Vendredi 5
octobre 2012
En route vers la
Mongolie
Nouveau
départ vers la Mongolie, en ce matin de début d'automne où l'été s'attarde. Il
fait doux, partons-nous vraiment vers le froid? Bonne nouvelle, Air France
n'est pas en grève. Mauvaise nouvelle, l'avion est en panne.-"Suite à un
incident technique, le vol de Pau vers Roissy est retardé..." Et cet
incident technique va plomber ma matinée.
Quand je rejoins Didier et les autres à l'enregistrement de Turkish
Airlines, le dit enregistrement est déjà terminé, mais bloqué par Didier qui
m'attend. Il y a nos bagages perso et plus de 200 kg de matériel. Je suis
accueillie par une connasse qui gueule parce
que j'ose demander une place près de l'allée! -"Et si vous continuez,
je ne vous enregistre pas, l'avion est
plein!" -"Laisse tomber, poufiasse, tu m'as déjà enregistrée."
Alors on fait les comptes, 1 sac + 2 sacs + 12 sacs + quelques cartons = 2700
euros de surtaxe de bagages. C'est L'Oréal qui paye, merci Liliane. Un grand
black nous prend en charge et grâce à son badge - "bip bip" - les
barrières s'ouvrent par magie pour passer les contrôles de police et la douane.
L'embarquement est terminé depuis longtemps déjà quand nous montons dans
l'avion. Contrairement à ce que nous a dit l'autre connasse, les derniers rangs
du fond sont vides et nous nous y installons tous les cinq en nous étalant.
Nous cinq, ce sont Didier et moi, les vieux, François qui est chirurgien et qui
est déjà venu deux fois avec nous en mission, Delphine, sa sœur, infirmière,
1ère mission, et Eric, le kiné qui était avec nous en juin. Notre hôtesse
répond au doux nom de sœur sourire, une abrutie finie. Mais kesse konfout sur
cette compagnie turque? Sœur sourire, donc, visage figé, œil mauvais, a dû se
faire plaquer par son mec ou engueuler par la chef de cabine. Ce qui est sûr
est que son boulot l'emmerde et qu'elle nous le fait savoir. Elle ne sourit
pas, elle grimace, elle ne parle pas, elle aboie dans un très mauvais Anglais,
elle ne pose pas notre délicieux plateau repas, elle le jette et je la remercie
avec un grand sourire en la traitant de pauvre conne, ce qui ne sert à rien car
elle ne comprend pas le Français, mais ça me fait du bien. Après 4 h de vol, on amorce la descente, le
Bosphore scintille dans un ciel sans nuage, atterrissage à Istanbul. C'est
devenu un grand aéroport moderne avec duty free clinquant; on est loin de
l'aéroport pourri où je suis arrivée pour ma toute première mission au
Kurdistan il y a plus de 30 ans! 3 heures d'escale, on traîne, on boit un coup
et on embarque à nouveau sur un airbus de la merveilleuse Turkish Airlines.
Nous ne sommes pas au bout du sketch. Vol de 9 h 30, de nuit, avion plutôt
confortable, écran télé et steward souriant qui sert le repas gentiment. À mon
avis, celui-là, trop sympa, devrait se faire virer sous peu. Et en plein milieu
de cette douce nuit dans les étoiles, alors que nous avons enfin réussi à nous
endormir, les lumières s'allument brusquement pleins phares. Une douce voix
hurle qu'il nous faut nous lever, prendre tous nos bagages et descendre de
l'avion pour une "escale technique". Attendez, les gars, les filles, y
a un bug, on a mal compris ou c'est une blague pas marrante du tout. Mais comme
sur cette compagnie, y sont pas, mais alors pas du tout, marrants, ils haussent
le ton et on se retrouve tous complètement au radar, nos sacs sur le dos, nos
manteaux dans les bras, les yeux à peine ouverts, à trébucher dans un escalier
jusqu'à une salle glauque où nous sommes parqués avec interdiction de bouger,
les portes étant gardées par des soldats. Pour info et pour que vous n'y alliez
jamais, nous sommes à Bishkek, au cœur du Kirghizistan. 40' plus tard, retour
au bercail, on remonte l'escalier, on se réinstalle dans l'avion et on
redécolle. Il est du genre 2 h du mat mais avec le jet lag, je ne sais en fait
pas du tout quelle heure il est pour nous. Deux choses sont sûres : il fait
nuit et nous sommes crevés. Alors, histoire de rigoler un peu plus et pour
éviter qu'on se rendorme, on nous sert des œufs brouillés bien gras en nous
expliquant que c'est l'heure du breakfast.
La fin du vol est, comme les œufs, un peu
embrouillée. La fatigue aidant, chacun somnole comme il peut. Il fait déjà
grand jour et on n'y comprend plus grand chose au jour et à la nuit.
Atterrissage à Ulaan Baatar à 11 h - Paris + 6 heures - formalités de police
toujours un peu longues et récupération des bagages. Contrairement à la mission
de juin, tout est là, les 200 kg de matériel et nos bagages perso. Mais c'est
un difficile et violent bras de fer qui s'engage maintenant avec la responsable
des douanes : elle ne laisse RIEN sortir de l'aéroport en dehors des bagages
personnels. Je suis, moi, un cas particulier car il y a dans mes sacs de 30 kg
des médicaments et du matériel en plus des jouets pour les enfants et, accessoirement,
de vêtements de rechange, réduits certes au plus strict minimum, mais quand
même. Je tente le forcing, je mets mes 2 sacs sur un chariot et je pars vers la
sortie; elle me rattrape, me prend par l'épaule et avant de recevoir une baffe,
je fais demi-tour. Arrivée de Battorgil, directeur du service des brûlés et de
Sara, l'une de nos interprètes. Battorgil plane à 8000, on dirait que c'est lui
qui vient de faire 24 h de voyage. Sara négocie comme elle peut. Il n'y aura
aucune négociation possible, on nous pique TOUT et c'est aussi simple que
cela. Départ à l'hôtel, différent de
celui de juin qui était plein, mais qui avait le gros avantage d'être à moins
de 10' à pied de l'hôpital. Celui là est à 40', un peu loin, il faudra sans
doute y aller en voiture. Nous déjeunons sur place et prenons la route de
l'hôpital pour la consultation. Nous retrouvons Khisghee, la chirurgien chef
des brûlés, enceinte de 5 mois et un peu fatiguée. Consultation habituelle des
horreurs habituelles chez des petits brûlés aux séquelles invalidantes aussi
dramatiques qu'habituelles. Il y a plutôt moins d'enfants à opérer cette
fois-ci au niveau des séquelles rétractiles, par contre la visite dans le
service nous laisse découvrir une multitude de petits de moins de 3 ans, brûlés
aigus, et il va y avoir beaucoup de pansements à faire sous anesthésie. Nous
faisons le programme de la semaine, mais Khisghee propose de faire un break
demain et de commencer à opérer seulement lundi en caressant l'espoir de
récupérer nos sacs dans la matinée.
