'est pas là, elle finit de regarder un match de foot que l'équipe du FMIC a organisé à la fin du programme de bloc sur le magnifique terrain qui ressemble à un green anglais.
Demain vers 8h, les sage-femmes d'"Afghanistan libre" viennent nous voir pour qu'Agnès leur présente le projet et nous allons repartir sur le chantier avec nos nus-pieds et sans casque.
11h sera l'heure de ma "conférence" sur la "Prise en charge de la douleur chez l'enfant" et j'espère qu'il y aura très peu de monde car j'ai vraiment peur. Mon Powerpoint en Anglais est bien calé, mais j'ai peur de parler en public; je compte sur Agnès pour me porter et me soutenir. 
Dans l'immédiat, je vais repartir écouter la bétonnière ronronner et tenter de dormir.
2 roquettes viennent de tomber sur l'aéroport... 5 blessés graves…




Mercredi 25 juin 2014

Petit stress au réveil car c'est le jour de ma "conférence" sur la "Prise en charge de la douleur chez l'enfant". J'ai peur et c'est idiot, mais j'ai peur parce qu'il me faut faire une présentation en Anglais devant un public afghan et j'ai peur parce que j'ai peur de parler en public. Bon, j'ai peur et c'est tout et que personne ne me demande pourquoi. Alors, comme j'ai peur, je n'ai pas faim et je trouve que le jus de mangue n'est pas bon, que le lait que je mets dans mon thé a un goût rance alors qu'il n'est périmé que de deux mois et que je bois le même depuis le début de la semaine et que la confiture est vraiment dégueu. Cette fois je prends le temps de lire la composition : extrait de pommes (en proportion infinitésimale), acide citrique, sirop de glucose et toute une série de colorants, d'émulsifiants, de conservateurs et autres cochonneries qui donnent à cette confiture de pommes - oui, oui, ils l'ont bien écrit sur le bocal - ce goût indéfinissable que seul un critique culinaire bien entraîné serait capable… mais non ! incapable d'identifier. Demain tout ira bien et je savourerai de nouveau ce moment privilégié du petit déjeuner afghan. 

Une sage-femme d'Afghanistan libre doit arriver vers 9h; Agnès anticipe, monte à la guitoune des gardes pour les prévenir de cette visite et qu'elle ne soit pas refoulée. Et ça recommence, qui ? quoi ? qu'est-ce ? on ne reçoit pas qui on veut ici, est-ce normal que j'ai envie d'en étrangler un ou deux ? L'intervention d'Agnès est finalement utile car le garde accompagne notre nouvelle amie jusqu'à la guest house. C'est une jeune sage femme souriante et ravissante qui se plonge dans les plans avec Agnès qui tourne les pages de cette montagne de plans gigantesques et lourds comme une vraie pro. Tandis qu'elles partent visiter le site, je révise une dernière fois ma présentation. Je mets mes plus beaux atours, ma jolie tunique achetée hier et un voile aux tons pastel et à 10h30 je suis dans la salle de conférence du PGMI - Post Graduate Medical Information - où les essais sont en cours pour une visioconférence avec 3 hôpitaux : Bamyan, Faizabad et Kandahar. Je suis un peu impressionnée par cette folie des grandeurs pour cette présentation basique par la petite anesthésiste que je suis, mais je suis aussi touchée par l'importance qu'ils donnent au mal que je me suis donnée pour venir leur faire ce cours. Les problèmes commencent; ils ont perdu mon Powerpoint, noyé dans des centaines d'item au classement incertain. C'est Agnès qui me sauve; elle a récupéré le message envoyé de France par Philippe le 1er jour quand il a reçu mon SOS et l'a apporté sur sa clé USB. Et voilà l'travail, merci Agnès. 
Le début est prévu à 11h; il est 11h et il n'y a personne, normal, c'est l'Afghanistan. Et peu à peu la salle se remplit, hommes et femmes, toutes voilées, bien sûr, seules quelques unes portent un niqab. A 11h45, il y a environ 35 personnes, la visioconférence est opérationnelle et nous pouvons commencer. Je me présente en Anglais et j'ajoute en Dari -"Dôktar hastom as Farânça" - je suis un médecin français - en faisant un coup d'oeil à Sabeira, toute proche et très fière de son élève. Je m'applique à parler lentement et clairement, à faire défiler les images à un bon rythme et je sens la salle attentive et intéressée. C'est dans cet élan porteur que je continue et que nous faisons face en 30' à 4 pannes de courant qui ne perturbent personne, même pas moi, normal, c'est l'Afghanistan. Tous attendent patiemment, en silence et je n'y crois même pas. Il faut tout réinitialiser, rétablir la visioconférence et reprendre comme si rien ne s'était passé. Finalement j'arrive au bout, je remercie et je réponds aux questions qui ne tardent pas. Mais je bloque un peu, je bloque beaucoup même quand un médecin venu de loin me demande comment il prend en charge un enfant hyperalgique dans son dispensaire du bout du monde où il a juste un peu de paracétamol. Euh... euh... ben oui, euh... euh... personne ne peut lui répondre et même Sabeira qui vient gentiment à ma rescousse n'a pas de réponse. Finalement je lui dis de tenter de se procurer de la kétamine, antalgique puissant et sédatif et qui plus est peu onéreux, avant de transférer l'enfant vers un centre plus adapté. Et c'est là, de nouveau, que l'injustice m'explose en pleine gueule... 






Peu à peu les gens se dispersent dans la salle et se regroupent par affinités, après avoir rempli une feuille d'évaluation sur l'intérêt et la qualité de ma présentation. Le repas est servi dans de petites boîtes de carton, kebabs et coca. Je remercie le service marketing, demande si je pourrais récupérer l'évaluation - oui bien sûr, mais si c'est comme les badges que l'on attend toujours... - et je rejoins Agnès et Sophie, déjà parties à la guest house. Globalement, je suis contente et je me mets la moyenne. Je n'ai pas bafouillé et Sabeira dont l'avis en tant qu'anesthésiste afghane est très important pour moi, me dit que c'était bien, intéressant, pratique. Accessoirement - mais je l'avais déjà vu - elle me fait remarquer qu'aucun anesthésiste du FMIC ne s'est déplacé et elle trouve cela bien dommage. Bizarrement je m'en fous et ça ne me fait même pas de peine.
Demain je déposerai des photocopies en Anglais dans le bureau de Rassoul et, entre 2 tasses de thé, ils en feront ce qu'ils voudront. En rentrant, je trouve un mail de Florence; Habib est désolé, aucun de ses anesthésistes n'a voulu venir alors qu'il leur prêtait sa voiture. Cela non plus ne m'étonne pas; quel est celui d'entre eux qui a expliqué à Florence qu'un enfant gravement brûlé "ne pouvait pas mourir de douleur"? 