Nous nous donnons donc rendez-vous demain matin et rentrons
à pied à l'hôtel dans la douceur étrange de cette première soirée mongole. Je
suis bien, je voudrais déjà commencer à travailler.
Samedi 6 octobre
18h 15 : nous
venons de rentrer de l'hôpital après les consultations, 45' à pied de notre
nouvel hôtel, très bien, mais trop loin. Le wi-fi marche bien, c'est cool.
Ce soir douche, petit resto et demain on part voir des
bergers dans la steppe : mouton, lait de yak fermenté; on ouvre la mission avec
une journée gastronomique, on bosse après.
Tout est ok par ailleurs, la météo est printanière, il doit
geler lundi...
Dimanche 7 octobre
Journée de
break avant même d'avoir commencé à bosser ! Couchées à 21 h 30 - je
partage la chambre de Delphine, l'infirmière - nous nous endormons rapidement
et c'est la femme de ménage qui nous réveille en tambourinant à la porte, il
est 9 h 50 et nous avons dormi 12 h!!! Le rendez-vous pour le départ en balade
est fixé à 10 h, il nous reste 10' pour sauter dans nos jeans, nous laver les
dents, avaler un semblant de petit déjeuner - dommage, le buffet a l'air
somptueux! - et rejoindre, à l'heure, le reste de la bande.
Nous partons à
2 voitures, dans une circulation hallucinante, vers la steppe, chez des
éleveurs. Voyage toujours un peu long, chaotique et fatigant, qui nous amène
jusqu'à une yourte pour un traditionnel et douloureux repas mongol. La yourte
reste un lieu convivial et accueillant où le visiteur est un hôte qu'il faut
choyer selon la coutume mongole. Le lait de jument fermenté a un succès tout
relatif, les petits gâteaux au fromage mongol qui sentent juste le vomi n'ont
pas non plus un succès fou et sur la soupe bien grasse de mouton flottent des
yeux qui clignotent. Didier, gentil et prévoyant, a acheté des fruits secs,
quelques yaourts, du pain et de la Vache qui rit locale; tout est donc ok pour
moi. Il fait un temps radieux, presque chaud et nous profitons de ce dernier
soleil d'automne. Il doit geler demain.
Tandis que le
soleil baisse, le couple, en costume traditionnel, longue robe bleue pour elle,
rouge pour lui avec un chapeau, se dirige vers le troupeau pour la traite. Et
nous voilà, troupeau au milieu du troupeau, mélangés aux moutons, puis aux
chevaux et aux juments, pour recueillir ce fameux lait fermenté capable de
faire vomir un régiment entier. Il n'est que 15 h et pourtant nous commençons à
sentir la fraîcheur; je mets mon écharpe, les mains dans les poches, et nous
commençons les remerciements et les adieux avant de reprendre la route pour un périple
qui va durer plus de 3 h, la circulation devenant de plus en plus dense à
l'approche d'Ulaan Baatar.
À 19 h, vite
fait sous la douche avant de retrouver Titsgué, ma copine anesthésiste,
actuellement retraitée, qui nous emmène dîner au restaurant, offert par le mari
d'une de ses amies que nous devons opérer demain. Vaudrait mieux une prise en
charge sécu, ça lui coûterait moins cher d'autant que nous mangeons moyennement
bien. -"Non mais, t'arrête de gueuler quand t'es invitée? - ok, ok, je
mange et j'me tais."
Retour à
l'hôtel. Demain on bosse et on prie pour que Battorgil récupère tout le
matériel et accessoirement mes sacs. C'est marrant mais j'ai comme un petit
doute, on verra. Nous partons tous en taxi demain matin pour 8 h car les
médecins mongols ont un meeting avant de commencer la journée. Il est vrai que
l'hôpital est loin - 40' à pied - mais ça me paraît jouable en partant tôt et
en marchant bien, on est bien rentré à pied hier soir. Je verrai mardi matin.
Lundi 8 octobre
Nuit
moyenne, lever 6 h 30. Delphine, l'infirmière, a besoin de temps pour se
doucher et se maquiller...
Je monte seule
prendre mon petit déje peu avant 7 h, jus de fruit, mauvais yaourt car aux
fruits et mongol mais yaourt donc ok, pain-beurre-confiture, le bonheur.
Delphine arrive, puis Didier, je descends faire un brin de toilette, me
maquiller - pour les yeux, j'mets quoi c'matin ? plutôt tendance verte, non
bleue pour assortir mon maquillage avec mes yeux - me faire les ongles, un
p´tit coup de fond de teint et me voilà ok. Entassés à 5 dans un petit taxi,
nous arrivons à l'hôpital. Ça y est, il fait froid.
Namsré est mon
infirmière anesthésiste pour la semaine. Grand sourire, elle semble contente de
me retrouver et je la sens plus dynamique que sur les missions
précédentes.
Premier
enfant, 1 an, 12 kg, je fais la checklist de ce dont je dispose. Avec de la
kétamine et du propofol chinois, ça devrait aller. Cette petite fille a déjà
été perfusée 50 fois et j'ai du mal à la piquer mais c'est bon au 2ème essai.
Je l'endors, je l'intube, je trouve François pour l'installation, billot comme
ci, billot comme ça et nous commençons. Il n'y a pas d 'aide en salle et
Delphine dit qu'elle va s'habiller, je lui explique que c'est non. Ce sont les
chirurgiens ou les internes Mongols qui doivent s'habiller car on est là aussi
pour faire de la formation.
Didier vient
me chercher pour sauver des enfants en péril dans la pièce d'à côté. Une
chirurgien zélée fait, sans anesthésie, de gros pansements de brûlures à des petits
bouts qui hurlent de douleur. Jacques, je suis désolée de te dire que tout ce
que tu as tenté d'inculquer en juin sur l'analgésie pour les pansements est
passé direct aux oubliettes. Donc je recommence; je fais arrêter immédiatement
les pansements, d'autant que, dans le couloir, devant la porte, les 5 enfants
qui attendent hurlent aussi. Sous kétamine, le calme revient dans la salle et dans le couloir et les pansements s'enchaînent enfin dans la
sérénité retrouvée.
Au bloc, Jacques, on ventile toujours en oxygène pur, le
branchement sur l'air n'a pas été fait. Air ??? euh... barko...
Je réveille la
petite, sans souci, je la garde au bloc à côté de moi le temps qu'elle récupère
bien et j'endors la copine de Titsgué, notre ancienne anesth, actuellement à la
retraite, avec qui je suis restée amie. Changement de gabarit, 90 kg, elle a
une fracture du poignet mal bricolée dans un petit hôpital à la campagne et
c'est parce que c'est la copine de Titsgué que Didier l'opère, because rien à
voir avec Opération Sourire... Alors on débidouille le montage, on pique de
l'os sur la crête iliaque, on rajoute, on ajuste, on remet une plaque et
youkoulélé, v´là un poignet ké tout neuf. Et keskon dit à Didounet?
Sur la table à
côté, rachi chez une jeune adulte pour des greffes de peau sur la cuisse et là,
ma petite Delphine, bad news, ta copine Russe sévit toujours et forme son
fils!!! La cata annoncée, il ne sait même pas enfiler les gants sans faire de
fautes d'asepsie. Au secours!!!
La bonne nouvelle arrive de Sara, il semble que les
douaniers soient revenus à la raison et libèrent tout notre matériel et mes
sacs pris en otage. Tout devrait arriver dans quelques heures, info ou intox?
Tel Saint Thomas, je ne croirai que lorsque je verrai... En fait, je n'y crois
pas du tout...
15h, pas le
temps de déjeuner - les autres ont bouffé du poulet et des frites... bon, j'dis
ça comme ça puisque j'aime pas l'poulet...- je réveille, j'endors, j'ai
juste un peu de boulot et Battorgil, tranquille, fait des pansements et va
aller à l'aéroport... tout à l'heure... Mais tu te fous de la gueule de qui?
T'attends quoi? Que la douane soit fermée? Je dois vraiment avoir l'air furax
car il se fait remplacer pour les pansements et part avec Sara, notre
interprète, effondrée de constater son évidente mauvaise volonté.
En repartant
au bloc, j'entends de nouveau des enfants hurler! Même combat que tout à
l'heure, même femme chirurgien, mêmes pansements sans anesthésie sur un tout
petit qui se débat et hurle de douleur. Et dans le couloir, 6 enfants attendent
de passer à la gamelle. Alors là stop, on arrête de jouer ou je vais me fâcher
très très fort. Kétamine pour tout le monde et les pansements s'enchaînent de
nouveau dans la paix. Jacques, j'ai envie de pleurer et tu me manques
vraiment.
Au bloc, on
vient d'installer un alcoolo qui a été opéré d'un hématome sous dural et qui a
une volumineuse escarre du scalp. Enorme chantier sanguinolant pour faire
tourner un lambeau tandis que j'ai beaucoup de mal à le maintenir profondément
endormi; comme tout alcoolique qui se respecte, il consomme à toute vitesse
tout ce que l'infirmière anesth réinjecte. On y arrive quand même.
18h : le
dernier patient rentre en salle. 19 ans, brûlure électrique de la main gauche,
rétraction des doigts, il refuse l'ALR et je suis obligée de l'endormir. Didier
officie...
19h : Didier
est toujours sur la main, retour de Battorgil... sans les sacs!!! Il est arrivé
trop tard, le chef douanier était parti et on verra demain, je vais
l'étrangler... Sara qui l'accompagnait et se défonce pour nous est furieuse et
complètement découragée. Et pendant ce nouvel intermède, arrêt du respirateur
pour cause de panne d'oxygène! Je ballonne à la main pendant que Namsré appelle
un technicien de l'hôpital et tout rentre dans l'ordre au bout de 20 minutes. À
19h 45 je suis autorisée à entamer la descente; je coupe les gaz et j'attends
la question rituelle de Didier quand il a envie de se barrer. Elle arrive :
"Il est loin?". En fait le reste de l'équipe est déjà loin et, comme
d'hab, sauf quand tu es là, ma petite delf, je me retrouve toute seule avec
Namsré et les panseuses qui rangent la salle. Réveil, extubation et Didier, en
civil, me rattrape quand il me voit brancarder dans le couloir mon
gros bébé de 80 kg. -"T'as besoin d'aide ?" - "Non, non, ch´fais
juste prendre l'air au brancard!"
Bon, ça y est,
20 h passées, je suis décalquée mais finalement on a bien bossé. Resto direct à
La Route de la Soie, delf j'ai pris notre petite salade aux pousses d'épinard
qu'on partage et le risotto aux champignons ké trop bon.
Retour à
l'hôtel, je suis fatiguée et un peu triste. Battorgil se fout de nous et ça
bouffe mon énergie, et puis il y a eu trop de cris d'enfants, trop de larmes,
trop de douleurs, trop de peurs et je ne suis vraiment pas venue pour ça.
Jacques tu me
manques vraiment pour hurler stop à la douleur et je vais me battre pour
qu'aujourd'hui ne se reproduise pas demain. Et toi ma petite delf, tu me
manques pour ces moments de bloc que nous seules pouvons partager dans des
sourires et des regards complices qui n'appartiennent qu'à nous.
J'essaye de
continuer à écrire pour que vous ne manquiez rien et si j'étrangle Battorgil
demain, je demande au jury les circonstances atténuantes mais avec la
préméditation, je crois quand même que je risque perpète...