Pique nique à la maison; chacun picore dans le frigidaire et se compose un petit sandwich ou une salade; ambiance détendue, no stress, comme c'est bon d'être ici cette semaine où tout est calme, apaisé, tranquille dans une ambiance qui reste studieuse pour faire avancer le projet.
Un médecin et une infirmière de MSF viennent nous parler d'une maternité qu'ils espèrent ouvrir dans quelques mois à Dasht e Barchi, au sud ouest de Kabul. Et re Agnès et re les plans, et re la visite du site... n'oubliez pas l'guide ! un thé, un café et il faut se remettre au boulot sur l'ordi pour tout mettre par écrit et tenter de ne rien oublier. Alors certes on est en vacances, certes on se la coule douce au soleil de Kaboul, mais on a aussi des comptes à rendre à la hiérarchie, j'ai nommé La Chaîne de l’Espoir, pour laquelle nous devons faire un rapport de mission détaillé. Ça devrait rouler, on prend plein de notes et Agnès est la reine du rapport. Moi, pour le rapport, je suis partenaire, fastoche ! J'ai juste à gérer la partie anesthésie obstétricale et réa néo nat , ça devrait rouler. J'ai commencé, je finalise demain.
Sophie qui est là depuis 8 mois, commence à bien se débrouiller en Dari. Elle prend régulièrement des cours avec un jeune Afghan, parfaitement bilingue, qui vient la faire travailler à la maison une fois par semaine; il vient ce soir. Gentiment Sophie propose que la 1ère 1/2 heure de cours soit pour Agnès et moi puisque nous avons zappé ce soir le cours de Sabeira. Et nous passons un très agréable moment à compléter les mots enseignés par Sabeira, améliorer la prononciation et commencer la conjugaison des verbes être et avoir; c'est difficile, un peu, mais passionnant, beaucoup. Puis nous laissons Sophie travailler; c'est une bonne élève appliquée et studieuse. Fin du cours, nous gardons notre professeur pour partager le repas et passons un bien agréable moment. 
Dernier jour demain, le Ramadan commence dans 48h et la vie va se mettre un peu sur pause. C'est pour cela qu'Agnès et moi rentrons en France; et puis il va falloir reprendre le chemin de la clinique et encaisser les vannes débilo-agressives des retours de mission, j'ai l'habitude.
Je devais dîner demain chez Florence, mais Habib a proposé plutôt le déjeuner. Sophie pense aussi que c'est moins dangereux et plus facilement gérable au niveau sécurité. Florence m'a écrit 3 fois depuis hier pour me dire combien elle était contente que je vienne. Habib vient donc me chercher à midi, officiellement pour un meeting à Indira Gandhi et je vais sûrement vivre une expérience étonnante. 
Pour ce soir, un petit coup d'ronron de ma bétonnière préférée et dodo.






Jeudi 26 juin 2014

Dernier soir à Kaboul après cette courte mission phase 2 avec Agnès.
À 8h je vais avec Sabeira prévenir les gardes qu'Habib vient me chercher à midi pour - version officielle - un meeting à Indira Gandhi puis elle part au bloc.
Pour Agnès et moi, journée administrative passée à faire des listes de matériel pour chaque poste avec l'ingénieur biomédical. En fait, les postes sont déjà prévus et budgétisés mais on nous demande de vérifier si nous sommes d'accord ou si du matériel paraît manquant. Agnès se concentre sur les tables d'accouchement et le matériel d'obstétrique... Je me penche sur l'anesthésie avec le prix affiché sur chaque ligne budgétaire qui donne quelque peu le vertige. C'est un travail fastidieux, mais indispensable et il reste à souhaiter qu'il y aura d'autres vérifications pour éviter les oublis.

Florence m'appelle à 11h; Habib est parti avec un chauffeur de l'Ambassade où travaille son frère et à midi pétante, un garde vient me chercher car la voiture est devant la porte. Trois enfants accompagnent Habib dans la voiture : sa nièce de 13 mois qui dort dans ses bras, devant, et 2 de ses enfants de 5 et 6 ans qui chahutent derrière. Bonjour la sécurité des enfants qui sont devant ou derrière, jamais attachés, dans une circulation infernale où le moindre coup de frein risque de leur faire traverser le pare-brise. 30' plus tard nous arrivons dans un quartier "résidentiel", équivalent de nos HLM et deux étages plus haut, voici l'appartement où vivent Florence, Habib, sa première femme et leurs 7 enfants, le frère d'Habib, sa femme et ses 4 enfants et une tante d'Habib. Florence est là, vêtue de sa longue robe noire, mais elle ne porte pas le niqab. Nous nous installons dans une grande pièce, par terre, sur des matelas, et on nous sert le thé. J'ai un peu l'impression d'être un bête curieuse, mais qu’importe, c'est Florence que je suis venue voir. Nous parlons en Français, mais Habib nous demande souvent de traduire pour participer à la conversation. Je me régale d'un délicieux riz kabuli; Florence ne mange pas... Elle n'a pas faim... Les autres femmes de la famille ne partagent pas notre repas, seuls 2 des enfants s'installent avec nous. Et puis Florence m'emmène dans ce qu'elle appelle "sa pièce", une toute petite chambre qu'elle a récupérée à la mort de la maman d'Habib qu'elle a courageusement accompagnée sur sa fin de vie. Cette pièce a une petite partie surélevée où Florence peut s'isoler, où elle dort quand il fait chaud, avec un balcon qui donne sur quelques rosiers au goût d'espérance et de liberté. Habib est toujours là, nous parlons toujours Franco-Anglais et puis nous nous retrouvons seules. Florence parle beaucoup, elle en a besoin, je lui pose beaucoup de questions, j'ai envie de savoir, elle répond à tout. Elle a appris le Coran à la Madrasa, comprend les prières, me dit et me redit qu'elle est musulmane et heureuse.

Habib me ramène à 16 h au FMIC, autorisant Florence à venir avec nous pour prolonger notre rencontre; niqab, longs gants noirs, salam et tachakor, au revoir et merci, je n'ai pas vu le temps passer. Elle m'offre une jolie tunique brodée et des kilos de fruits secs. Dans la voiture, cette fois, les 2 petits sont devant, accoudés à la fenêtre ouverte, dans des embouteillages monstres où celui qui passe est celui qui klaxonne le plus fort. Florence me dit qu'elle n'a même plus peur pour eux. 
À la maison, retour d'Alexander, le directeur médical que je connais depuis l'ouverture du FMIC et qui revient de petites vacances. Il est plongé dans les plans avec Agnès et Sophie, nous sommes contentes de nous retrouver. Et j'apprends que Sophie va se faire engueuler parce que son prof de Dari a dîné avec nous hier soir et que les gardes ont mouchardé. Mais de quoi je me mêle ? Les Afghans ne doivent pas venir à la guest house, ce sont les consignes de sécurité et l'histoire s'écrit vite entre un jeune Afghan et une jolie jeune femme française...
Demain lever 4h30, la route est longue jusqu'à l'aéroport, il y a de nombreux check points et des manifestations sont annoncées. Demain soir nous serons de nouveau en France.








dimanche 6 octobre 2013

Bangladesh septembre 2013 - À bord du Rainbow Warrior



Dakha  vendredi 27 septembre 2013

Troisième mission au Bangladesh pour Humaniterra. Cette fois, nous allons travailler sur l'ancien Rainbow Warrior, offert par Greenpeace à Friendship, réhabilité en bateau-hôpital  et rebaptisé Rongdhonu qui veut dire arc-en ciel. Il est amarré au sud, au large du golfe du Bengale.