Mardi 9 octobre
Encore froid
ce matin quand nous faisons du stop pour arrêter le taxi qui nous emmène à
l'hôpital. Je me chope Battorgil d'entrée mais comme il ne parle pas Français,
il fait semblant de ne pas comprendre et me répète Sara, Sara. Mais je suis
sûre qu'il comprend le mot aéroport et
qu'il sait que je suis furax.
Je pars voir
les opérés d'hier et tout le monde est ok. Pendant le week-end, 6 jeunes ont
loué une chambre d'hôtel pour sniffer du gaz. L'un d'eux a allumé une cigarette
et fait exploser ses copains. 2 sont en réa, les 4 autres sont sur des lits,
dans le couloir, because plus de place dans le service, le visage et les mains
carbonisés, spectacle assez horrible, et merde... un bébé de 10 mois est mort
en réa cette nuit... et merde...
La première
petite princesse que j'endors ce matin a 11 mois. Fillette au regard apeuré,
blottie dans les bras de sa maman, elle devient, après l'injection de kétamine,
une poupée de chiffon que j'emmène au bloc dans mes bras. Une nouvelle
infirmière anesth bousille une belle veine du pli du coude, merci, mais je
réussis à piquer une toute petite veine de la main et j'entends -
"respect", c'est Didier qui regardait et que je n'avais pas vu, merci
chef. Endormie, intubée, je la protège des grosses pattes de François qui la
tire puis la pousse pour être bien installé. Tout doux François, elle est
petite et fragile.
Sur la table à
côté, une jeune anesth pique, à l'aveugle un bloc de bras puisque mes aiguilles
de stimulation sont toujours... à l'aéroport... Didier complète par une
anesthésie locale.
Il est 10 h, la salle est studieuse et coucou, qui voilà qui
voilou à la porte du bloc? Mon copain Battorgil qui cherche... qui cherche
quoi? Eh bien nos listes de colisage qu'il a... disons... égarées. Le premier
qui rit est muté dans le Kazakhstan!!!
Didier et
François terminent ensemble, mais je garde la petite un moment après
l'extubation pour être sûre de ne pas avoir de souci dans le service. En
l'absence de salle de réveil, je ne peux prendre aucun risque.
La suivante à
7 ans; terrorisée sur son brancard dans le couloir, personne n'arrive à la
calmer et je la passe en salle pour l'endormir rapidement. Une fois endormie,
nous défaisons les pansements. Elle est tombée il y a quelques jours dans de
l'huile bouillante et elle est très grièvement brûlée sur le ventre, les fesses
et les 2 membres inférieurs. Le spectacle agresse, l'odeur indispose, voilà la
vie de cette petite fille de 7 ans... Et nous partons pour un gigantissime
chantier de détersion puis de greffe, d'abord à plat dos puis à plat ventre.
Bilan des courses, 3 heures d'anesthésie, réveil sur table à la fin du pansement
d'une petite fille gelée à cause de l'inondation par l'eau des lavages.
À 14h, entre 2
grains de riz aux raisins, je demande à Saran d 'appeler Sara à l'aéroport. Me
croirez vous si je vous dis qu'elle est depuis 9 h ce matin devant le bureau
des douaniers qui sont en réunion? Battorgil l'a rejointe dans la matinée mais
personne n'est sorti leur parler. Non, non, ça n'est pas un sketch, c'est juste
une tentative ordinaire de dédouanement ordinaire d'une Opération Sourire
ordinaire. Je vais convulser... 15h: bloc terminé, les autres patients se sont
annulés parce que c'est mardi, jour de tous les dangers en Mongolie où il ne
faut pas se faire opérer car on risque de ne pas se réveiller. Donc exit la
petite de 2 ans dont la lèvre brûlée a cicatrisé de travers, déformant son
visage, exit la jeune épileptique de 18 ans brûlée aux 2 bras à la suite d'une
chute dans l'eau bouillante en convulsant, exit aussi un autre enfant de 2 ans
dont l'état s'est aggravé et qui est en réanimation.
Appel de Sara,
toujours à l'aéroport depuis ce matin. Tout est ok, les papiers sont signés, les
accords sont donnés, nos sacs vont être libérés MAIS car il y a un MAIS, le
douanier responsable de la clé qui ouvre la salle au trésor est parti avec la
dite clé........................
............................................................................................................................................
..................................................................................................................
Désolée, je viens de convulser en apprenant la suite de l'histoire : la clé est
retrouvée mais nous n'aurons pas nos sacs, il manque un papier non signé par le
ministère de la santé. Cette fois je suis au bord des larmes et le programme
étant terminé, je plante tout le monde et je rentre seule, à pied, à l'hôtel.
Si je fais le bilan des courses, Didier, Delphine et moi venons en Mongolie
depuis près de 10 ans, 2 à 3 fois par an, bénévolement, sur notre temps libre,
aider une population défavorisée en leur apportant un peu de technique,
beaucoup de matériel et une certaine dose d'amour. Depuis 1 an déjà, toute une
commande de MDM est bloquée par la douane mongole et toujours pas récupérée.
Cette fois, de nouveau, des douaniers zélés nous ont piqué dès notre arrivée
juste 200 kg de médicaments et de matériel médical, un détail. Dans la foulée,
ils ont aussi piqué mes 2 sacs perso et dans ces sacs il y a quoi? Quelques
médicaments et un peu de matériel, ok, mais surtout des dizaines de peluches
pour les enfants, des jouets, petites voitures, poupées, puzzles, des gâteaux
que j'ai faits avant de partir pour donner aux petits et que je vais pouvoir
jeter, des parfums et des bijoux pour le personnel de bloc et, très
accessoirement mes affaires perso. Et on me pique tout cela au nom de quoi? je
veux juste qu'on m'explique, je n'accepte pas l'injustice. J'appelle l'Ambassade de France pour demander
de l'aide parce que, cette fois, la coupe est vraiment pleine. J'explique la
situation, on doit me rappeler. 45' plus tard, j'ai mis le feu à l'Ambassade;
l'Ambassadeur lui-même a appelé le ministère de la santé et l'un de ses
conseillers a appelé les douanes et Battorgil. On commence à y voir plus clair.