Le Rongdhonu, ex-Rainbow Warrior.


C'est à Paris hier matin que notre équipe se constitue à l'embarquement d'Emirates pour Dubai. Hughes est chirurgien viscéral dans une clinique d'Aix en Provence, Isabelle et infirmière de bloc à l'hôpital d'Antibes, je suis l'anesthésiste de ce trio. Le courant passe très vite entre nous et je sais déjà qu'il n'y aura pas de souci.
Début du voyage mouvementé, retard de plus de 2 heures, lié à "un problème technique" sur l'avion et correspondance Dubai-Dakha récupérée à l'arrache dans la nuit. Arrivée à Dakha, on nous balade un peu pour faire notre visa mais au bout d'une heure, tout est ok. La récupération des bagages se déroule dans la cohue que l'on connait et la bonne surprise est que personne ne nous attend à l'aéroport. Heureusement, nous avons une liste des téléphones de Friendship et après de nombreux essais infructueux, Hugues réussit à joindre un portable et on nous envoie le chauffeur. Il y a eu un petit bémol dans la partition versus communication entre Humaniterra et Friendship qui nous attendait demain. 

Dakha et son indescriptible bordel, sa pollution et sa puanteur, ses décibels au taquet entre hurlements et Klaxons, ses rickshaws multicolores, ses guenilles et ses mendiants, son air étouffant saturé d'humidité, Dakha où l'on transite, mais où l'on ne se pose pas, mais Dakha qui ouvre aussi la porte de la mission.
C'est par contre à l'hôtel que nous nous posons avec plaisir pour une douche qui requinque et un repas très moyen à 300 takas / personne soit 3 euros. Break pour récupérer, balade en ville pour s'occuper et retour à l'hôtel où nous dormons ce soir.
Demain avion, voiture et bateau pour rejoindre notre hôpital flottant, la journée sera peut-être un peu longue... Le soir, nous dormirons sur le Rongdhonu...

C'est mon anniversaire aujourd'hui, j'ai un Rainbow Warrior en guise de cadeau et un arc en ciel comme autant de bougies pour l'illuminer le firmament,  superbe !!!
Je viens d'entendre le muezzin et je me sens bien, mes préoccupations de France sont déjà très, très loin.






Samedi 28 septembre  

Nuit moyenne à cause de la chaleur et du jetlag. On tue le temps en attendant l'avion pour Jessore , balade dans le vieux Dakha et dépose à l'aéroport, côté lignes intérieures. 800  takas, soit 8 euros, pour surcharge de bagages, passage en zone d'embarquement et nouvelle annonce : l'avion a 2 heures de retard, mais on a bien l'habitude maintenant. Alors que l'on embarque enfin et que l'on  roule, roule, roule, sans relâche sur la piste où la nuit est tombée depuis longtemps, l'avion s'obstine à ne pas vouloir décoller et on nous ramène au parking. Changement d'avion, ça devient juste comique et atterrissage enfin à Jessore, une capitale, où nos bagages sont débarqués sur le tarmac, en espérant que chacun retrouve ses petits au milieu de la nuit. 

Allez, on charge le minibus qui nous attend et je décide, par prudence, de confier ma peau à mon ange gardien, un mec bien, entraîné, qui a déjà fait le tour du monde avec moi. Il est vrai que, de nuit , sur ces routes étroites et chaotiques, entre rickshaws, vélos,  piétons , motos, tracteurs, camions et autres carrioles non éclairées, où chacun conduit à droite ou à gauche selon son humeur et ses envies... la conduite s'avère quelque peu périlleuse et, même si le chauffeur est excellent, volant dans une main et téléphone dans l'autre, les passagers  ne sont pas en sécurité absolue.   
Peu à peu, la route se fait plus étroite, nous longeons un cours d'eau puis une rivière plus large et la route s'arrête en cul de sac. Quelques lampes aux lumières vacillantes éclairent une barge à fond plat dans laquelle nos sacs sont chargés et plus loin, pas très loin en fait, on distingue la silhouette métallique et imposante du Ronghdonu faiblement éclairé,  notre bateau.





Court trajet sur notre petite barge et à l'abordage. Seul le capitaine Barberousse nous attend, les membres de l'équipe précédente qui repartent demain sont aux abonnés absents et nous les retrouvons au bloc, "ÉPUiSÉS" selon leurs dires, parce que leur voyage a été "l'enfer", nous dit l'infirmière - ah bon ! c'est pas pire que ça, l'enfer ? - et fiers de nous annoncer qu'ils ont travaillé "comme des brutes" tous les jours jusqu'à minuit, voire plus si affinité. Moi je les trouve juste totalement irrespectueux de faire bosser le personnel jusqu'à cette heure avancée de la nuit, d'autant que le cuisinier les attend pour dîner et qu'il est minuit passé !!! Le chirurgien, the chief of course, avec ses cheveux longs ondulés, sa barbe de quelques jours et ses airs de baba cool et de MÔSSIEUR je sais tout - normal pour une première mission - nous explique qu'ils ont pris 3 matinées de break parce qu'il n'est pas possible de rester toute la semaine enfermés dans cette boîte de conserve, à moins de devenir fou. Rappelle moi loulou, quand t'as signé, on t'a bien expliqué ce qui t'attendait ? Et personne ne t'a obligé à venir ? Alors, tes états d'âme, nous, vraiment  on s'en tape complet. L'anesthésiste est étrange, lui aussi; je me présente, il ne me répond pas, Hughes se présente à son tour et tout en continuant à marcher, il répond - "CHU Toulouse ". Bon ben voilà, maintenant qu'on sait tout sur vous, qu'on est rassuré parce que vous êtes des héros, qu'il est 1heure du matin et que vous sauvez encore le monde au bloc sur ce bateau et que le cuisinier, sans se départir de son sourire, vous attend toujours, nous on va se coucher.
Isabelle et moi partageons une microscopique cabine avec 2 couchettes superposées; nos sacs y ont été entassés et c'est comme cela qu'en me levant à  6h 45 dimanche matin, je me prends les pieds dans les sacs car il n'y a pas 1 cm pour marcher, je tombe, je rebondis sur une barre métallique et  je me casse une côte...





Dimanche 29 septembre

 Courte nuit, bonne nuit, les choses sérieuses vont pouvoir commencer. Petit déjeuner dans le carré de l'équipage où tous se retrouvent pêle-mêle, et c'est ce qui fait aussi le charme de la vie à bord. Jus de fruits sans goût, thé, nescafé, confiture locale, un peu bof,  toasts grillés, la classe ! On peut aussi avoir des œufs sous toutes leurs formes, du riz et des mixtures bengalis à manger exclusivement avec les doigts; et ça, si c'est pas le Hilton !!! Y a bien des gens qui payent des fortunes pour des vacances un peu exotiques et insolites, eh ben nous, on nous les offre !

D'abord on nous change de cabine et on nous installe, Isabelle et moi dans une cabine double beaucoup plus grande. Puis consultation dans un petit bureau où Hughes examine les gens, tandis qu'Isabelle et moi prenons des notes pour faire le programme. Nom qui fait fonction de prénom, âge, poids, on a une balance qui marche ! et pathologie. En fait nous ne voyons que de jeunes garçons et des hommes pour des hernies et des hydrocèles. Seule la 1ère est une petite fille de 5ans1/2 avec une hernie  inguinale, mais elle se met à pleurer, se sauve et nous ne la reverrons pas. Hugues est chirurgien viscéral et notre menu de la semaine sera donc hernies, hernies, hernies, hydrocèles, hydrocèles, hydrocèles. Versant anesthésie , ce sera rachi, rachi, rachi et rachi.

À la cuisine je retrouve Salim, le cuisinier de la péniche, et nous tombons dans les bras l'un de l'autre. J'imagine que cette mutation sur le Rainbow est pour lui une promotion. Ici sa cuisine est vaste, propre, fonctionnelle et je le sens heureux. Il se souvient que je suis végétarienne et que j'aime le poisson et promet de nous en faire demain. Gentil Salim, son sourire traduit son bonheur et son bonheur est communicatif. Comment ne pas être heureux ici ? Comment ne pas réapprendre à savourer les choses simples ? Délicieux repas, poulet, riz, aubergines, tout baigne dans l'huile, mais c'est couleur locale; Salim  ne nous quitte pas, veut toujours nous resservir, veut que nous fassions honneur à ce festin.
Les cabines et la partie repas sont sur le pont supérieur. Pour descendre au bloc, au fond du bateau, il faut emprunter une échelle verticale mais vraiment verticale, tellement verticale que je glisse et que je la descends entièrement sur le dos. Boumboumboumboumboumboumboum et badaboum, j'ai le temps d'entendre ma tête qui rebondit sur chaque marche; j'arrive en bas sonnée avec une grosse bosse et une petite plaie occipitale, ma côte cassée a un peu morflé, mais je me relève, indemne ou presque et je m'efforce de sourire. Allez, rien de grave, au boulot.

Salim.

Nous allons opérer 4 patients cet après-midi dont seulement 2 enfants, tous sous rachi anesthésie  avec une petite neuroleptanalgésie associée qui consiste à les faire dormir un peu pour qu'ils ne bougent pas et ne s'énervent pas, pas trop pour qu'ils ne s'arrêtent pas de respirer. Tout se passe dans le calme, perfusions, rachi, chirurgie, Isabelle et Hughes sont tous les deux gentils et efficaces, et la bonne humeur est de rigueur. Ça change d'ailleurs...  de France tout simplement... Quelques consults en milieu d'après-midi, pause thé, fin du programme à 19h45.

Isabelle et Hughes.




Le bloc : 3m x 2,5 m, 2 scialytiques sur roulettes, un moniteur cardiaque tout neuf,  un respirateur avec une cuve d'halothane, qui permet, comme en Mongolie, de ventiler si on ballonne à la main, je ne l'utiliserai pas. La table est tout à fait correcte, la salle est climatisée et je grelotte, tout est vraiment ok. 
En face, la salle de réveil, recovery, peut accueillir 4 patients et une infirmière y monte la garde jour et nuit. Les patients opérés y restent quelques heures ou une journée avant de remonter sur le pont du bateau où se fait l'hospitalisation sur des lits de camp très propres. Rien à voir avec l'hôpital de la plage de la péniche ! Concernant la nourriture, comme les familles ne peuvent pas cuisiner sur le pont du bateau pour les patients, ceux-ci sont nourris par Friendship pendant 3 jours car les hospitalisations sont de courte durée. En cas de complications bien sûr, les patients sont gardés quelques jours de plus; ils seront transférés si la situation n'est plus maîtrisée, ce qui est très rare.





Délicieux dîner et arrivée surprise de Runa, la fondatrice de Friendship, que je connais et qui est une femme exceptionnelle. Elle semble elle aussi heureuse de me voir et m'embrasse chaleureusement. Je lui présente Isabelle et Hughes et puis l'un de ses amis qui a amarré son bateau au nôtre vient l'inviter à dîner. Aussitôt arrivée, aussitôt repartie, ainsi est Runa, 3 p'tits tours et puis s'en va...
Dans notre chambre, malgré l'arrêt de la clim, il fait un froid polaire associé à un vrombissement digne d'un A380 avant le décollage. Un air glacé souffle par 2 bouches d'aération et entre le froid et le bruit infernal, je ne vois pas très bien comment nous allons pouvoir dormir. SOS !!! No problem Mary, it will stop à 10 pm, ok, j'attends. Mais à 10 pm + 30', il fait de plus en plus froid et le bruit s'est encore accentué , on ne s'entend même plus parler. 
Nouvel SOS et là c'est le capitaine en personne qui débarque et son second et son troisième, son quatrième peut-être, mais surtout Runa qui, de retour de son dîner et alertée par l'effervescence, vient en personne constater que la banquise est en passe d'envahir notre cabine. Elle sort, convoque tout le monde dans le carré et s'assied tandis que tous les autres debout devant elle se demandent à quelle sauce ils vont se faire bouffer. Elle hausse le ton et les mouches volent, puis s'envolent; dans la minute qui suit, l'Airbus coupe ses réacteurs et l'air glacial ne souffle plus par les bouches au-dessus de ma couchette, je vais enfin pouvoir dormir. Mais... eh oui, parce qu'il y a un mais, le  circus  recommence ce matin à 5 heures et je dois m'enfouir sous les couvertures pour tenter de me rendormir. Petit déje à 7h30, je chope le capitaine qui est very, very sorry... Je ne dirai rien à Runa puisque je n'ai même pas attrapé de pneumonie ! 




Lundi 30 septembre

Ici comme ailleurs, le petit déjeuner est un moment que j'aime. Salim se précipite, mais je lui dis que je peux me débrouiller toute seule. Il veut absolument me faire manger des œufs qu'il me propose sous toutes leurs formes, crus, cuits, brouillés, à la coque ou en omelette, et j'ai beaucoup de mal à lui faire comprendre que je n'en veux pas. Alors il sort son joker, des pancakes tout chauds qu'il a cuits exprès pour nous. 