Le ministère refuse la lettre que l'Ambassadeur propose de faire pour débloquer
la situation car il y a une procédure que Battorgil n'a pas suivie. Il doit
demander une "licence" au ministère de la santé mongole pour faire
rentrer en Mongolie tous nos médicaments et notre matériel. Cette
"licence" est le sésame qui ouvre toutes les portes fermées à clé et
depuis notre arrivée, Battorgil se fout de nous et nous mène en bateau car, me
dit l'attaché d'Ambassade, il ne l'a toujours pas demandée mais il doit le
faire... ce soir... demain... un jour... peut-être. Et voilà, nous sommes
otages de Battorgil pour une raison qu’il ne nous explique pas, mais qui semble
politique, d'après Sara, l'une de nos interprètes, car depuis les élections il
n'est plus en odeur de sainteté et risque de gicler de son poste de chef de
service. Les choses s'éclaircissent un peu, mais n'avancent pas du tout. Et
dans l'hypothèse où rien ne se débloque d'ici vendredi, il n'est même pas sûr,
version Ambassade, que je puisse repartir en France avec mes sacs.
Donc tout va
bien ce soir, je relativise, même si j'ai un petit coup au moral. Demain va se
lever sur un jour nouveau, d'autres priorités, d'autres enfants qui souffrent,
demain peut-être le sésame nous ouvrira la porte contre laquelle nous frappons.
Mercredi 10 octobre
Dîner japonais
hier soir, je déteste, mais avec un bol de riz c'est ok et les autres se
régalent. Il fait de plus en plus froid, - 7° hier soir, on annonce - 9 pour
vendredi, ce qui, pour la Mongolie n'est pas froid du tout, il faut juste se
réhabituer. Delphine me prête des gants, les miens sont... à l'aéroport. Départ
en taxi, comme d'hab, à 7 h 45, grand soleil mais vent glacial. J'aperçois
Battorgil en arrivant à l'hôpital, j'essaye de lui parler, mais il se sauve en
courant. Rien de plus à faire que d'attendre et d'espérer, j'ai le blues... Les
cris des enfants qui arrivent au bloc me remettent les idées en place. Il faut
consoler, câliner et puis endormir et surveiller pendant que les garçons
opèrent, pas le droit à l'erreur. En face du bloc, dans la salle de soins, les
pansements des petits s'enchaînent. Ouf! on vient me chercher pour les sédater
et tout se déroule dans le calme. Dans une salle plus loin, la Russe me demande
de calmer une femme brûlée à 80 % au cours d'une cérémonie chamanique. Je
n'arrive pas à avoir les détails mais, en dehors du visage, il n'y a plus un
intervalle de peau saine, c'est l'horreur. Avant d'injecter la kétamine, je
caresse sa joue et je l'embrasse, quitte à avoir l'air con, on n'en est plus à
ça près... Ses yeux tristes se ferment, elle s'endort, les hostilités peuvent
commencer... En revenant au bloc, je croise 2 des adolescents explosés à
l'hôtel, les mains et le torse bandés, ils ont l'air ailleurs, totalement défigurés,
bon début dans la vie...
Fin de
matinée: Didier est convoqué par le directeur général de l'hôpital de traumato,
patron de Battorgil. Il veut comprendre ce qui se passe dans son hôpital car
l'Ambassadeur de France est annoncé cet après-midi avec juste 10 personnes du
ministère de la santé. Y a comme de l'agitation depuis mon appel à l'Ambassade
hier soir. Retour de Didier au bloc. - "Ça bouge, t'as bien foutu la merde
!" Eh oui, et j'en suis fière, mais nous ne crierons victoire que lorsque
TOUS les sacs seront ici, dans le couloir de l'hôpital. Vers midi, c'est un petit garçon aux cheveux
longs que j'enlace pour l'amener au bloc; ses bras serrent mon cou, sa tête est
blottie sur mon épaule et il hurle dès que je le pose sur la table. Je demande
à l'infirmière anesth de lui faire un peu de kétamine dans la fesse et je le
berce jusqu'à ce qu'il commence à dormir. Je le pose maintenant sans cris, je
le perfuse avec un peu de mal et je commence l'anesthésie. Lui a une très grave
brûlure du thorax, du creux axillaire et du bras qui bloque son coude à 90
degrés. Départ avec François pour une longue histoire de lambeaux, de greffes
puis, avec Eric d'attelle de posture.
13 h 45:
branle-bas de combat dans les couloirs de l'hôpital, arrivée de l'ambassadeur de
France avec une cohorte de conseillers, du vice-ministre de la santé du nouveau
gouvernement avec une autre cohorte de conseillers, d'une équipe de télévision
et de plusieurs journalistes. Didier et moi sommes embarqués dans le flot avec
Sara, Battorgil, Khishgee, le directeur et plusieurs médecins de l'hôpital. Il
y a également un neurochirurgien, un radiologue et une kiné de l'hôpital
d'Orléans qui travaillent depuis plusieurs années en partenariat avec l'hôpital
de traumato. Je confie mon petit bonhomme à l'infirmière anesth en lui demandant
d'envoyer quelqu'un me chercher en cas de problème et je rattrape Didier.
Alors résumons
cette passionnante réunion. Pendant 30', en traduction simultanée, bravo les
interprètes, on se congratule, on se remercie, on se félicite de la fructueuse
collaboration franco-mongole, le vice-ministre mange des bonbons, l'Ambassadeur
regarde sa montre toutes les 5', la télé filme et on sonne la fin de la récré.
Avant de se quitter, photo de famille, bye bye et à bientôt...
Je me
précipite sur l'Ambassadeur qui est déjà à la porte - "Et nos sacs ? - Ne
vous inquiétez pas, on fait le maximum." Parole d'Ambassadeur... À cet
instant précis, j'hésite: je hurle? je pleure? je me roule par terre ou je
prends le vice-ministre pour taper sur l'Ambassadeur?