Il pleut ce matin et c'est un peu triste,  d'autant qu'il pleut aussi dans le bloc et que nous devons essuyer le matériel qui a été mouillé. Isabelle et moi sommes au bloc alors qu'Hughes n'a toujours pas montré le bout de son nez. Au fond de notre bateau, dans notre bloc sans lumière extérieure, il règne une atmosphère étrange et c'est un peu comme si nous étions seuls au monde. En haut de notre échelle de meunier, la vie reprend, hommes et femmes avec des bébés dans les bras, saris multicolores ou voiles noirs ne laissant passer que les yeux, chacun attend calmement pour la consultation. Sur le pont du navire, les uns se reposent sur les lits de camp, d'autres discutent bruyamment tandis que les barges font la navette avec le rivage, amenant les uns, ramenant les autres, ceux-là mêmes qui me sourient en agitant les bras pour dire au revoir et peut-être aussi merci. Beaucoup de femmes me prennent par le cou, m'embrassent, me demandent mon nom et tentent de le répéter. - "mari, mairie, maria, mariam..." Tout y passe, mais qu'importe mon nom, seul le cœur parle et les yeux disent ce que les mots ne savent pas dire. Comme c'est bon d'être ici et comme la clinique me paraît, à cet instant, totalement dérisoire avec ses chirurgiens capricieux, ses infirmières parfois boudeuses, ses cris, ses non-dits et ce gaspillage que l'on banalise. Profiter de l'instant, savourer le présent et accessoirement respirer doucement pour économiser la douleur de ma côte défoncée.



 13h, nous sortons des entrailles du bateau pour aller déjeuner. Sur le pont supérieur règne une agitation fébrile: un producteur américain tourne un film sur le réchauffement climatique et Runa, resplendissante dans un sari turquoise, lui fait visiter le bateau, SON bateau. Nous nous faufilons par les coursives étroites et gagnons le carré où Salim me glisse à l'oreille - "fish for lunch"
Peu à peu, l'équipage arrive et nous déjeunons au calme, juste bercés par le ronronnement du Bengali qui se murmure aux tables voisines. Je continue à apprendre quelques mots, mais pourquoi rient-ils tandis que je m'applique à les prononcer ?
5 patients cet après-midi, Hughes monte 2 fois consulter pendant que je pique la rachi et qu'Isabelle fait les champs pour l'intervention suivante. Hughes a mis de la musique sur son iPhone... ambiance...



Il est 19h 45 quand nous terminons et la douche est la bienvenue. La douche ! même si elle est bienvenue, il faut se motiver pour la prendre. Dans 2 m2 sont concentrés le lavabo - bouché ! - les WC et la douche. C'est rationnel et rationné, on est sur un bateau, of course ! Motivons nous ! Un petit filet d'eau froide de la rivière invite le travailleur sale et fatigué à se laver, faire un shampoing et une petite lessive, au moins laver sous-tif et petite culotte... Je serre les dents, j'accélère le mouvement, je grelotte et je ressors cheveux dégoulinants dans le couloir où il fait très chaud pour regagner la cabine où il fait très froid, y a toujours de la p'neumonie en embuscade et mon slip, lavé avant-hier soir et étendu sur mon lit, n'est toujours pas sec !!!

Le dîner fait du bien, il requinque, dans cette mixture de langages et de cultures qui mélange en une même famille toutes les âmes de bonne volonté. Sur le pont où je viens de passer, petits et grands somnolent dans une nuit sans étoiles où s'infiltrent leurs rêves.








Mardi 1er octobre

Journée particulière, nous n'avons plus d'eau à bord depuis hier soir... Alors à 6 h ce matin, sous la pluie, mise en route des machines et départ pour Mongla, port à 6 km de notre point d'ancrage où un container va pouvoir s'amarrer et remplir nos réservoirs. Nous nous levons pour assister au spectacle, d'autant que le capitaine nous laisse monter sur le pont supérieur et même piloter son Rainbow. Quelle chance nous avons d'être là !





Au large de Mongla, il faut attendre le container et, après le petit déjeuner, nous nous occupons pour passer le temps. Un membre d'équipage réussit à me connecter à internet et même si l'ordi du bord rame, il a le mérite d'exister et c'est vraiment sympa qu'on nous laisse l'utiliser. Salim, le cuistot, déborde d'attentions délicates et me porte un nescafé et des bonbons, trop cool, Salim ! Hier soir je lui ai donné des jouets pour ses enfants et du parfum pour sa femme, Isabelle a rajouté des petites voitures pour son fils et son sourire traduisait ce que l'on peut peut-être appeler le bonheur.



Au bloc, au fond du bateau, il pleut aussi et c'est un problème important que nous signalons, car c'est un problème récurrent, et les murs vont moisir et le matériel s'abîmer. 
Vers 11h, tandis que les pleins sont en cours, on nous autorise à reprendre le travail car les 2 premiers patients sont à bord. Pendant que nous opérons, les pleins se terminent, le bateau vire de bord et repart vers son amarrage initial, nous ne nous rendons compte de rien et nous bossons jusqu'à 13 h. Pause repas, riz- poulet-légumes ( lesquels  ????)-nescafé, la grande classe !
Nous reprenons à 14h mais certains patients ne sont pas arrivés. Soit ils ont loupé la navette, soit ils ont changé d'avis. Les deux premiers sont des petits de 8 et 10 ans et nous faisons des ballons avec des gants que nous gonflons ; un marqueur, des yeux, un nez, une bouche, une touffe de cheveux en bataille et mon sens inné du dessin fait le reste, ils éclatent de rire, sans doute juste pour me faire plaisir et parce qu'ils sont gentils parce qu'objectivement ce que j'ai fait est carrément nul.
Notre aide opératoire au bloc s'appelle... ben en fait chais pas du tout comment y s'appelle parce que son nom est tellement compliqué kon l'appelle Bobby. Alors pourquoi Bobby ? eh ben paceke Bobby et personne ne pose de questions, merci. Bobby donc fait le maximum pour nous aider; il re-prépare la salle dès que le cleaner a passé la serpillière, il lave les instruments, stérilise les boîtes , tient les patients pour les rachis, bref, c'est super Bobby. Il parle mal Anglais mais baragouine suffisamment pour que nous nous comprenions. Le chirurgien, champion du monde de chirurgie plastique, que nous avons relayé, nous a dit qu'il était nul et ne comprenait pas grand chose. Rectificatif, Professeur, il n'est pas nul et comprend tout. 

Sur le bateau, il y a 2 médecins pour nous aider à l'organisation; ils parlent assez bien Anglais, assez en tout cas pour que nous puissions communiquer. En salle de réveil, les infirmières sont, comme sur la péniche, ravissantes . Pas possible, y a eu un casting !  Petites, menues, longs cheveux bruns attachés en chignons, souriantes et douces, leur seul défaut, à la différence de la péniche, est de ne pas parler Anglais. Tout est donc un peu compliqué mais elles en Bengali, nous en Français, rendez- vous au point d'orgue. Seule une est passée au travers des mailles du filet : petite, boulotte et un peu ronchon, elle soupire quand je lui demande de contrôler la saturation des enfants qui sortent du bloc et surtout quand il faut rouler la bouteille d'oxygène jusqu'au lit du dit enfant mais bon, elle le fait, alors..... Et puis j'ai l'impression qu'elle commence à se dérider au fil des jours parce qu'elle nous voit rire en rentrant et en sortant du bloc où nous travaillons en musique, Abba ce soir parce que Hughes aime bien.
  20 h, fin des hostilités; malgré le retard pris ce matin à cause du problème de l'eau, nous avons opéré 8 patients et c'est bien.