Ils sont déjà
tous barrés et je me retrouve seule, comme une conne après cette réunion
ambassado-ministérielle avec le sentiment amer d'une séance de guignol qui n'a
servi à rien. Même sentiment chez Sara, notre interprète. Et maintenant, on
fait quoi? Vous allez rire; on attend que Battorgil recopie - cette nuit, nous
dit-il - sur le formulaire du ministère de la santé via internet les 20 pages
du listing MDM de matériel et de médicaments avec les références du fil
truc muche, de la sonde truc chouette et du redon machin chose. Demain matin il ira, nous dit-il, chercher LA
licence, LE sésame et moi je suis sûre que demain, comme aujourd'hui, il ne se
passera rien.
Je repars au
bloc, le cœur gros, mais je souris à toutes les mamans qui dans le couloir
serrent dans leurs bras leur enfant brûlé enrobé de pansements. Il me reste 2
jours pour continuer à me battre.
Au bloc, pas
de souci en mon absence; je me remets aux manettes et ça n'est que 5 heures
après l'induction que je réveille mon petit garçon aux cheveux longs tandis
qu'Eric posture son bras à 90 degrés avec une attelle un peu sophistiquée. Sur
la table à côté, Didier déplie les doigts brûlés d'une jeune fille de 18 ans
dont les doigts de l'autre main ont été amputés. Nous finissons tous peu avant
18 h; la maman du petit attend toujours devant la porte du bloc et ne se
départit pas de son sourire quand je lui rends son fils. - "tsouguéro = il
va bien". Je l'accompagne dans la chambre pour bien vérifier
l'installation, elle sourit toujours, à qui? à quoi? à lui? à moi? à la vie?
peut-être, qui sait?
Eric et moi
décidons de rentrer à pied; les flemmards prennent un taxi, mais il y a
tellement de circulation que nous arrivons ensemble à l'hôtel.
Ce soir, échec
de dîner au resto indien, pas de place, on ira demain. On se rabat sur un
italien, au décor kitsch mais à la cuisine délicieuse, le Marco Polo,
Delphine, où nous passons une excellente soirée, riche en éclats de rire
permettant d'évacuer le stress de la journée.
Demain est un autre jour. Sésame ouvre toi?
Jeudi 11 octobre
Grand soleil
sur Ulaan Baatar ce matin. Il filtre derrière le rideau à 6 h 30 pour me faire
signe de me lever même si j'aimerais
bien traîner un peu au lit. Allez Amaiiiii, tu te motives, tu sors de dessous
la couette et tu te lèves. - "Mais euh... c'est pas les vacances
?" Je descends au petit déje où
j'arrive, comme d'hab, la première et là je joue, comme chaque matin, à mon jeu
favori : piquer le maximum de trucs pour porter à mes copines du bloc dont le
petit déjeuner est plus que frugal. De jour en jour, la logistique s'améliore.
J'ai des petits sacs plastique dans les poches où je stocke des petits pots de
confiture aux parfums variés, des petites barquettes de miel et quelques
plaquettes de beurre. Ce matin, je prends même 2 bananes et 3 yaourts et je
fais ensuite une OPA sur les tartines de pain frais que j'enveloppe dans une
grande serviette blanche que je pique... euh... que j'emprunte sur la table
voisine. Reste à sortir de la "cantine", euh... du restaurant... le
plus discrètement possible. Les poches gonflées par mon butin, les tartines
coincées sous mon pull qui me donnent une poitrine opulente, je marche vers la
sortie, je souris aux serveurs,
-"Bayershla,
bayersteï" "merci, au revoir", ça fait couleur locale et je
dégage vers l'escalier que je dévale en courant. Dans la chambre, c'est le sac
prévu pour donner le linge à laver qui me sert de cabas; j'en pique un chaque matin,
j'en retrouve un nouveau le soir. Eh oui, moi, chuis comme ça, je lave, je lave
du linge que je n'ai pas puisque je suis réfugiée.
Devant
l'hôtel, on fait du stop, un particulier s'arrête pour se faire 3 sous et on
s'entasse à 5 dans une voiture pourrie, moi sur les genoux d'Eric.
-"Tchiguérré, tchiguérré" = tout droit, tout droit et puis
-"Dzoom" = à gauche et je me retrouve la tête écrasée contre la vitre
latérale, je devrais survivre. Ces trajets en taxis illégaux, coutume courante
ici, permettent d'améliorer l'ordinaire des particuliers que l'on paye en
liquide. 3000 tougriks pour l'hôpital (1 euro = 1760 tougriks), 5000 le soir
pour aller en ville. L'essence coûte 1500 tougriks le litre. OK j'en rapporte,
à c'prix là, on va quand même pas se priver !
À l'arrivée à
l'hôpital, c'est la fête au bloc et les panseuses se régalent du petit déjeuner
de l'hôtel. J'ajoute que je ponctionne aussi chaque soir les petits sachets de
thé , café, sucre que je trouve dans la chambre, sur un petit plateau près de
la bouilloire. Et qui je vois au bout du couloir? Mon ami Battorgil qui
m'annonce ses premiers mensonges de la journée : il a travaillé toute la nuit,
il part au ministère de la santé et il m'emmène cet après-midi à l'aéroport
chercher les sacs. Une heure après, il est toujours là, j'envoie Sara lui
botter le cul. Mais il ne peut pas partir, il a besoin tout de suite de notre
CV à Didier et à moi. Tu rigoles, garçon, on te l'a déjà envoyé 5 ou 6 fois et
puis, tu sais, ni Didier ni moi ne l'avons dans la poche, alors tu vas faire
sans...
Allez, fini de
rigoler, début du bloc. Otgongargal, ravissante fillette de 5 ans, attend sur un
brancard, lovée dans sa couette, serrant très fort la main de sa maman. La
séparation est douloureuse, mais j'ai un joker : une poupée Barbie, déguisée en
infirmière de bloc, que Delphine, notre infirmière mais qui bosse en fait dans un
labo pharmaceutique, a récupéré sur un stand lors d'un congrès. C'est le seul,
l'unique cadeau dont je dispose actuellement, le reste est... à l'aéroport. Les
larmes sèchent, un pâle sourire revient, je la roule jusqu'au bloc et je
l'endors. C'est Didier qui joue pour déplier la jambe rétractée par la brûlure,
faire des plasties en z et un lambeau.
Sur la table
d'à côté, François attaque, sous rachi, la couverture d'une volumineuse escarre
sacrée.
Battorgil
réapparaît tout sourire. Il devrait avoir la licence en début d'après-midi. En
pratique nous partons à 14 h, Battorgil, Sara et moi, pour 1- récupérer la
licence au ministère de la santé 2- récupérer les sacs à l'aéroport. Rien n'est
gagné, j'attends, j'espère, je ne crois en rien pour l'instant.
Une multitude
d'enfants tout petits s'entassent dans le couloir devant la salle de
pansements; il en sort de partout dans les bras des mamans. Les uns hurlent,
les autres tètent le sein, celui-là somnole sur une épaule rassurante. Toutes
les mères ont le regard triste et on sent qu'elles s'entraident, qu'elles se
soutiennent dans cette équipe de mamans d'enfants brûlés, gravement
traumatisés. Nous, on s'organise; je pique la kétamine dans le couloir et les
cris redoublent, mais une quinzaine de pansements s'enchaînent ensuite dans le
calme sur les petits corps endormis. Les horreurs succèdent aux atrocités; des
mains, des pieds, des jambes, des visages, seuls ou en association, sont
mutilés, écorchés, défigurés. On lave, on frotte, on essuie, on barbouille de
marron, de violet, de vaseline, il n'y a plus de tulle gras depuis 2 jours, il
est... à l'aéroport... Mais il faut faire quand même, couper des compresses,
bricoler, inventer, imaginer des solutions palliatives avec des produits
chinois qui traitent tout... sauf les brûlures. Alors l'un des jeunes très
gravement brûlé de l'explosion du week-end, repart du bloc comme il y est venu,
gémissant sur son brancard, sans pansement refait pour matériel
"barko" = il n'y en n'a plus. Et voilà le résultat des pitreries de
Battorgil, on ne peut plus travailler. Demain peut-être...
C'est vers 13h
que j'endors une petite fille de 5 ans que sa maman vient de courser dans le
couloir et que nous devons opérer d'une syndactylie; elle a 3 doigts qui sont
restés collés à la naissance. Pendant que Didier l'opère, Battorgil annonce
qu'il a LA licence et qu'il faut partir au ministère de la santé la récupérer.
Je ne sais pas si je dois me réjouir, je m'efforce d'espérer. Surtout je ne
peux pas partir car je ne peux pas laisser la petite sans anesthésiste. Sara
part avec Battorgil et m'appellera de l'aéroport. Fin de l'anesthésie, réveil,
la maman, décomposée, attend toujours devant la porte du bloc. Je sors la
rassurer et je ramène la petite dans son lit qui est, en fait, un matelas posé
par terre dans le couloir car le service est plein.
Les autres
sont partis; j'attends un appel de Sara qui doit me confirmer - ou non - la
récupération des sacs à l'aéroport. Si c'est oui, j'attends son retour à
l'hôpital pour tout ranger, si c'est non... Si c'est non... Je réfléchis... Mais
ça va être oui, non ???...
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Eh ben, c'est non et je viens de convulser à nouveau........
Alors cette fois, tout nickel: le ministère de la santé ok, la
"licence" ok, les douaniers ok pour confirmer que tout est ok et même
la clé de la porte ok. Ben alors ? me direz vous. Ben alors, pour avoir
l'immense privilège de récupérer tout notre matériel d'une valeur de plus de
7000 euros, sur lequel la Turkish Airlines a ponctionné 2500 euros
supplémentaires pour nous autoriser à le mettre en soute pour son vol pourri,
la douane mongole nous demande maintenant la modique somme de 1700 euros, non
mais kedale, juste une petite taxe. Alors là pouce, on arrête de jouer, on pose
nos billes et on s'en va. Faut que j'vous dise quand même aussi, que le fret
bloqué à Ulaan Baatar depuis un an bénéficie, en plus des taxes non payées
jusqu'à ce jour, de frais de gardiennage qui s'élèvent actuellement à 3000
euros; je pense qu'on a mis nos cartons dans une suite du Hilton pour qu'ils
soient très bien gardés!
Sara
découragée, après m'avoir annoncé la bonne nouvelle, rentre chez elle et moi
j'appelle immédiatement l'Ambassade. Je raconte que 15 enfants ont eu
aujourd'hui des pansements pourris pour cause de fret séquestré. Silence au
bout du fil... L'attachée d'ambassade aurait-elle fait un malaise? ..... -"C'est
embêtant"... - "oui, comme vous dites, c'est embêtant, d'autant que
demain on ne pourra faire aucun pansement. Merci de prévenir Monsieur
l'Ambassadeur de ces petits embêtements." Retour à l'hôtel, je retrouve
Didier à qui je raconte mais, à ce stade, nous, les French doctors , on ne peut
plus rien faire. On s'est, je crois, donné beaucoup de mal pour tout gérer de
front. On a, j'en suis sûre, dépensé beaucoup d'énergie pour tenter de sauver
la situation. Acceptons l'échec, c'est à Médecins Du Monde de prendre la main.
Moi je préviens Didier que je n'irai pas au bloc demain matin. Sara m'emmène à
l'aéroport pour tenter de récupérer mes sacs en enlevant, s'il le faut, les
médicaments et le matériel médical. Au moins je pourrai donner tous les jouets aux
enfants et distribuer les bijoux et les parfums.
Ce soir, je
suis triste de cette situation injuste où nous nous sentons abandonnés. Nous
apprenons qu'à Khvod où Didier et moi devions partir, 50 patients nous
attendent encore...