 Avant le dîner, je prends mon courage à 2 mains et même à 2 pieds et je file sous la douche. Ce soir c'est shampoing, 1 soir sur 2 parce que c'est un peu dur et je remets un slip et mon sous-tif propres mais qui sont toujours humides, incrédibole !!! Avec l'humidité et la température souvent polaire dans la chambre, rien ne sèche et, comme il pleut, impossible de faire sécher ma petite lessive dehors. Bouhhhhh, chuis trop malheureuse ! En tout cas, en pensant à ma grande douche à la maison avec eau chaude à volonté, je me dis que j'ai trop de chance et que l'injustice existe vraiment. Ma douche pourrait être un peu plus petite, la leur un plus grande, mon eau pourrait être un peu plus froide,la leur un peu plus chaude et on serait tous aussi propres. Ouaih bon, je sais, on n'est pas là pour sauver le monde, mais on est aussi un peu là pour réfléchir sur une meilleure humanité. J'dis des conneries ? Ok, alors arrêtez tout, arrêtez juste de lire et filez sous votre douche bien chaude.

Dernière visite avant la nuit. Dans les lits de salle de réveil, tout est calme. Sur le pont par contre, c'est une autre musique. Tous m'appellent et une femme en sari rouge me prend par le cou, m'amène d'un lit à l'autre et répète en mettant la main sur le ventre et en grimaçant : -" pain, pain." OK, allez, tournée générale d'acupan, j'ai du du stock. Chacun ouvre la bouche, déglutit la potion magique et me regarde en souriant; y en a même un qui me fait un clin d'œil ! Non mais les gars, vous vous foutez de moi ? vous avez vraiment mal ou juste besoin d'un câlin ? Ah ! les deux ? Ok, allez, une petite caresse sur vos joues rugueuses et barbues et dodo. La femme au sari rouge m'embrasse, me dit qu'elle est "my friend" et je les laisse à leur nuit.











Mercredi 2 octobre

Je m'endors en bouquinant, réveil à 4h alors qu'il fait très chaud dans la chambre. Ma côte en vrac m'empêche de me tourner facilement, anecdotique mais un peu handicapant.  
Réveil  6 h45 et petit déje avec Isabelle. Salim et son éternel sourire... Salim et son gros plat de riz à la sauce bengali, euh... ça a l'air super ton truc, mais p´tête pas à 7 h du mat, Salim et ses chapatis tous chauds.

Sur le pont, grand soleil, chaleur déjà étouffante et bonne humeur générale; tous ont bien dormi, les enfants ont le sourire et jouent, seuls 2 hommes semblent un peu algiques, j'envoie Hugues à la rescousse. Effectivement, l'un deux a un hématome qu'il faudra drainer dans la journée.
Au bloc, la porte est fermée à clé, Bobby n'est pas là, normal, il dort... à 8h15... et j'envoie une infirmière le réveiller. Il émerge, les cheveux en bataille, saute dans son pyjama de bloc et nous ouvre les portes. Isabelle et moi donnons le tempo, on n'a pas trop le temps de rêvasser. Allez, hop ! 1er patient en salle, hernie bilatérale sous rachi. Et puis j'endors un petit de 4 ans pour refaire un pansement de greffes de l'équipe d'avant. Rana, un médecin du bateau, nous aide, car c'est lui qui suivra l'enfant après notre départ. Vite, vite, un petit Nescafé le temps du ménage et on enchaîne. Je monte sur le pont pour appeler les patients suivants; grosse rigolade, personne ne comprend rien. Une infirmière vient à ma rescousse. Les patients arrivent de la côte avec un petit bateau qui fait la navette. Coût du passage : 10 centimes de takka, non pris en charge par Friendship, mais ensuite, tout est gratuit pour les patients que nous opérons.
Isabelle me rejoint, nous allons boire un verre d'eau; j'ai eu d'énormes crampes aux jambes cette nuit et je pense que nous devons nous forcer à boire davantage dans la journée. Le capitaine, son second, un mécanicien et Salim sont là et nous avons les félicitations du jury. Les patients sont très contents de nous parce que nous sommes gentils, nous les faisons rire, nous donnons des jouets aux enfants et... accessoirement... nous travaillons bien. Allez, super  ! On va monter sur le podium ! Et c'est heureuses et fières de ces compliments que nous repartons au bloc pour une dernière intervention avant le break repas. 



Pour ce break, Salim nous porte du poisson, pêché là, autour du bateau. A la mode bengali, il baigne dans l'huile, mais sa chair est délicieuse et nous nous régalons; 1 bouchée, 12 arêtes, euh... t'aurais pas pu nous lever les filets ??? Debout à côté de nous, Salim sourit à pleines dents, content de nous avoir fait plaisir. Dehors, le vent  s'est mis à souffler et la pluie fouette de nouveau. Serrés les uns contre les autres, sous l'abri incertain des bâches qui ruissellent, les patients hommes et femmes, jeunes ou vieux, attendent qu'on les appelle pour les consultations que font les médecins locaux. Les enfants se blottissent dans les bras des mamans; je sors 5 minutes, je rentre trempée. Retour au bloc. Tout s'enchaîne dans la bonne humeur, c'est vraiment un plaisir de travailler avec Isabelle et Hugues. A 17h nous apprenons que le dernier patient a changé d'avis et quitté le navire. Il nous reste une courte intervention et Hugues propose, avant la nuit qui tombe à 18h, d'aller faire un tour à terre avec Rana.
Fin du bloc, nous quittons nos habits de lumière et c'est dans une vieille barcasse en bois qui prend l'eau que nous voguons maintenant au son du teuf-teuf assourdissant d'un moteur fatigué et poussif. En nous éloignant un peu, nous le découvrons enfin ce bateau où nous avons embarqué de nuit, fier trois mâts inscrit dans l'histoire, somptueux. La pluie s'est de nouveau arrêtée et la lumière s'estompe dans un halo blafard qui glisse paresseusement vers la nuit. Nous savourons ce spectacle rare au gré du clapotis du courant qui nous approche du ponton en bambou,  embarcadère bien incertain à l'allure fragile qui porte chaque jour le poids de la misère. Il règne ici, tandis que la nuit envahit l'atmosphère, une ambiance étonnante où les cris se mêlent aux rires, aux klaxons et au son du muezzin surgi de nulle part, magique ! Nous marchons un moment pour nous dégourdir les jambes et cette promenade nous fait du bien. Même barcasse, même teuf- teuf, retour chez nous. 





Ce soir, avant de nous coucher, nous faisons ensemble la visite. Une dame opérée d'une petite hernie de la ligne blanche grimace en montrant son ventre. Je lui mets un collier autour du cou, un bracelet autour du poignet et la douleur s'envole dans la senteur du parfum que je lui offre. Dans le lit d'à côté, Raju, 4 ans, joue avec les petites voitures qu'Isabelle vient de sortir de sa poche, riant devant ce petit bonhomme en Légo qui hoche la tête pour consoler ce petit opéré du bout du monde.