Vendredi 12 octobre
Temps gris ce
matin et pas de rayon de soleil pour me réveiller. Il a neigé cette nuit et
quelques petits flocons continuent à voler doucement juste pour nous rappeler
que l'hiver n'est pas loin. Je suis fatiguée mais c'est juste l'accumulation
d'un trop plein d'énergie dépensée inutilement. Petit déje avec Didier; on va
mettre la pression sur MDM en annonçant qu'on arrête les missions. Ici, nos
interprètes et le staff local nous supplient de revenir. Les copains partent à l'hôpital, Sara vient
me chercher, direction l'aéroport. Il fait un froid polaire, le vent est
glacial. À 9h, je rappelle l'Ambassade; je veux que l'Ambassadeur mouille sa
chemise avec nous et appelle la douane pour faire lever les taxes mais... c'est
difficile... il ne peut pas... les douanes, c'est compliqué.... Bon ben, merci
pour les enfants qu'on ne peut plus soigner. À l'aéroport, on rencontre 2
nénettes de la douane, l'une souriante, négociation peut-être jouable, l'autre,
tailleur bleu marine strict, lunettes d'écaille, regard dur, visage fermé, il
va falloir jouer serré. On nous emmène par une porte métallique dans un grand
hangar que nous traversons et puis derrière une 2ème porte en fer, je découvre
nos sacs entassés. Je récupère les miens et elles me demandent de vider le
matériel médical et les médicaments. Je fais semblant de chercher, je prends
mon temps; je sors des poupées, des peluches, des petites voitures... Tiens,
deux sondes d'intubation! Confisquées dans un grand sac plastique ! Des
chaussettes, une polaire... Tiens, des petits robinets pour les perfusions!
Confisqués dans le grand sac plastique! Des colliers, des parfums... Tiens, des
pansements pour fixer les cathéters! Confisqués dans le grand sac plastique! Je
continue à faire preuve de mauvaise volonté et je dis à Sara de leur demander
si elles ont des enfants; elle ne veut pas traduire, j'insiste. Je lui demande
maintenant de leur faire imaginer leur situation de maman avec un enfant
gravement brûlé que les médecins français ne peuvent pas soigner parce que leur
matériel de pansements est séquestré à la douane. Pas de réponse immédiate,
elles se regardent et finissent par dire à Sara que je peux prendre de quoi
faire les pansements. J'escalade la montagne de sacs, je les ouvre dans le
désordre et je finis, non sans mal, par trouver des plaques de gélonet et des
rouleaux de pansements dont nous avons tant besoin. Dans le capharnaüm général,
je ramasse par terre le grand sac plastique où elles ont mis mes affaires, je
le remets dans mon sac, je ferme tout et on se casse "Bayersteï,
bayershla", au revoir et merci. Dans ce sketch ridicule, je sauve tout,
elles ne m'ont piqué aucun médicament et j'ai récupéré tout mon matériel.
Retour à
l'hôpital. Didier vient d'envoyer un texto à MDM - Opération Sourire; le ton
est courtois mais ferme; - "C'est juste le début" me dit Didier. Dans
les couloirs et au bloc, je sens comme une certaine fébrilité, pour ne pas dire
un certain énervement. Il y a plus de 30 pansements de petits à faire et rien
pour les faire bien! Cool les gars, les filles, j'ai la marchandise. Mais Didier
me demande en même temps de sédater ces 30 petits à la chaîne et d'endormir un
grand brûlé - troisième degré visage, crâne et les 2 membres supérieurs - que
je ne sais même pas comment intuber. Alors: 1- je bois un café vite fait, 2 -
j'expédie l'anesthésiste mongole aux pansements des enfants, 3 - je me colle à
l'intubation difficile pour l'anesthésie du grand brûlé. Tous les jouets sont
rapidement distribués, les filles du bloc dévorent le gâteau qu'elles trouvent
dans mon sac et se partagent - oserais-je écrire s'arrachent? - tous les bijoux
et les parfums que je leur ai apportés.
L'après-midi
se déroule à un rythme effréné; je me sens aspirée par un tourbillon où je
cours du bloc à une 2ème salle de pansements en ayant l'impression de ne rien
faire correctement. Le café de 15h, accompagné d'un délicieux yaourt que m'a
acheté Khishgee, est un break salutaire dans cette course de tarée. Titsgué, ma
copine anesthésiste, débarque aussi pour récupérer son amie que Didier a opérée
lundi et qui va très bien et j'ai le bonheur de voir arriver Otron, mon
ancienne infirmière anesthésiste qui ne travaille plus chez les brûlés, les bras
chargés de cadeaux. Plusieurs patients arrivent aussi pour nous remercier avec
une yourte en feutrine, un portefeuille, une pochette brodée, un pull en
cachemire... À chaque mission, on se fait une nouvelle collection; ma petite
delf, je te garde quoi?
Puis vient le
temps, toujours un peu douloureux, de se séparer. Les moments partagés sont
intenses et les adieux un peu tristes, nous en avons l'habitude. Mais cette
fois nous les laissons dans une situation difficile puisqu'en dehors des
antalgiques que j'ai pu sauver, nous ne leur laissons RIEN pour travailler. Au
bloc, je n'en finis pas d'embrasser toutes les filles qui ont déjà enfilé bagues,
colliers et bracelets et qui veulent me faire boire de la vodka et manger du
fromage. Euh... comment vous dire? je n'ai ni faim ni soif, tout va bien,
merci.
Retour à
l'hôtel pour ranger, pas grand chose en fait en dehors des cadeaux. Ce soir,
comme chaque fin de mission, nous dinons avec nos interprètes et les chirurgiens
des brûlés. Battorgil dit qu'il ne vient pas parce qu'il a honte, sans
commentaire...
Dîner dans un
restaurant sans intérêt, bruyant, bourré d'expats, assez cher et pas très bon.
Mais l'essentiel est ailleurs, être ensemble, partager ce moment hors hôpital
et ce repas franco mongol de fin de mission est devenu un rituel. Didier n'est
pas très en forme, fatigué et déçu de n'avoir pas pu régler les problèmes de la
semaine qui pénalisent avant tout nos petits brûlés; il dit qu'il est amer.
J'essaye moi de voir le travail accompli, les soins donnés aux enfants et, même
si ma tête résonne encore de leurs cris, mon cœur rapporte, comme toujours, ces
sourires qui m'accompagneront jusqu'à la prochaine mission.
Dimanche 14 octobre
Voyage de
retour long et fatigant hier, même escale à Bishkek et arrivée à Roissy dans la
nuit nous obligeant à dormir à l'hôtel. Petit déje aux aurores ce matin avec
Didier, derniers moments de complicité avant de nous séparer.
Dans le vol
qui me ramène vers Pau... Toujours ce sentiment étrange de trop peu et déjà
cette envie de repartir... ce mélange de tristesse de ce que je laisse et de
bonheur de ce que je retrouve... mais je mesure surtout ma chance de pouvoir
continuer à faire de la médecine humanitaire...