Jeudi 3 octobre

Fabuleux petit déje où Salim me presse une orange avec ses petites mains et je savoure ce nectar au goût de tendresse. Adorable Salim qui vient de m'apporter des saucisses frites dans 12 litres d'huile ! Tu vois, ces saucisses certainement délicieuses,  je vais les laisser à Hugues, eh oui , chuis comme ça moi, j'partage avec les copains, quoique... Le jus d'orange, j'ai partagé avec personne...

Sur le pont, même bonne humeur générale  ! Ils sont tous assis dans leur lit et souriants, piochant à pleines mains dans leurs assiettes de riz. La plupart d'entre eux vont reprendre la navette ce matin et rentrer à la maison. Ils serrent nos mains pour nous remercier et leurs yeux envoient ces éclairs de chaleur et d'amour que seuls connaissent les humanitaires.
 Tamin, 9 ans, est arrivé hier soir et a dormi sur le bateau. Petit soldat courageux, il monte au combat sans pleurer, mais le visage grave. Il ne bronche pas pour poser son cathéter et ne réalise même pas que je pique la rachi après une injection d'hypnovel. C'est sa maman qu'il faut rassurer, assise, inquiète devant la porte du bloc. Sa hernie est vite opérée et il se retrouve dans son lit, entouré de ses parents attentifs et aimants.
Mizan a 8 ans et aussi une hernie à opérer, mais il est tombé hier soir et a le coude douloureux et enflé. Nous l'envoyons à la radio et continuons le programme avec un vieux monsieur sans âge à la longue barbe blanche. Problème; une fois les champs installés, on met la barbe dessus ou dessous ? allez, va pour dessous, ça sera plus clean. 
Mizan revient, pas de fracture, pas de luxation, alors on y va pour la hernie.



Pause nescafé-verre d'eau. Rana prend son petit déje assiette de riz en sauce, ça n'est pas un lève tôt. Il nous dit qu'il y a eu hier, sur le bateau, 150 consultations, tous médecins confondus. Il nous raconte aussi qu'il est marié et que sa femme est architecte à Dakha où elle gagne bien sa vie parce qu'il y a aussi des gens riches à Dakha qui font appel à des architectes d'intérieur.  Ici comme ailleurs, le pire côtoie le meilleur. Lui même fait des vacations de 3 mois sur le Rainbow et rentre 15 jours à la maison. Il nous montre des photos de son mariage; son épouse est vraiment ravissante et lui est plutôt beau mec, un très joli couple.
Fin du programme du matin en musique, Vivaldi apaise et les patients restent très calmes, yeux fermés, confiants. 

Pendant le repas, Rana nous demande de vérifier nos billets d'avion pour le retour et - oh surprise ! - il s'aperçoit que le vol intérieur Jessore-Dakha est prévu dimanche 6 octobre alors que notre vol Dakha-Dubai-Paris est pour la nuit du 5 au  6 octobre. Je nous vois bien tous les 3, bloqués 24h à Jessore et sans vol Emirates pour rentrer ! Et je vois bien aussi le sketch  -"allo la clinique  ?Tout va bien, ouaih, ouaih... les vacances se passent bien mais, euh... comment dire ? y a un problème, chuis à Jessore... Répète, t'es où ???" Bon heureusement, super Rana veille, et il réussit par téléphone à changer nos billets,  ouf !
C'est Brahms qui accompagne notre programme de l'après-midi dans une organisation sans faille. Les patients qui arrivent par la navette attendent sur le pont; une infirmière les appelle et ils descendent au bloc. En salle de réveil on les fait déshabiller et ils mettent une chemise de bloc bleue; puis l'infirmière pose un cathéter. Au moment de passer au bloc, on demande aux hommes d'enlever leur longi, large tissu noué à la taille et qui leur sert de pantalon; par pudeur, nous le leur remettons avant de les ramener au réveil. Et dans notre bloc, à fond de cale, nous ne savons même pas si là-haut le soleil a gagné sur la pluie.
Notre dernier patient n'est pas venu, nous finissons plus tôt et en profitons pour nous reposer. Je regarde un film sur mon iPad et chacun de nous se connecte à internet qui fonctionne ce soir, c'est sympa.

Pour la 10ème fois de la journée, le capitaine, désolé, vient s'excuser car la pompe des wc est cassée; rien de bien dramatique, ça devient juste un peu rustique avec un système de seau qui m'handicape un peu, car le seau est assez lourd et ma côte cassée me fait vraiment mal. Mais bon, rien de grave, je devrais survivre à l'épreuve.
Dîner au calme, petits bisous aux patients qui semblent nous attendre sur le pont. Les enfants jouent avec les ballons bleus que nous leur avons fabriqués avec des gants;  les mamans veillent et sourient, rassurées. Le temps est calme, la chaleur supportable, la nuit étoilée, nous allons nous coucher.








Vendredi 4 octobre

Mauvaise nuit, il fait très chaud dans la cabine, la clim ne marche pas et j'ai beaucoup de mal à me tourner à cause de cette p... de côte cassée. Isabelle et moi nous levons à 6h car nous voulons faire des photos au lever du soleil, mais le temps est un peu couvert. Assise sur le pont, tout en haut du bateau, j'apprécie ce moment de calme, bercée par le ronronnement des moteurs des petites barques de pêche que le courant entraîne, tandis que le soleil perce avec difficultés les nuages qui virent au rose. Là-bas, à quelques encablures, un gros bateau s'est échoué dans la vase de la marée basse mais il repartira dans quelques heures, de nouveau à flot. 



J´essaye de ne pas trop penser à demain, demain où un long voyage va nous ramener vers la rive d'un quotidien où je vais avoir, une fois encore, du mal à atterrir. 
Le soleil finit par se lever et la chaleur monte au rythme des rayons qui inondent le bateau.  Sur le pont, il fait déjà très chaud et nous faisons marcher les enfants que nous avons opérés hier de hernies. Sœur sourire, l'infirmière hors casting , est de garde ce matin et de mauvais poil;  elle n'est pas du tout pressée d'enlever les cathéters des enfants qui vont reprendre le bateau pour rentrer à la maison. Allez Louloute,  on se motive, au boulot. 
Amalesh, que nous avons opéré il y a 48 h d'une grosse hydrocèle, a un volumineux œdème local qu'il faut drainer. Nous le descendons au bloc pour mettre une lame, il devrait être soulagé. Bobby, lui, est à fond, heureux des responsabilités que nous lui donnons. Ce matin il me prépare la rachi,  installe le vieil homme que nous allons opérer et lui explique les consignes pour la bonne position - bientôt, peut- être, il piquera la rachi tout seul - le tout avec un sourire rayonnant. Faudrait que  ma copine s'en inspire, ça serait plus sympa pour les patients. C'est au rythme d'un concerto de Bach que nous lançons le programme et que notre vieil homme au  visage anguleux se décompose et fait un énorme malaise vagal. Il a le teint tellement cireux qu'un court instant j'entrevois un cadavre et que c'est moi qui me décompose.  Oxygène et atropine aidant, lui et moi reprenons des couleurs, Bach joue toujours, Hughes opère, Isabelle aide et Bobby sourit,  imperturbable. Salle de réveil, oxygène,  perfusion et surveillance rapprochée, Sœur sourire fait toujours la gueule. C'est Mozart qui accompagne la fin du programme du matin. Réchauffé, perfusé, oxygéné, veillé par son fils, le vieil homme a repris figure humaine, moi aussi sans doute.
Rana m'appelle pour endormir une jeune fille de 20 ans à qui il tente de faire un pansement de brûlure; elle hurle et c'est juste insupportable, inacceptable. Il me dit qu'elle est hystérique, euh... t'es sûr ? Moi j'te dis qu'elle a très mal. Sous Kétamine, l'hystérique s'endort, le calme revient, Rana fait tranquillement son pansement. Je rejoins les autres pour déjeuner tandis que la pluie s'est violemment remise à tomber, balayant le pont où les patients tentent de s'abriter.

Retour au bloc pour constater la métamorphose du vieil homme. Ragaillardi, souriant, tonique, il mange une banane et des gâteaux, assis dans son lit, trônant comme le patriarche qu'il doit être. Il m'appelle pour me serrer longuement la main; demain il aura regagné sa maison.
Tous les patients de l'après- midi sont là, no souci. Entre deux, je monte dire au revoir à ceux qui s'en vont. Ils embarquent dans la coquille de bois qui va les ramener à terre et je ne sais pas si c'est plutôt triste ou plutôt gai de les quitter, un peu des deux sans doute. Une fois encore,  ces visages, ces sourires auront traversé ma vie et j'essaye de les engranger tous dans un petit coin de mon cœur. Le courant est très fort et la barque s'éloigne rapidement emportant vers leur destin toutes ces mains qui s'agitent. Fin du programme, j'ai mis un concerto de Mendelssohn.
La douche est la bienvenue même si, ce soir, elle est bouchée. En revanche, la pompe des WC est réparée, donc c'est youkoulélé.

Distribution des cadeaux restants, j'ai épuisé les peluches , les parfums, mais il reste quelques stylos, quelques colliers et des petites voitures pour les enfants. Je donne aux infirmières de salle de réveil tout mon stock d'échantillons de crème de soins et elles semblent ravies, car elles sont très coquettes et Sœur sourire se déride enfin, mais oui, il était temps. Nous gâtons aussi Bobby avec du thé, du café, des stylos.

Avant le dîner, Isabelle et moi appelons Salim dans notre chambre pour lui donner un petit billet, juste pour le remercier de son exceptionnelle gentillesse et de toutes ses délicates attentions. Et pour notre dernier soir il a préparé, parce qu'il sait que j'adore, des œufs au lait et ça, c'est vraiment la fête.

Et voilà, dernier soir sur le bateau, j'ai le blues comme à chaque fin de mission. Isabelle et moi nous attardons sur le pont pour dire bonsoir aux patients. Nous passons de l'un à l'autre car chacun est unique, chacun est important. Nous serrons les mains, caressons des joues rugueuses, échangeons des sourires et des éclats de rire, notre façon à nous de leur dire que nous les aimons. Demain, avant de quitter le bateau, nous prendrons le temps de leur dire au revoir, c'est important. Amalesh qui souffrait temps ce matin, a le sourire ce soir et répète ok, ok. 
Chacun s'enroule dans sa couverture et s'installe pour la nuit, nous quittons le pont.





Samedi 5 octobre

Et voilà, fin de mission, jour de départ, c'est toujours un peu triste. Grasse mat ratée, je me réveille à 5 h45 et je m'offre un petit tour en solitaire sur le bateau qui se réveille. Les patients s'étirent, plutôt pressés de ne pas se lever, le capitaine, en tête de proue, surveille l'horizon immobile, les marins se débarbouillent, font leur lessive; j'engrange les images et je descends déjeuner et... Salim me fait... un jus d'orange pressé !!! j'y crois pas ! ben si, j'le crois puisque j´le bois toute seule, en cachette et je file à la cuisine lui dire merci et lui faire un bisou.



Pas de programme ce matin, juste un pansement vite fait sous anesthésie. Alors, on traîne, on discute avec les uns et les autres, et le capitaine est fier de nous parler de son bateau, 35 personnes à bord, 50 mètres de long, propulsé par 2 gros moteurs de 600 chevaux. Est-ce qu'on veut savoir autre chose, ben... oui... euh... l'âge du capitaine par exemple... allez, j'rigole !
Salim nous sert le repas vers midi, mais je n'ai pas faim du tout et je grignote quelques grains de riz, juste pour lui faire plaisir. D'ailleurs j'ai un peu mal au ventre et ça, c'est sûr, c'est la tête, alouette!! Interdiction de porter nos sacs, le mien, pourtant, ne pèse rien. J'ai mis le plus petit dans le plus grand et comme je n'ai rien à rapporter, le rangement est vite fait. Salim prend mon sac, un marin la valise d'Isabelle et nous voilà propulsés sur le pont dans une indescriptible cohue où se mêlent, dans le désordre, équipage et patients. Derniers adieux , dernières photos, derniers bisous, nous montons, sous le soleil, dans la petite embarcation  qui va nous ramener à terre. Nous recomptons les sacs, ok, Rana et Salim montent avec nous. Sur la rive boueuse, c'est aussi le capharnaüm, cris et bousculade autour de ces étrangers qui font fonction de bêtes curieuses. Chargement du minibus et cette fois, vraiment, faut se quitter, notre long voyage a bien commencé.





3 heures de voiture, la pluie s'est mise à tomber, la voiture roule doucement sur une route partiellement pourrie où les ornières se creusent au rythme des hallebardes qui tombent. Rana a donné des consignes de prudence au chauffeur avant notre départ, il connaît les loustics; j'ai de nouveau mis mon ange gardien sur le coup, c'est son boulot, non ?



Aéroport de Jessore, presque 3 heures d'attente, on s'offre un nescafé au lait très sucré - de toute façon on n'a pas le choix - qui me donne envie de vomir, mais...pour 20 centimes... Embarquement, vol sans problème, l'avion de l'aller a été réparé ! Atterrissage à Dakha où nous retrouvons notre copain de Friendship qui nous aide à repasser en zone internationale. Enregistrement rapide sur Emirates, retard au décollage d'une petite vingtaine de minutes mais comme nous avons 4 heures d'attente à Dubai...
Isabelle et Hughes découvrent le duty free gigantesque et clinquant de Dubai aussi mouvementé le jour que la nuit. Notre avion pour Paris décolle à 4h30.



Dimanche 6 octobre

Retour maison, nos routes se séparent  comme elles se sont croisées, merci à Isabelle et Hugues pour cette belle mission et merci à Humaniterra pour la confiance qui nous est faite dans la prise en charge de ces patients du bout du monde.
Pour moi le retour a toujours un goût de trop court, un goût de trop peu, un goût d'inachevé, mais il restera toujours là-bas ou ailleurs des patients à soigner, des patients à aimer...